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Retour à l'inventaire des écrits d'Henri Wallon
Extrait du Journal officiel de la République française du 10 Juillet 1902
DISCOURS PRONONCÉ PAR
M. HENRI WALLON
sénateur dans l'interpellation de M. Denoix
CONCERNANT
LES DÉCRETS DU 31 MAI 1902 RELATIFS AUX
PLANS D'ÉTUDES SECONDAIRES
SÉANCE DU SÉNAT DU 9 JUILLET 1902
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PARIS
IMPRIMERIE DES JOURNAUX OFFICIELS
31, QUAI VOLTAIRE, 31
Extrait du Journal officiel de la République française
du 10 Juillet 1902
DISCOURS PRONONCÉ PAR
M. HENRI WALLON
Sénateur
SÉANCE DU SÉNAT DU 9 JUILLET 1902
Messieurs,
Lorsque l'honorable M. Denoix annonça l'intention d'interpeller le
ministre de l'instruction publique sur les réformes scolaires projetées
je m'étais fait inscrire pour prendre part à la discussion. J'avais
reçu de plusieurs professeurs de l'enseignement secondaire des lettres
qui, sur plus d'un point, en faisaient des critiques très sérieuses, et
ils me priaient de les exposer devant vous. Mais trois mois se sont
écoulés ; les objections sont venues en plus grand nombre et ont été
reproduites, notamment dans la revue consacrée à ces études. Elles ont
dû être connues du ministre, et on a eu l'occasion de les discuter
devant lui : le conseil supérieur de l'instruction publique avait été
convoqué.
Dans l'Université, on attendait avec anxiété le résultat de ses délibérations.
Les réformes avaient été conçues par des nommes éclairés, animés des
meilleures intentions, mais, pour la plupart, étrangers à
l'instruction publique ; ils devaient souhaiter eux-mêmes qu'elles
subissent le contrôle de ceux qui avaient la pratique de
l'enseignement. Le conseil a été réuni, mais sur les points essentiels
de la réforme, il n'a pas été consulté. Les professeurs, qui se
croyaient appelés à donner leur avis, n'ont pas été entendus : on leur
a refusé la parole.
C'est quelque chose de si extraordinaire que je me serais refusé à le
croire, si je n'en trouvais l'attestation, sous la signature de l'un
des membres du conseil, dans la Revue de l'enseignement secondaire,
organe spécial de la société des professeurs de cet ordre
d'enseignement.
Voici, en effet, ce qu'on y lit :
« Le conseil supérieur, auquel étaient soumis un projet de répartition
du temps entre les diverses matières d'enseignement dans les
différentes classes et sections de l'enseignement secondaire, des
projets de programmes, des projets relatifs au baccalauréat, n'a pas
été admis à discuter les principes essentiels de la réforme en présence
de laquelle il était mis. D'après une théorie que les juristes présents
ont déclarée correcte, quoique d'application insolite, son droit d'avis
aurait été épuisé par les consultations qui lui furent demandées en
1900 et 1901 ; seul lui restait le devoir d'étudier la mise en pratique
de la première transformation des études dont, depuis la loi de 1880,
un motu proprio ministériel ait en dehors de lui arrêté les cadres
généraux.
« Sur la fusion ou confusion, en partie d'ailleurs, purement nominale,
des divers systèmes d'enseignement, littéraires et scientifiques,
classiques ou modernes, sur l'application généralisée du système des
cycles, sur l'exclusion du cadre normal des études classiques imposée
au grec, qu'on rend facultatif dans les classes de grammaire et qu'on
réserve dans les classes supérieures à une seule des deux sections
littéraires, la discussion a donc été refusée.
« La question de la durée des classes, sur laquelle le conseil n'a pas
été consulté depuis son vote de 1897, rendu alors exécutoire, et qui
rétablissait partout la classe de deux heures, n'était touchée dans
aucun des textes qu'on lui soumettait. Impliquée nécessairement dans la
répartition du temps, elle a cependant été, sur l'insistance de
plusieurs membres, l'objet d'un avis voté par le conseil, qui condamne
tout système absolu et demande que les autorités locales, assemblées
des professeurs, chefs d'établissement, recteur, règlent la question
par des décisions d'espèce, selon l'intérêt de chaque enseignement et
l'ensemble des conditions à considérer.
« La question des sanctions [cette fameuse question des baccalauréats]
n'était visée dans aucun des textes sur lesquels le conseil a
délibéré. Rien n'en a été dit au cours des discussions. Sa sanction,
dans quelque sens que ce soit, n'est impliquée dans aucun des votes
qu'il a émis. »
L'auteur de l'article présente un tableau résumé des réformes proposées, et il ajoute ;
« Telle est, dans ses traits essentiels, cette réforme des études, dont
les représentants des agrégés de grammaire et de lettres, MM. Clairin
et Henri Bernés, ont cru devoir, en raison de la situation faite aux
études qu'ils représentent, décliner la responsabilité par une
déclaration écrite, que M. le ministre de l'instruction publique a du
reste refusé de recevoir et d'admettre au procès-verbal et dans les
archives du conseil. »
Elle est donnée à la suite de l'article, et je la lis, afin qu'elle
soit connue de tous et qu'elle reste au moins dans le procès-verbal du
Sénat. (Très bien ! à droite et au centre.)
M. l'amiral de Cuverville. Il est fâcheux que pour l'avis du conseil supérieur de la guerre on n'en ait pas fait autant.
M. Victor Leydet. Ce n'est pas dans la Constitution, cependant !
M. le général Billot. C'est dans le bon sens.
M. Victor Leydet. Cela dépend !
M. Wallon. Voici la déclaration déposée sur le bureau du conseil supérieur dans sa séance du 29 mai :
« Après la déclaration maintes fois répétée qu'il y avait lieu de
fortifier les études classiques et les humanités, les propositions,
votées par le conseil supérieur, ont pour conséquence :
« 1° Un nouvel affaiblissement des études latines ;
« 2° La mutilation et la suppression à peu près certaine des études grecques.
« En outre, il devient impossible aux jeunes gens qui voudront faire
leurs humanités d'ajouter, à une éducation littéraire et philosophique
complète, des études scientifiques sérieuses.
« C'est la destruction de l'ancien enseignement secondaire français,
qui avait toujours été regardé comme la formation complète et
méthodique de toutes les facultés de l'esprit.
M. de Casablanca. Très bien !
M. Wallon. « Les représentants des agrégés des lettres et des agrégés
de grammaire croient qu'il est de leur devoir de signaler ces
conséquences et d'en laisser la responsabilité aux auteurs et aux
défenseurs du plan d'études projeté. — Henri Bernés, P. Clairin. »
Dans ces conditions, messieurs, je ne crois pas utile de prendre les
décrets et arrêtés un à un pour les discuter en détail devant vous. Ce
n'est pas au Sénat, c'est au conseil de l'instruction publique que le
débat devait être ouvert; il ne l'a pas été, on s'y est refusé. J'en
prends acte, et je me bornerai à exprimer, en très peu de mots, une
opinion toute personnelle sur l'ensemble du projet.
Qu'il s'agisse des modifications opérées ou des résultats attendus, elle n'est pas très optimiste.
L'enseignement classique me paraît fort compromis et l'enseignement
moderne mal assuré d'atteindre le but qu'on s'était proposé.
Pour ce que je viens de dire de l'enseignement moderne, je ne puis
mieux faire que de citer les paroles du dernier ministre dans la
discussion du projet que M. Combes avait présenté sur les sanctions
scolaires :
« L'enseignement moderne, disait-il, est une institution excellente qui
n'a pas donné tous les résultats qu'on en attendait, parce qu'elle a
été, peu de temps après sa création, détournée de sa voie véritable,
mais qui peut rendre au pays d'inappréciables services.
« L'enseignement moderne ne peut et ne doit pas être un enseignement d'ordre littéraire.
« La rivalité entre le classique et le moderne ne pourrait que compromettre les deux enseignements.
« Le moderne a une très grande place à prendre, un rôle admirable à
jouer : mais, pour cela, il faut séparer nettement les deux ordres
d'enseignement, parce qu'ils répondent à des nécessités différentes...
« Le moderne doit retenir les élèves moins longtemps que le classique.
Il faut qu'il les libère assez tôt pour qu'ils puissent entrer de très
bonne heure dans l'activité économique, etc.» (Très bien !)
A la suite du discours du ministre, le contre-projet que j'avais opposé
au projet de M. Combes fut renvoyé par le Sénat à la commission
(présidée par M. Combes lui-même), qui l'avait rejeté. — Il n'en est
pas revenu.
En disant que l'enseignement classique était compromis, j'ai entendu
parler du grec et du latin. Pour le grec, nul ne peut le nier. A la
veille du jour où la question devait être tranchée dans le conseil
supérieur, le membre de ce conseil qui, par son titre même, était
spécialement désigné pour la défendre, le professeur de littérature
grecque, doyen actuel de la faculté des lettres de Paris, M. Alfred
Croiset, était adjoint à la mission qui allait en Amérique assister à
l'inauguration du monument de Rochambeau. (Sourires.)
Nul n'était mieux qualifié pour représenter l'université de Paris en
Amérique : il parle l'anglais comme le français, et l'on sait qu'il
parle et écrit le français dans la perfection. Après avoir rendu
hommage à Rochambeau, — est-ce précisément pour cela qu'il était envoyé
en Amérique ? (Nouveaux rires) — il a pu visiter aussi quelques
universités américaines, et il y aura fait bonne figure. L'université
de Paris n'aura qu'à y gagner : mais le grec ! — Pour le grec, c'était
la mort sans phrases ! (Très bien ! sur divers bancs).
Quant au latin, sans l'abandonner encore, on lui fait la part aussi
petite que possible. Cela se pourrait comprendre de l'Allemagne, de
l'Angleterre et des pays du nord, où pourtant il est toujours
religieusement cultivé (C'est vrai !) : mais de la France ?
En France, comme en Italie et en Espagne, il devrait avoir la première
place au sortir de l'enseignement primaire (nouvelles marques
d'approbation sur les mêmes bancs) : car c'est le sol où plongent,
toujours vivantes, les racines mêmes de la langue. Les deux ou trois
premières années de l'enseignement secondaire, quelque fin que l'on se
propose, devraient être partagées entre l'étude de la langue nationale
et les notions sommaires du latin. (Très bien !)
Parlerai-je de l'histoire ? C'est un peu ma partie. On veut sans doute
en « moderniser », en élever l'enseignement : Peu de fait et de dates ;
l'esprit de l'histoire, la morale, la philosophie de l'histoire ! — Les
faits et les dates sont bien pourtant le fond de l'histoire et la
lumière de l'histoire ; et, pour faire la philosophie de l'histoire, il
n'est pas inutile de savoir un peu l'histoire.
(Rires approbatifs.)
Et que dirai-je de l'horaire : la leçon d'une heure substituée
généralement à celle de deux heures à laquelle on était revenu ? Que
devient, dans cette rapide succession de professeurs spéciaux, l'action
éducatrice que l'on veut introduire dans le simple enseignement ?
La leçon d'une heure, c'est l'exécution hâtive d'une fraction d'un
proprogramme de plus en plus chargé ; ce n'est plus la leçon familière
avec l'intermède reposant de l'interrogation ; c'est le cours
substitué à la conversation moralisante du maître avec les élèves ; le
cours d'amphithéâtre en cinquième et en sixième, le cours de faculté
dans les classes de grammaire.
0 Lhomond ! où êtes-vous ? (Très bien ! — Rires approbatifs.)
M. le ministre. Il est loin !
M. Wallon. Si l'on me permet d'ajouter un mot sur l'ensemble de ces
réformes, je dirai qu'elles font très bien sur le papier : ces cycles,
ces sections A, B, C, D, ces cloisons étanches et au besoin ressoudées
l'une à l'autre et remises en communication l'une avec l'autre, ont un
air très séduisant. (Nouveaux rires.) Mais dans l'application qu'en
résultera-t-il ? On veut, par un enseignement secondaire approprié,
fournir à l'industrie et au commerce des sujets tout préparés, dès
l'âge de quinze ans ; on y voudrait tourner cette jeunesse qui se
précipite vers les fonctions publiques ; et que fait-on ? On lui ouvre,
non pas une, mais trois voies principales vers le baccalauréat, un
baccalauréat « unifié » selon l'expression du dernier ministre ; mais
un baccalauréat à trois têtes, comme le monstre qui gardait l'entrée
des enfers (Hilarité) ; une sorte de Cerbère qui désormais, par ses
trois gueules, vomira, lui, des flots de bacheliers aux Champs Elysées
de l'administration. (Nouveaux rires. — Applaudissements.)
Avant d'appliquer ces réformes qui lui arrivent en bloc, avec la charge
de les exécuter, je prie M. le ministre d'en faire par lui-même un
sérieux examen : car c'est lui qui en va prendre la responsabilité. Si
elles étaient établies pour toute la France en une fois, ce serait, je
ne crains pas de le dire, la chose la plus téméraire et la plus
périlleuse qui ait jamais été tentée en matière d'éducation et
d'enseignement. « L'ensemble de ces réformes, m'écrit un de mes
correspondants le plus autorisés, paraît à un grand nombre de mes
collègues constituer le plus grave et le plus dangereux bouleversement
dont l'Université ait encore été atteinte — sans excepter les réformes
de M. Fortoul, dont les dispositions les plus critiquées reparaissent
aggravées dans le nouveau projet. »
J'aime à croire, monsieur le ministre, que vous n'entreprendrez pas ces
réformes avant d'en avoir fait un essai très limité, je ne dis pas dans
le premier cycle, mais dans un premier groupe de lycées, voire dans un
seul lycée, comme l'a fait Duruy pour l'enseignement spécial : car ce
ne sera pas une expérience de laboratoire ou d'amphithéâtre, selon les
procédés de Pasteur ou de Claude-Bernard, une expérimentation in anima
vili ; c'est toute une génération d'élèves qui la subira. Je m'effraye
à la pensée de toute la jeunesse française pétrie dans les mêmes
formules, jetée dans les mêmes moules A, B, C, D (Sourires). Que
deviendra le caractère national, qu'arrivera-t-il du génie de la
France, ainsi refondu par nos théoriciens ? Je crains bien qu'il n'ait
fort à souffrir dans la liberté de ses allures et dans l'expansion de
son originalité.
Monsieur le ministre, vous croirez, comme moi, qu'il vaut mieux suivre M. Duruy que de marcher derrière M. Fortoul.
(Applaudissements répétés au centre et à droite. — L'orateur, en
regagnant sa place, reçoit les félicitations d'un grand nombre de ses
collègues.)