Extrait du Journal officiel de la République française
du 29 Novembre 1902
DISCOURS
PRONONCÉ PAR
M. H. WALLON
SÉNATEUR INAMOVIBLE
SÉANCE DU SÉNAT DU 28 NOVEMBRE 1902
PROJET DE LOI
TENDANT A RÉPRIMER LE FAIT D'OUVERTURE OU DE TENUE
D'UN ÉTABLISSEMENT CONGRÉGANISTE
SANS AUTORISATION
M. le président. La parole est à M. Wal­lon.
M. Wallon. Vous trouverez, messieurs, que je deviens, bien sur le tard, un habitué de la tribune; j'use et j'abuse de mon reste. Mais aussi pourquoi suis-je amené à défen­dre, contre les coups qui les menacent, les libertés qui me sont le plus chères : hier la, liberté de l'enseignement supérieur, au-
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Qu'une dame, voyant les enfants d'un village dans l'impossibilité d'aller à l'école publique la plus voisine, ouvre une école en y appelant pour la diriger une personne munie des certificats de capacité et de mo­ralité nécessaires;
Qu'un chef d'industrie ouvre dans les mêmes conditions une école pour les en­fants de ses ouvriers ;
Si c'est un frère, si c'est une sœur qui en est chargé, c'est un établissement congré-ganiste.
Qu'il y ait, dans une commune éloignée du chef-lieu de canton, des malades, des infirmes; et qu'une personne charitable éta­blisse, je ne dis pas un hôpital ou un hos­pice, mais un simple dispensaire, sous la direction d'une personne munie des certifi­cats requis : si c'est une sœur, c'est un éta­blissement congréganiste.
Et c'est le projet de loi qui le dit : « que cet établissement appartienne à la congré­gation ou à des tiers, qu'il comprenne un ou plusieurs congréganistes... »
Et il pourra se trouver ici même d'émi-nents juristes, répondant à notre stupéfac­tion par un brocard d'une brièveté fou­droyante : Hiñan in ioto, totum in uno, un en tout, tout en un! (Très bien! à droite.) Ils jugeront même qu'il faut se défier davan-
jourd'hui la liberté de l'enseignement pri­maire, demain la liberté de l'enseignement secondaire, la liberté de conscience dans tous ces projets de loi! L'addition proposée à la loi du 1er juillet 1901 intéresse tout à là fois les hospices et les écoles. Pour abréger ma tâche et ménager votre temps, je' lais­serai les hospices à un collègue plus com­pétent que moi, et je me bornerai aux écoles qui sont d'ailleurs plus menacées.
Au début de la discussion de la loi sur les associations, parlant contre l'urgence, j'ai dit que j'y voyais le premier acte d'une 'guerre déclarée à la religion catholique.
M. Hervé de Saisy. Ce n'est que cela!
M. Wallon. Les articles votés contre les congrégations l'ont bien prouvé ; mais cela n'a point paru suffisant, et le projet de loi actuel « tendant à réprimer le fait d'ouverture ou de tenue d'un établissement congréga-niste sans autorisation » vient compléter un article que l'on pouvait croire déjà excessif.
Sous prétexte que les délits prévus man­quaient de sanction suffisante, on invente des délits nouveaux pour leur trouver des peines.
Qu'est-ce qu'un établissement eongréga-niste? On peut croire que c'est un établis­sement fondé par une congrégation et pas autre chose. On se trompe.
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tage de cet établissement congréganiste composé d'une seule personne, attendu que la congrégation, ne mettant qu'une seule personne en un lieu, peut essaimer plus abondamment! Quel est le virus infectieux dont on redoute l'empoisonnement pour la jeunesse? L'esprit des deux saints amis du peuple que la France, au grand siècle de notre histoire moderne a donnés à l'Eglise et à l'humanité : Vincent de Paul et Jean-Baptiste de la Salle. (Très bien! 1res bien! à droile.)
Je viens de montrer à quelles inquali­fiables extrémités on arrive dans ce sup­plément à la loi du 1er juillet 1901. Puis­qu'on n'a pas pris l'avis de M. Waldeck-Rousseau sur l'interprétation de sa loi avant qu'il eût quitté la France, demandez-lui, à son retour, ce qu'il pense de l'appli­cation qu'elle a reçue et des additions qu'elle aura subies. Pour vous répondre, il n'avait pas besoin d'aller jusqu'en Egypte consulter le grand Sphinx. (Rires à droite et au centre.)
Pourquoi nous faut-il des écoles libres et dans quel esprit s'ingénie-t-on à en entraver la création et le développement?
L'urgence de cette nécessité pour les ca­tholiques ne date pas de très loin.
Avant les lois scolaires, les écoles publi-
ques et les écoles congréganistes vivaient en paix; il n'y avait entre elles qu'une ému­lation qui était à l'avantage des unes et des autres. Les congréganistes se partageaient même avec les laïques les écoles primaires des communes, et, ministre, j'ai vu, en 1875, dans ma visite aux écoles de Rouen, les frères de la doctrine chrétienne occuper l'é­cole normale primaire de la Seine-Inférieure.
Il en était de même à Beauvais, à Auril-lac, à Quimper : c'étaient eux qui, dans ces écoles, formaient les instituteurs publics pour le département tout entier. Le gouver­nement de Juillet et l'Empire, la seconde et la troisième République avaient maintenu cet état de choses. Les frères se sont retirés d'eux-mêmes de ces écoles normales à une époque où, sans doute, ils n'auraient pas tardé à être remerciés, à l'époque des lois de laïcisation.
Les choses allaient bien changer alors.
Depuis que, sous prétexte de neutralité, on a banni tout sentiment religieux des écoles primaires, interdit tout ce qui peut réveiller la foi, décroché des murailles et jeté au rebut le crucifix, supprimé l'his­toire sainte, à tel point que les enfants conduits dans les musées ne savent plus rien du plus grand nombre des tableaux qu'ils y voient, on n'a plus vu seulement
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fidèles de Rome. (Rom. xn, 1). Ce propos a donc le grand tort de méconnaître le carac­tère des communions chrétiennes ; et ce n'est pas propos de table, il n'a pas été inspiré par « la chaleur communicative d'un banquet ». (Sourires à droite.) D'abord, je ne me figure pas le garde des sceaux cédant à une pareille inspiration; et puis ce n'est pas dans un banquet qu'il l'a tenu : c'est à l'inauguration d'une école maternelle, en présence de M. Léon Bourgeois, président de la Chambre des députés qui siégeait à ses côtés. M. le garde des sceaux visait sur­tout l'Eglise catholique, puisqu'il faisait allusion aux écoles congréganistes ; mais il nommait les chrétiens, et toutes les com­munions chrétiennes, je dis même, toutes les religions sont solidaires, puisqu'il par­lait de foi ; toutes y ont un intérêt plus ou moins prochain, comme le dit le poète :
Nam tua res agitur paries quum proximus ardet.
En français :
Il s'agit de toi
OU
Ces' affaire à toi Quand ton voisin brûle.
Quoi qu'il en soit, ces paroles ont été loyalement reconnues exactes et elles n'ont pas été désapprouvées. En se référant à la
dans l'enseignement congréganiste un rival, on l'a traité en ennemi. Qu'est-ce autre chose, en effet, qu'un ennemi dans le lan­gage du Gouvernement et dans les lois qu'il nous propose?
Et ce ne sont pas uniquement les con-gréganistes que l'on veut proscrire. Ceux qui sortent de leurs écoles chrétiennes sont signalés comme déchus du rang de citoyen. {Mouvement.) Il y a eu à cet égard des pa­roles regrettables. On les a citées à la Chambre des députés et il faut bien que je les rappelle, car elles se rapportent essen­tiellement à la question présente.
Opposant l'école laïque à l'école congré­ganiste, vous avez dit, monsieur le garde des sceaux : « Avec la foi on fait des chré­tiens, mais aussi des sujets, avec la raison, des citoyens. »
L'honorable M. Aynard a relevé ces pa­roles à propos de l'opposition de sujets et de citoyens donnés comme produits natu­rels des écoles chrétiennes et des écoles laïques. Permettez-moi de ne pas accepter davantage le conflit que vous prétendez établir entre la raison et la foi. Toute religion a pour base la foi, et la religion chrétienne n'a pas seulement la foi pour base, elle s'appuie aussi de la raison : ratio-nabile obsequium vestrum, a dit l'apôtre aux
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théorie parlementaire de M. Combes sur la compétence ministérielle et la prérogative du président du conseil, on pourrait dire que le Gouvernement tient en médiocre estime les cultes reconnus par l'Etat. Je me borne à en conclure que nous ne pouvons guère compter sur lui pour l'éducation religieuse de nos enfants et que c'est à nous à y pour­voir. C'est pourquoi nous voulons avoir nos écoles, et j'en trouve une nouvelle raison dans un fait qui peut faire mettre en ques­tion les lois scolaires sur deux points capi­taux : la neutralité et l'obligation. (Très bien ! très bien!)
J'ai reçu il y a peu de jours par la poste, et vous avez pu, messieurs, recevoir comme moi, une petite brochure qui a pour titre Calhéchisme laïque (extrait de l'ouvrage le Dressage des jeunes dégénérés). Les trois pages qui servent d'introduction semblent inspirées d'Helvétius et du baron d'Holbach. On y voit, avec l'éloge des deux fameux athées, une grossière attaque contre le fond du catéchisme catholique. Le caté­chisme proprement dit me paraît repro­duire avec quelques recommandations pra­tiques de propreté, de bonne tenue, les pré­ceptes de la morale chrétienne. Je ne me plains pas de ce que j'y trouve ; je me plains de ce que je n'y trouve pas. J'y trouve, après
quelques définitions générales, les devoirs envers soi-même, les devoirs envers la famille, les devoirs envers le prochain, rien des devoirs envers Dieu. Ensemble, les com­mandements de la morale en forme de commandements de Dieu, du décalogue, mais rien de Dieu. J'en conclus — et tout le monde en conviendra — : ce n'est pas un catéchisme laïque, c'est un cathéchisme athée.
Ce catéchisme est-il approuvé ? est-il ad­mis dans les écoles ? je dis que l'école où. il serait admis est une école athée, et'le devoir de tout père de famille qui n'est pas athée, qu'il soit catholique, protestant ou juif, est de refuser d'y envoyer ses enfants. (Très bien! très bien!)
Je suis très éloigné de soupçonner nos instituteurs de partager ces idées ; je crois même le contraire pour la masse ; mais je crains qu'un certain nombre n'en aient subi l'influence ; et c'est pourquoi, si vous voulez que la loi scolaire d'obligation soit obser­vée, il faut que nous ayons le droit d'avoir des écoles libres où nous soyons sûrs des sentiments chrétiens du maître. La neutra­lité proclamée est suspecte ; laisser ignorer Dieu à un enfant, c'est en tarir la notion dans son âme. La première chose à lui en­seigner, c'est qu'il y a un Dieu ; c'est la
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mère qui le lui apprend, et l'instituteur n'a pas le droit d'effacer de l'esprit de l'enfant ce premier enseignement de la famille ; son devoir est de le fortifier, au contraire. Le Pater, cette prière divine, loin d'être inter­dit dans les écoles, devrait figurer partout en tête de l'enseignement, car ce ne sont pas seulement les chrétiens qui le disent, ce sont les musulmans eux-mêmes qui peu­vent le dire sans renier leur foi.
Mais la neutralité dont on a fait une loi est-elle observée dans les écoles publiques?
On le prétend ; je voudrais en avoir l'assu­rance ; malheureusement, il y a plus d'un sujet d'en douter.
Dernièrement, dans un quartier de Paris, un enfant rentrant chez lui de l'école en­tend sa mère s'écrier : « Mon Dieu ! mon Dieu ! » il lui dit : « Pourquoi dis-tu mon Dieu ? Le maître nous a dit qu'il n'y en avait pas. » Ainsi, les enfants qu'on envoie à l'école en reviennent pour enseigner à leurs parents l'athéisme !
Il faut que le Gouvernement s'explique. Il ne s'agit point ici de cléricalisme, c'est-à-dire, selon le vrai sens du mot, des parti­sans de l'ingérence d'une église quelconque dans la politique en vue de dominer l'Etat. Jetez les yeux sur tous les bancs de cette as­semblée : où sont les cléricaux? Est-ce à
droite ou à gauche que siège la petite église qui domine le Gouvernement? Mais il rie s'agit pas de cléricalisme, il s'agit de religion, de la religion non seulement des catholiques et des protestants, mais des juifs et des musulmans aussi ; car toute religion est fondée sur la croyance en Dieu. Il n'y a que la franc-maçonnerie qui s'en croie dispen­sée, quoiqu'-elle ait eu jadis une sorte de religion et qu'elle ait toujours son clérica­lisme. Mais quelle est aujourd'hui la foi de ses adeptes et que signifient leurs cérémo­nies? S'agit-il toujours de rebâtir le temple de Salomon ? Avec leur truelle, leur mar­teau et leur triangle où fil-à-plomb, quel temple veulent-ils édifier depuis qu'ils ont supprimé « l'Architecte de l'Univers. » (Très bien ! à droite.)
M. Hervé de Saisy. C'est à eux-mêmes qu'ils veulent élever ce temple!
M. Wallon. Je m'en suis tenu à la question générale. Il y aura lieu d'examiner (et l'on n'y manquera pas) les délits nouveaux inventés, les peines qu'on leur applique et comment elles seront appliquées. Sera-ce un délit que de réunir chez soi, sous la direction d'un maître muni de ses grades, des en­fants qui ne peuvent pas trouver d'école ailleurs? L'Etat peut-il faire autre chose que de ne pas reconnaître les vœux reli-
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leur salaire, et ce qui est l'indemnité recon­nue, consacrée par le Concordat. A-t-on jamais eu l'idée de traiter de la sorte l'offi­cier, le professeur, le fonctionnaire public tenant son grade ou son titre du concours ou de la loi? (Approbation à droite.)
Ce sera donc le juge qui décidera ; mais cette garantie est-elle une justification suf­fisante de cet appareil de pénalités ? Cette loi, on l'a dit à la Chambre, est pleine, dans ses trois paragraphes, de pièges, d'embû­ches, de traquenards. On sera absous, si on n'est coupable que de ces riens. M. le minis­tre de la justice aurait une bien fâcheuse opinion de ses juges, s'il en doutait ; mais n'est-ce pas trop que d'être envoyé devant un tribunal pour des faits qui, en soi, n'oni rien de délictueux ?
Toute cette pénalité me paraît tenir à un système d'intimidation sur lequel l'auteur de la loi compte plus que sur la pénalité elle-même. A quel sentiment ces grands coupables auront-ils obéi, s'ils rassemblent des enfants abandonnés, s'ils recueillent des malades, des infirmes? Eussent-ils manqué à quelques légères prescriptions, ils ne peu­vent pas s'en faire un crime, ils ne s'esti­ment pas punissables ; mais aller en justice, même avec la confiance d'être acquitté, c'est une affaire ! et les dames qui met-
giëux ? Peut-il entrer dans la conscience pour savoir si un ancien congréganiste tient encore par quelque lien moral à sa congré­gation? Ces couvents, que la Révolution avait ouverts en laissant à chacun la faculté d'en sortir, la République va-t-elle les réta­blir pour y ramener ceux qui, volontaire­ment, en seraient sortis ? Verra-t-on encore, ce qu'on a vu récemment, des religieuses, qui tenaient librement une école au bord de la Méditerranée, ramenées par les gen­darmes à leur maison mère au fond de la Bretagne, sans qu'on leur eût même laissé, dit-on, la faculté de se reposer un jour à Paris !
Quant à l'application de la peine, je n'ai pas besoin de relever l'aberration, je serais tenté de dire l'extravagance, de ceux qui se iigureraient que le délinquant se,rait,ipsojure, frappé d'amende et conduit en prison par voie administrative. Le rapport a reconnu ) messieurs, que le juge doit intervenir, que c'est lui qui aura à voir s'il y a délit et si le délit comporte la peine. On serait mal venu à vouloir user dans ces poursuites du pro­cédé que les ministres des cultes appliquent sans sourciller au clergé, depuis le plus simple desservant jusqu'au plus éminent cardinal, leur retenant, s'ils ont cessé de plaire, ce qu'on appelle leur traitement ou
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traient volontiers leur avoir dans cette œuvre charitable pourront s'arrêter, s'abs­tenir : c'est tout ce que l'on veut. Les enfants, les malades souffriront, les pau­vres seront sacrifiés, mais la loi aura pro -duit son effet et le ministre sera content. (Très bien! très bien!)
On me dira: vous êtes bien difficile, de quoi vous plaignez-vous? Il vous suffit d'une autorisation, adressez-vous au minis­tre, il consultera le conseil d'Etat, après quoi, il vous repondra. — Oui, en se con­formant ou en n'ayant aucun égard à son avis; car c'est la règle. — Demander une autorisation, quand on a un droit, c'est abdiquer son droit; ce n'est plus une li­berté, c'est une permission subordonnée à l'arbitraire. Sous le gouvernement de Juillet on réclamait, pour les écoles, la liberté comme en Belgique : sous la troisième Ré­publique on est réduit à demander la liberté comme à Constantinople ! Mais les musul­mans, chez nous, ont le droit qu'on nous refuse. Ils ont, en Algérie, des écoles où l'on explique aux enfants leur évangile, le Coran, y compris le précepte que c'est une œuvre pie que d'exterminer les infidèles; et les infidèles, c'est nous.
Nous ne cesserons donc pas de réclamer des écoles où l'on puisse enseigner notre
foi à nos enfants. Nous demandons qu'on nous y inspecte pour nous appliquer les peines de droit commun, si nous sommes convaincus de rien faire ou dire contre le Gouvernement établi; mais nous protes­tons contre toute loi des suspects; et si vous voulez maintenir la neutralité dans les écoles laïques, faites qu'on la respecte, que nous soyons assurés qu'on n'y porte pas atteinte à la foi religieuse. Avoir des écoles sans Dieu, livrer sous prétexte de neutra­lité, nos jeunes générations à l'athéisme, ce serait mettre la France au ban des na­tions civilisées. (Très bien! très bien! à droite et sur quelques bancs au centre. — L'orateur, en regagnant sa place, reçoit des félicitations.)
Paris. —Imp. des journaux officiels, 31, quai Voltaire.