S É 2ST A. T
EXTRAIT DU JOURNAL OFFICIEL du 25 juillet 1890.
INTERPELLATION
ADRESSÉE
AU MINISTRE DE L'INTÉRIEUR
par
M. H. WALLON
Séance du 24 juillet 1890
M. Wallon. Messieurs, le but de mon interpellation est d'appeler l'attention du Gouvernement et du Sénat sur les remanie­ments qui s'opèrent dans les dénominations des rues de Paris.
Les substitutions de noms nouveaux aux noms anciens ne datent pas d'aujourd'hui : la Restauration, le Gouvernement de Juillet, l'Empire, la République en ont donné de
SÉNAT
EXTRAIT DU JOURNAL OFFICIEL du 25 juillet«4890
INTERPELLATION
ADRESSÉE
AU MINISTRE DE L'INTÉRIEUR
par
M. H. WALLON
SUR QUELQUES ARRÊTÉS DU PRÉFET DE LA SEINE
RELATIFS A LA
DÉNOMINATION DES RUES DE PARIS
PARIS
IMPRIMERIE DES JOURNAUX OFFICIELS
31, quai voltaire, 31
1890
2
sénat
sénat
3
fréquents exemples. Pour les noms politi­ques, cela n'a rien de surprenant ; c'est leur sort commun : paraître, disparaître, reparaître, et il semble que ce soit d'eux qu'Horace qui, en sa qualité de poète, de­vait être un peu prophète, vales, a dit, dans son Art poétique :
Multa renascentur quœ jam cecidere, cadentque Qux nunc sunt in honore vocabula.
C'est une loi pour ainsi dire fatale, et il n'est pas bon d'y résister. Le boulevard Haussmann aurait depuis longtemps son entrée triomphale sur le boulevard des Ita­liens, s'il s'appelait boulevard Victor-Hugo. (Sourires.)
Je ne demande pas assurément pour cela qu'on supprime le nom de l'homme dont l'habile administration a doté Paris de ces grandes voies qui font l'ornement et, en même temps, la salubrité de la ville.
Mais les autres noms, même plus obscurs, n'ont guère été ménagés davantage.
Depuis la République surtout, il y a eu comme une sorte de recrudescence de zèle. Les noms des rues de Paris ont été mis, pour ainsi dire, en coupe réglée. On a éta­bli une commission ad hoc, la« commission spéciale pour la dénomination des rues de Paris », et j'ai ici un rapport qui a été pré­senté en 1873, au nom de cette commission
spéciale, par M. Beudant, l'éminent doyen honoraire de la faculté de droit, qui était alors conseiller municipal de Paris. On voyait se produire alors les systèmes les plus radicaux, les plus transformistes. On voulait faire de Paris tantôt une image en raccourci de la France, tantôt une encyclo­pédie, un tableau méthodique de la poli­tique, des sciences, des lettres et des arts. Je lis une demi-page de ce rapport :
« Les uns, et plusieurs de nos conci­toyens se sont, dans cette pensée, rencon­trés ici, ont émis le désir que l'on fît de Paris une France en raccourci : chaque ar­rondissement aurait la configuration et prendrait la place géographique ainsi que le nom d'une ancienne province, chaque quartier, d'un département, et chaque rue porterait le nom d'une ville, de manière que, qui connaît Paris, connût la France et réciproquement.
« D'autres, généralisant le système de nomenclature adopté dans le quartier d'Eu­rope, voudraient que chaque portion de la ville fût exclucivement affectée à une spé­cialité d'appellations : le 1er arrondisse­ment, dont les Tuileries sont le centre, prendrait exclusivement des noms em­pruntés à l'histoire politique ; le 2e, qui renferme les halles, des noms d'agronomes, d'éleveurs, de commerçants ou même de
5
4 sénat ,
sénat
Paris a, plusieurs fois, étendu son en­ceinte, et il faut s'en réjouir. Il y a des rues dont les noms en gardent encore la trace : rue des Fossés-Saint-Jacques, des Fossés-Saint-Marcel, des Fo^sés-Saint-Ber' nard. Elles indiquent les limites de l'en­ceinte de Charles V et de Charles VI. Mais pourquoi n'avons-nous plus la rue des Fossés-Saint-Victor? On l'a englobée dans la rue du Cardinal-Lemoine. Je loue la ville de Paris d'avoir maintenu le nom de Car­dinal-Lemoine à la rue qui a été ouverte sur l'ancien collège créé par le cardinal Lemoine, vers 1308; mais il était inutile de l'étendre jusque sur la rue des Fossés-Saint-Victor.
De même, au nord de Paris, il y avait la rue des Fossés-Montmartre; on l'appelle aujourd'hui rue d'Aboukir. Elle marquait la limite de la ville de ce côté.
La rue des Fossés-du-Temple, qui rappe­lait les limites du Temple, se nomme rue Amelot.
Et, pour l'histoire, pourquoi donc suppri­mer le nom de place de Grève? La place de Grève était assez célèbre, et on n'avait pas besoin de remplacer ce nom par celui de place de l'Hôtel-de-Ville pour apprendre que le monument qui est là est l'Hôtel de Ville.
La rue d'Enfer, on en a fait la rue Den-fert-Rochereau...
gourmets célèbres ; le 5e et le 6e, où sont les grandes écoles et l'Institut, des noms de savants de tout ordre ; et ainsi de suite : de manière que chacun puisse, connais­sant l'ordre de nomenclature convenu, sa­voir, au nom seul d'une rue, dans quelle région de la ville elle est située.
« D'autres enfin, épris de la topographie et des énigmes si attrayantes du vieux Paris, ont réclamé le rétablissement des anciennes dénominations disparues, afin de faire re­vivre les hommes et les choses du passé. Ils voudraient voir reparaître toutes les ap­pellations que contient et qu'a groupées d'une façon si fantaisiste, à la fin du treizième siècle, « le Dict des rues de Paris » du poète Guillot. »
Je ne demande pas qu'on en revienne au « Dict des rues de Paris », du poète Guil­lot, mais je ne souscris pas plus que le sa­vant rapporteur dont je vous ai cité une page, aux deux autres systèmes.
La ville de Paris n'a pas à faire, par les noms de ses rues, un cours d'histoire, ds géographie ou de politique. La ville de Pa­ris doit, avant tout, garder sa propre his­toire; or, on altère cette histoire quand on supprime des noms qui ont leur place dans ses annales ou qui rappellent son ancienne topographie.
Je ne donnerai que quelques exemples.
sénat
7
sénat
6
tenues les premières réunions de la Ligue.
On l'a appelée rue Valette.
Je suis charmé que cet hommage ait été rendu à l'éminent professeur de l'Ecole de droit, à notre sympathique collègue de l'Assemblée législative; mais pourquoi lui attribuer une rue ancienne? Depuis vingt et trente ans, on a ouvert assez de rues nou­velles dans Paris pour qu'il y ait là de quoi suffire à toutes les gloires de plusieurs em­pires et de plusieurs républiques.
Je crois, messieurs, qu'il faut, en prin­cipe, respecter l'état civil des rues. On devrait y appliquer les mêmes formes qu'aux changements de noms de citoyens. Il y a là des souvenirs de la ville que nos pères ont habitée, et le respect des an­ciens nous commande de n'y pas toucher à la légère.
Ce que je dis peut s'appliquer à d'autres villes qu'à Paris. En effet, depuis que cette interpellation est annoncée, il m'arrive des lettres et des articles de journaux où l'on se plaint de cette manie de débaptisation qui sévit partout en province. Mais ce n'est pas là la question que j'ai à traiter, et M. le ministre de l'intérieur est mieux que moi en mesure de la résoudre. Il trouvera sans doute bon de ne se prêter à ces change­ments de noms de rues que dans des cas d'absolue nécessité.
M. Clamageran. C'est un hommage très mérité !
M. Wallon. Je m'y associe parfaitement ; mais on pouvait rendre cet hommage sans en faire une sorte de calembour ana­logue à ce qu'on a fait sous la Révolution quand on a appelé Montmartre, Mont-Marat.
Il y avait encore, sur la montagne Sainte-Geneviève, une rue qu'on appelait la rue des Sept-Voies. Elle portait ce nom dès le treizième siècle, parce qu'il y avait sept voies qui y aboutissaient. On a supprimé ce nom. On se sera dit sans doute : Pourquoi rue des Sept-Voies? il n'y en a plus qu'une! Comme on se sera dit : Pourquoi les noms de Fossés-Saint-Victor, de Fossés-Mont­martre? Il n'y a plus de fossés. Mais c'est précisément pour Cela qu'il fallait garder ces noms. Si un enfant demande : Pourquoi est-ce qu'on appelle cette rue « rue des Fos­sés » puisqu'il n'y a plus de fossés? — l'instituteur répondra : On l'a appelée rue des Fossés parce que là étaient autrefois les limites de Paris. On pourrait donner ainsi à l'enfant le sentiment de l'agrandis­sement de la ville. (Interruptions à gauche.)
Cette rue des Sept-Voies avait d'ailleurs sa place dans l'histoire de l'Université; elle comptait trois collèges, le collège de la Merci, le collège de Reims, et un autre où s'étaient
sénat
sénat
8
Ce que je viens de dire s'applique à d'an­ciens arrêtés, et le nom de « rue Valette » l'indique assez; car ce n'est assurément pas aujourd'hui que le conseil municipal de Paris mettrait une rue de Paris sous l'invo­cation d'un membre du centre gauche !
J'en viens à l'arrêté qui m'a particulière­ment provoqué à faire cette interpellation. C'est un arrêté du 18 avril qui a été publié dans le Bulletin municipal officiel du 14 juin.
Je vois en tête la rue de Lourcine. Elle s'appellera rue Broca. Pourquoi supprimer le nom de cette ancienne rue ? Assurément ce n'est pas pour jouer un mauvais tour à notre excellent auteur comique Eugène La­biche; sa spirituelle et amusante comédie L'affaire de la rue de Lourcine n'y perdra pas son nom! Mais vous déroutez ceux qui s'oc­cupent de l'histoire de la Révolution. Il y avait un ancien couvent, le couvent des « Dames anglaises de la rue de Lourcine, » qui a été une de ces vingt-cinq ou trente prisons à suspects que la Révolution créa pour se dédommager d'avoir détruit la Bas­tille. Comment l'aller chercher maintenant dans la rue Broca ?
Et pour Broca je dirai ce que j'ai dit pour Valette. On pouvait trouver facilement ' une rue nouvelle pour lui donner le nom de l'illustre médecin; il y avait précisément
une rue nouvelle, allant de la rue Serpente au boulevard Saint-Germain, au lieu même où les amis de Broca lui ont élevé une statue.
Cette rue, on l'a appelée rue Danton.
Un sénateur à gauche. Parce qu'il y a habité.
M. Wallon. C'est ici, — j'ai eu l'honneur do le dire à M. le ministre de l'intérieur — c'est ici mon principal grief. [Ah ! ah ! sur quelques bancs à gauche.)
Donner le nom d'un homme, le nom d'un événement à une rue, c'est évidemment vouloir honorer cet homme, célébrer cet événement. Danton est une grande puis­sance de la Révolution, et il a toutes mes sympathies lorsque, au risque de se perdre lui-même, il cherche à arrêter la Révolu­tion sur la pente où il l'a jetée ; quand il s'élève contre les excès de ce fanatisme anti-religieux qui a été la passion malheu­reuse, et on pourrait dire la funeste to­quade, des révolutionnaires dans tous les temps ; quand, écœuré par les débauches du culte de la Raison, il met fin d'un mot au scandale de ces processions sacrilèges qui étalaient devant la Convention les dé­pouilles des églises, en les appelant, de leur vrai nom, des mascarades.
Je suis pour lui, lorsque Robespierre,
sénat
11
sénat
10
M. Dide. Ce n'est pas exact !
M.Wallon. C'est lui qui, le 28 octobre, ob­tint ce décret des visites domiciliaires au moyen desquelles, les 29 et 30 août, on rem­plit les prisons pour les vider, comme vous le savez, au 2 septembre. C'est lui qui au­torise même par son absence et qui couvre, pour ainsi dire, de son ombre les massa­cres accomplis dans les prisons.
On ne peut plus dire aujourd'hui que ce soit l'effet d'un soulèvement populaire. M. Mortimer-Ternaux a donné les pièces qui établissent le véritable caractère du massa­cre. (Bruit à gauche. —(Très bien! à droite.)
Un sénateur à gauche. Cela n'a pas de rapport avec les noms de rues de Paris 1
M. le baron de Lareinty. Répondez donc à cela ! C'est de l'histoire !
M. WaUon. Comment, cela n'a pas de rapport avec les noms des rues, alors qu'on a donné le nom de Danton à une des rues de Paris !
M. Garran de Balzan. On a bien fait !
M. Wallon. On a bien fait ! Vous vien­drez le montrer tout à l'heure.
M. Garran de Balzan. Danton est le plus grand caractère de la Révolution !
M. Wallon. Vous viendrez à la tribune défendre ses assassinats.
voyant sa popularité prête à sombrer, lui tend la main pour l'enfoncer davantage... (Humeurs à gauche.)
M. le baron de Lareinty. C'est de l'histoire !
M. Wallon. ...lorsqu'on l'arrête nui­tamment sans lui permettre, sous prétexte de traitement égal pour tous, d'être entendu par la Convention qui probablement ne l'aurait pas laissé prendre ; lorsqu'on l'as­socie à une bande d'hommes plus ou moins tarés devant le tribunal révolu­tionnaire; qu'on ajourne perfidement sa défense et qu'au moment où il croit pou­voir parler on étouffe sa voix, cette voix puissante dont les vibrations eussent se­coué les jurés sur leurs bancs et les juges sur leurs sièges ; lorsque les juges, n'osant pas lui lire en face son arrêt de mort, ob­tiennent un décret spécial qui leur per­mette de le mettre hors des débats, de telle sorte que le même huissier qui va lui signifier son arrêt entre deux guichets le livre au bourreau!
Oui, dans toutes ces circonstances,Danton a mes sympathies et j'ai eu l'occasion de les exprimer.
Mais il y a une chose qui domine toute la vie de Danton : ce sont les journées de septembre ; c'est Danton qui en est ou l'aur teur principal ou le principal complice...
sénat
sénat
13
12
Très bien! très bien! à droite) ... est telle­ment peu niable qu'un des principaux pa­négyristes de Danton, acceptant le fait, en a tiré pour lui un sujet d'éloge.
Je vais vous lire, messieurs, une page de M. Bougeart. (Bruit à gauche. — Parlez I parlez! à droite.)
Un sénateur à gauche. En tout cas, Dan­ton a payé ses erreurs de sa tête.
M. Wallon. Voici ce que dit M. Bou­geart :
« La machine était lancée avec trop de force pour qu'un homme pût l'arrêter. Danton la laissa passer. Il le devait, car sa tâche n'était pas finie... Le ministre de la justice se devait aussi à la Révolution. Or, que serait-il advenu si, pour ne point pa­raître complice d'atrocités, Danton eût donné sa démission ?... Danton restant im­passible, l'oeil fixé sur le champ de car­nage... » (Interruptions à gauche.)
M. Wallon. Je suis bien fâché, mes­sieurs, de contrarier les sympathies de quelques-uns d'entre vous.
«... les égorgeurs durent enfin s'arrêter, car la justice était là, toujours veillant, toujours armée, et demain, qui sait sur qui son glaive frappera?... »
Ce ne fut point sur les égorgeurs !
« Est-ce bien sérieusement qu'on a dit
M. Dide. Vous savez bien que Royer-Collard disait, en parlant de Danton, qu'il avait une âme magnanime, et Royer-Collard n'était pas un révolutionnaire.
M. Wallon. Il est très malheureux que cette âme magnanime ne se soit pas révé­lée le 2 septembre. (Interruptions à gauche.)
Vous viendrez tout à l'heure me répon­dre.
Je dis donc qu'on a aujourd'hui toutes les pièces qui établissent le caractère de ces journées ; c'est un massacre préparé à loisir et exécuté par la commission de sur­veillance de la Commune de Paris ; qui s'ac­complit pendant cinq et six jours sous la direction de la Commune et par des gens à la solde de la Commune, en présence de la population de Paris frappée de stupeur, de l'Assemblée muette et de Danton, ministre de la justice, sachant tout et se croisant les bras. Et ce ne fut pas la faute de Danton si les massacres commencés à Paris ne se répandirent pas dans la province. Vous connaissez la circulaire qui fut expédiée sous le couvert et le contre-seing du mi­nistère de la justice, et il est difficile de croire qu'elle soit ainsi partie du ministère de la justice si Danton n'y eût pas consenti. (Très bien! très bien! à droite.)
La participation de Danton à ces massa­cres. .. (Exclamations et bruit à gauche. -~
sénat 15
sénat
14
est d'autres qui l'ont défendu de cette abo­minable action des journées de septembre. Vous comprenez que la contradiction ne peut pas s'établir à la tribune sur un fait historique.
M. Wallon. Je viens précisément ici pour défier la contradiction. (Rumeurs à gauche.)
Mais, messieurs, c'est un panégyriste de Danton qui parle ainsi, ce n'est pas moi.
M. Tolain. Et si on venait vous parler des horreurs de l'inquisition qui ont duré un siècle !
Un sénateur à gauche. C'est un cours d'histoire à l'usage des élèves du Père Du-lac.
M. Wallon. Adressez-vous à M. Bougeart, c'est son texte que je lis. Je continue :
« Ne comprend-on pas que ces paroles tant incriminées devaient faire sentir aux égorgeurs que leur tâche était achevée... » (Bruit à gauche.)
M. le baron de Lareinty. Ils avaient tout tué.
M. Wallon. « ...qu'ils eussent à se re­tirer, à déposer le couteau pour prendre le fusil?» —Pour l'honneur de nos armées, di­sons que les massacreurs n'eurent rien de commun avec ceux qui, sous les ordres de Dumouriez et de Kellermann, ont défendu
qu'il devait prendre un drapeau et déclarer infâme quiconque menaçait les prisons? Prendre un drapeau, c'était descendre en pleine rue, se remettre au niveau de la foule, disparaître dans un océan de 300,000 hommes, et quand il en eût entraîné 100, 200, 300 mille, il n'aurait plus été là pour les 400 égorgeurs. »
Ainsi il reconnaît qu'il n'y avait que 400 égorgeurs !
« C'était justement l'espoir de tous ceux qui voulaient être assurés de l'impunité. Mais son génie l'inspira mieux, car il lui suggéra de ne pas quitter les hauteurs du pouvoir pour être aperçu de tous les points de l'insurrection...» Où était l'insurrec­tion? « ...de guider autant que possible ce qu'il n'était plus permis de retenir. » — Les 400 égorgeurs!
« Voilà pourquoi le ministre de la justice resta dans son palais, pourquoi, compri­mant sa répugnance, il put, dans un der­nier et sublime effort, tendre une main ferme aux septembriseurs et leur dire : « Ce n'est pas le ministre de la justice, c'est le ministre de la Révolution qui vous remercie. »
M. le président. Monsieur Wallon, vous vous livrez à une discussion historique. A côté de ceux qui ont accusé Danton, il en
sénat
16
sénat
17
nos frontières: « Ceux qui partirent, dit Mi-chelet, furent reçus de l'armée avec horreur et dégoût. »
Je sais bien qu'aujourd'hui on ne prend pas aussi résolument, aussi crânement son parti de cette attitude de Danton aux jour­nées de septembre; on argue de son efface­ment, on met tout sur le compte de « l'aveu­gle colère de Paris », on attribue aux volon­taires ce mot : « Partirons-nous, laissant derrière nous des ennemis qui égorgeront nos enfants et nos femmes? » C'est calom­nier le peuple de Paris et faire injure aux volontaires; et cela est absolument démenti par les faits : il ressort de tout l'ensemble des faits que ce massacre n'eut en aucune sorte le caractère d'un massacre populaire.
Y a-t-il rien qui trahisse une effervescence populaire dans cette forme d'exécution par jugement telle qu'on la pratiqua à l'Abbaye et à la Force, par exemple ? avec cette for­mule de jugement qui semble convenue des deux côtés : A l'Abbaye : « Conduisez monsieur à La Force! » Et à la Force : « Conduisez monsieur à l'Abbaye ! »
C'était l'arrêt de mort.
C'est un massacre administratif. Il se fait sous la protection et, quelquefois, sous la présidence des membres de la Commune de Paris. (Rumeurs à gauche. — Très bien! à droite.)
Vous voulez des textes ? Je vais vous en donner. (Exclamations à gauche. — Parlez ! parlez! à droite.)
M. le baron de Lareinty. Vous ne con­naissez pas l'histoire, on va vous l'appren­dre !
M. Wallon. Voici ce que Panis et Ser­gent, deux administrateurs de la Com­mune, écrivent aux gens de l'Abbaye :
« Au nom du peuple, mes camarades, il vous est enjoint de juger tous les prison­niers de l'Abbaye sans distinction, à l'ex­ception de l'abbé Lenfant que vous mettrez dans un lieu sûr. »
L'abbé Lenfant était le frère d'un des membres du comité d'exécution.
M. Garran de Balzan. Demandez la re­vision du procès de Danton, ce sera plus simple.
M. Wallon. Vous pourrez me répondre, mais je vous prie de ne pas m'interrom-pre.
M. Tolain. Si c'est un cours d'histoire de France qu'on veut faire à la tribune, nous étalerons, à notre tour, les crimes de la monarchie.
M. Clamageran. Nous parlerons de la Saint Barthélémy !
M. Tolain. Nous ferons à la tribune l'his-
sénat
sénat
18
19
toire de tous ceux de nos rois qui ont été des bandits et des criminels !
M. Wallon. Je vous ai cité la lettre du comité d'exécution...
M. Tolain. Qu'est-ce que cela prouve?
M. Wallon. Gela prouve que le comité y avait mis la main. Mais Manuel, le procu­reur de la Commune, et son substitut, Bil-laud-Varenne, viennent à l'Abbaye, et on sait pour Billaud-Varenne le langage qu'il tint, d'après trois témoignages concordants.
Je prends le texte de l'abbé Sicard que Louis Blanc a adopté.
Que vient faire Billaud-Varenne ? Vient-il suspendre le massacre? Non! Il vient re­procher quelques incorrections aux égor-geurs ; il vient leur représenter qu'il faut agir un peu en honnêtes gens... (Exclama­tions à gauche)... et voici ce qu'il dit :
« Mes amis, mes bons amis, la Commune m'envoie vers vous pour vous représenter que vous déshonorez cette belle journée. On lui a dit que vous voliez ces coquins d'aristocrates après en avoir fait justice. Laissez tous les bijoux, tout l'argent et tous les effets qu'ils ont sur eux pour les frais du grand acte de justice que vous exercez. On aura soin de vous payer comme on en est convenu avec vous. »
C'est qu'en effet, on était convenu d'un
salaire, et ce salaire fut payé ; on a les man­dats de la Commune de Paris ; on a les re­çus. ..
M. Milliard et plusieurs sénateurs. A la question !
M. Wallon. La question, c'est que je demande que le nom de Danton ne flétrisse pas une rue de Paris. (Exclamations et in­terruptions à gauche.)
M. Garran de Balzan. Le nom de Danton "honore la rue qui le porte.
M. Wallon. On a discuté sur le caractère de ces bons. Voici un témoignage qui le détermine d'une façon absolument irrévo­cable. Dans le dossier des assassins de septembre, on a trouvé une liste de dix-huit individus, ainsi intitulée :
« Noms des personnes qui ont exigé par la violence un salaire pour avoir fait périr les prêtres qui étaient détenus à Saint-Fir-min, dans la journée du 3 septembre 1792, l'an IV de la liberté et le I8r de l'égalité. »
Remarquez cette date qui indique que la pièce est bien certainement du temps, car on ne s'est servi de cette manière de comp­ter que du 10 août au 22 septembre. La pièce est donc absolument authentique. Il y a du reste, messieurs, un témoignage...
M. Tolain. Il faudrait alors effacer des
sénat
21
20
sénat
prison; une très faible garde était à la porte; j'entre!., non, jamais ce spectacle ne s'effacera de mon cœur! je vois deux offi­ciers revêtus de leur écharpe, je vois trois hommes tranquillement assis devant une table, les registres d'écrous ouverts et sous leurs yeux, faisant l'appel des prisonniers; d'autres hommes les interrogeant; d'autres faisant fonctions de jurés et de juges ; une douzaine de bourreaux, les bras nus cou­verts de sang, les uns avec des massues, les autres avec des sabres et des coutelas qui en dégouttaient, exécutaient à l'instant ces jugements.
« Et les hommes qui jugeaient et les hom­mes qui exécutaient avec la même sécurité que si la loi les eût appelés à remplir ces fonctions ! ils me vantaient leur justice, leur attention à distinguer les innocents des coupables, les services qu'ils avaient rendus ; ils demandaient, pourrait-on le croire ? ils demandaient à être payés du temps qu'ils avaient passé. J'étais réelle­ment confondu de les entendre. Je leur parlai le langage austère de la loi, je leur parlai avec le sentiment de l'indignation profonde dont j'étais pénétré. Je les fis sortir tous devant moi ; j'étais à peine sorti moi-même qu'ils y rentrèrent. Je fus de nouveau sur les lieux pour les en chasser ; la nuit, ils achevèrent leur horrible boucherie. »
rues de Paris le nom des d'Orléans...
{Bruit.)
M. Wallon. Voulez-vous me permettre, monsieur Tolain, de continuer? Tout à l'heure, si vous voulez prendre la parole, je vous écouterai et vous répondrai.
M. Tolain. Oh! non, je ne vous répon­drai pas, cela m'entraînerait trop loin.
M. Wallon. Il y a un témoin qui est cer­tainement d'une autorité incontestable : c'est le maire de Paris, Pétion. »
Il pouvait se trouver un peu embarrassé de l'attitude qu'il avait eue en ces journées. Il avait été « vaguement » instruit du mas­sacre le 2 septembre. Quand on lui apporta des renseignements plus précis, on ajouta en même temps, dit-il, que tout était fini. Cependant, le lendemain, on vint lui dire que le massacre continuait; il envoie alors des ordres à Santerre, commandant de la force armée de Paris, qui était beau-frère de Panis, membre du comité d'exécution. En­fin, le cinquième jour, remarquez cette date, le 6 septembre, comme cela durait encore, il se décide à venir à La Force et voici ce qu'il dit :
« Je vais au conseil de la Commune. Je me rends de là à l'hôtel de La Force avec plu­sieurs de mes collègues. Des citoyens pai­sibles obstruaient la rue qui conduit à la
22
sénat
sénat 23
Eh bien, messieurs, voici un témoin au­torisé, ce me semble, c'est le maire de Paris qui vient sur les lieux, qui voit ce qui se passe... et quel jour ? Le cinquième jour des massacres, le 6 septembre !
Vous trouvez dans ce témoignage le ré­sumé de tout ce que j'indiquais tout à l'heure : le peuple de Paris étranger à ces massacres, simple spectateur, la présidence des membres de la Commune, le jugement par jurés, et les bourreaux exécutant ce jugement, le salaire des bourreaux. Tout est dans ce récit et personne n'y peut con­tredire ; il n'y a pas de discussion histo­rique, il n'y a pas d'esprit de système qui puisse prévaloir contre une pareille attesta­tion. La seule chose que Pétion n'indique pas, c'est l'origine du massacre : « Ces assas­sinats, dit-il, furent-ils commandés? Furent-ils dirigés par quelques hommes ? J'ai eu des listes sous les yeux, j'ai reçu des rap­ports, j'ai recueilli quelques faits et si j'a­vais à prononcer comme juge, je ne pourrais pas dire : Voilà le coupable. »
Mais il ajoute :
« Je pense que ces crimes n'eussent pas eu un aussi libre cours, qu'Us eussent été arrêtés, si tous ceux qui avaient en main les pouvoirs et la force les eussent vus avec horreur; mais, je dois le dire, plu­sieurs de ces hommes publics, de ces dé-
fenseurs de la patrie, croyaient que ces journées désastreuses et déshonorantes étaient nécessaires, qu'elles purgeaient l'empire d'hommes dangereux, qu'elles por­taient l'épouvante dans l'âme des conspira­teurs, et que ces crimes odieux en morale étaient utiles en politique.
« Oui, voilà ce qui a ralenti le zèle de ceux à qui la loi avait confié le maintien de l'ordre. »
Vous le voyez ! il ne veut point se ris­quer dans des accusations personnelles. Il y avait cependant un gouvernement qui devait répondre de ce qui se passait là. Quel était ce gouvernement ?
« En fait — dit un des panégyristes de Danton — Danton fut le chef du gouverne­ment français depuis le 10 août, jour de la chute de la royauté, jusqu'à la fin de sep­tembre même année, époque où il remit sa démission à l'Assemblée nationale. »
C'est ce qui le condamne. Quoi ! s'il l'avait voulu, il n'aurait pas pu, pour balayer les égorgeurs, former quelques compagnies de ces volontaires qu'il avait harangués au Champ de Mars?...
M. Dide. Vous savez bien que Danton n'avait pas à sa disposition la force publi­que, puisqu'il n'était pas ministre de l'inté­rieur et que c'était Roland qui occupait ces fonctions.
sénat
sénat
25
M. Wallon. Je sais bien que Danton n'é­tait pas ministre de l'intérieur; mais je sais qu'il était tout dans le Gouvernement.
M. Dide. Mais non !
M. Wallon. Je dis et je répète: Quoi ! s'il l'avait voulu, il n'aurait pas trouvé dans ces volontaires...
M. Garran de Balzan. A la question 1
M. Wallon. ...ou, à défaut des volon­taires, dans les gardes nationaux, dans le bataillon de la section des Piques (place Ven­dôme) ou des Filles-Saint-Thomas, quelques compagnies pour venir balayer ces miséra­bles! Ne pouvait-il pas disposer des gendar­mes des tribunaux, qui, ceux-là, étaient sous sa main ?
Mais que parlé-je de gendarmes, de. gardes nationaux et de volontaires ? Pé-tion, qui était un pauvre homme, venant à la Force, chasse les égorgeurs, il les fait disparaître devant lui, rien que par sa seule présence. Le massacre dura cinq jours, du 2 au 6 septembre, et durant ces cinq jours Danton ne parut pas...
M. l'amiral Peyron. Et Roland ? (Rires à gauche.)
M. Tolain. Il ne donne pas sa démis­sion.
M. Wallon. En vérité à force de vouloir
justifier Danton, on en fait une espèce d'être pusillanime et nul. Etant donné le caractère de Danton, s'il a connu les mas­sacres, s'il les a soufferts, il les a voulus. Il a connu les massacres, il les a soufferts, donc il les a voulus.
Cela est si vrai, que les historiens les plus avoués de la Révolution, Michelet, Edgard Quinet, Louis Blanc, ont reconnu cette complicité de Danton dans les journées de septembre. Ils sont amis de Danton, mais la vérité avant tout : Amicus Danton, sed magis arnica veritas...
M. Dide. Vous n'avez pas la possession exclusive de la vérité : votre thèse a été contredite.
M. Wallon. Venez, je vous prie, la con­tredire à la tribune, je ne demande pas mieux.
M. Hervé de Saisy. L'histoire a mar­qué Danton d'une tache de sang.
M. Wallon. Michelet reconnaît la parti­cipation de Danton aux journées de sep­tembre quant à la préparation, quant à l'exé­cution et même quant à l'extension du mas­sacre à la province :
Voilà ce qu'il dit pour la préparation :
« Personne ne doutait du massacre, Robespierre, Tallien et autres firent récla-
26
sénat
sénat
27
mer aux prisons quelques prêtres, leurs anciens professeurs. Danton, Fabre-d'E-glantine, Fauchet sauvèrent aussi quelques personnes. »
Danton savait donc le sort qui attendait les autres dans les prisons. — Pour l'accomplis­sement du massacre, voyez le chapitre qui a pour sous-titre : « Terreur universelle dans la nuit des 2 et 3 septembre. Inertie calcu­lée de Danton. »
L'auteur passe en revue les partis que Danton pouvait prendre au milieu du mas­sacre ; il en écarte deux :
« Restait, ajoute-t-il, un troisième parti, celui de l'orgueil, de dire que le massacre était bien, que la Commune avait raison ; ou même de faire entendre qu'on avait voulu le massacre, qu'on l'avait ordonné, que la Commune ne faisait qu'obéir. Ce troisième parti, horriblement effronté, avait ceci de tentant qu'en le prenant, Danton se mettait à l'avant-garde des violents, se subordon­nait Marat, écartant les vagues dénoncia­tions dans lesquelles on essayait de l'enve­lopper.
« Il y avait, je l'ai dit, du lion dans cet homme, mais du dogue aussi, du renard aussi. Et celui-ci, à tout prix conserva la peau du lion. »
Pour ce qui touche l'extension des massa­cres en province, l'auteur discute si la lettre
provocatrice est de tout le comité de sur­veillance ou seulement de Marat. Mais quant au rôle de Danton dans l'envoi, il ne le met pas en doute :
« Enfin, dit-il, en supposant que la circu­laire émanât réellement de ce comité, pou­vait-il faire un acte si grave, adresser à la France ces terribles et meurtrières paroles sans y être autorisé par le conseil général de la Commune? Voilà ce que Danton de­vait examiner; il n'osa le faire. Disons-le — c'est la parole la plus dure pour un homme qui toute sa vie eut l'ostentation de l'au­dace — il eut peur devant Marat.
« Peur de rester en arrière, peur de cé­der à Marat et à Robespierre sa position d'avant - garde , peur de paraître avoir peur !
« Faut-il supposer aussi qu'il était par­venu à se faire croire à lui-même que cette barbare exécution était un moyen d'aguer­rir le peuple, de lui donner le courage du désespoir, de lui ôter le moyen de reculer? qu'il le crut le 2, lorsqu'on massacrait les prisonniers politiques? qu'il le crut le 3, le 4, lorsqu'on massacrait les prisonniers de toute classe? Il accepta jusqu'au bout l'horrible solidarité. Misérable victime, di-rai-je, de l'orgueil et de l'ambition, ou d'un faux patriotisme qui lui fit voir dans ces crimes insensés le salut de la France ! »
sénat
29
sénat
28
« Danton laisse partir cette invitation au carnage sous le sceau du ministre de la jus­tice. Les massacres se répètent en province à Reims, à Meaux, par imitation. A Ver­sailles, les prisonniers ramenés d'Orléans sont égorgés jusqu'au dernier. »
Enfin, Louis Blanc, le grand admirateur de Danton, dit :
« Entre Danton concourant aux massacres parce qu'il les approuve et Robespierre ne les empêchant pas, quoi qu'il les déplore, je n'hésite pas à le déclarer, le plus coupable, c'est Robespierre. » —Soit! Mais il reste « Danton concourant aux massacres parce qu'il les approuve. »
Eh, messieurs, aujourd'hui on a pour les principaux auteurs et acteurs des journées de septembre des scrupules qu'eux-mêmes n'ont pas eus. Ils ne s'en vantaient pas trop à la Convention, car à la Convention arri­vait déjà le cri de la province contre les septembriseurs, et les Girondins étaient là qui s'en faisaient les interprètes; mais aux Jacobins, ils étaient plus à l'aise.
Le 5 novembre 1792, le jour où Robes­pierre se défendit, à la Convention, contre les attaques de Louvet, il vint, le soir, aux Jacobins. Là, Manuel, qui n'avait pas pu lire son discours à la Convention, vint ex­poser son rôle dans les funèbres journées.
M. Madignier. Nous sommes au Sénat,
L'auteur raconte alors ces scènes abomi­nables de Bicêtre où quarante-trois jeunes détenus de treize à dix-sept ans — on a leurs noms et leur âge — furent égorgés, assommés, dans des circonstances atroces : « Voyez-vous, dit l'un des témoins, en ra­contant ces horreurs, c'est qu'à cet âge la vie tient bien 1 » Il raconte les scènes de la Salpêtrière où trente-cinq femmes furent égorgées.avec viol avant ou après regorge­ment.
Un sénateur à gauche. Le père Loriquet avait déjà fait une histoire dans ce genre-là.
M. Wallon. C'est à Michelet que cette allusion s'applique 1
Edgard Quinet ne croit pas à l'initiative de Danton, mais ce qu'il dit de lui ne le décharge guère. Il ne lui en rapporte pas la pensée première ; mais il ne l'en absout pas pour cela :
« Danton aussi se soumit à Marat, car on a beau dire qu'on trouve pariout l'influence de Danton dans les journées de septembre, le vrai est qu'il n'a nulle part l'initiative de la conception. Il obéit, il sert, il ferme hon­teusement les yeux, il laisse couler et tarir le sang. Il en garde aux mains une tache éternelle, etc. »
Et, sur le dessein de septembriser la France entière :
sénat
30
sénat 31
nous ne sommes pas à la Sorbonne : c'est un cours d'histoire que vous faites là !
M. Tolain. Un cours de mauvaise his­toire !
M. Wallon. Messieurs, cette histoire aura, je l'espère, son application pratique, si les interrupteurs ne savent pas mieux la démentir. — Collot-d'Herbois lui répond :
« Manuel a fait des observations sur la terrible affaire du 2 septembre, et j'ai été affligé de ce qu'il a dit. Il ne faut pas se dissimuler que c'est là le grand article du Credo de notre liberté.
« Je déplore tout ce qu'il y a de malheu­reux dans cette affaire; mais il faut la rap­porter tout entière à l'intérêt public.
« Nous, hommes sensibles... » — homme sensible, le futur mitrailleur de Lyon ! — « Nous, hommes sensibles qui voudrions ressusciter un innocent, pourrions-nous ad­mettre, en principe, comme Manuel, que les lois ont été violées dans cette journée, que l'on n'y a compté que des bour­reaux ...
« Sans cette journée, la Révolution ne se serait jamais accomplie. »
Et Fabre d'Eglantine, le secrétaire géné­ral de Danton au ministère de la justice... ( Vives exclamations à gauche : Assez ! assez ! — A droite : Parlez ! parlez !)
...Fabre d'Eglantine, reprochant à Robes­pierre de s'être laissé prendre au piège de Louvet et d'avoir essayé de distinguer le 2 septembre du 10 août :
« Il faut le déclarer hautement, ce sont les mêmes hommes qui ont pris les Tuile­ries, qui ont enfoncé les prisons de l'Ab­baye, celles d'Orléans et celles de Ver­sailles. »
M. Tolain. Il faudra limiter le temps pour les interpellations !
M. Wallon. Ainsi, messieurs, vous êtes avertis. Si dans deux ans on vous demande de célébrer le centenaire du 10 août, n'en­levez pas les girandoles de gaz, et gardez les lampions, car trois semaines après, on viendra vous demander de les rallumer pour célébrer le centenaire du 2 septembre. (Très bien! très bien! à droite. — Bruit et protestations à gauche. — La clôture!)
M. Wallon. Danton a-t-il tenu sur ces journées un autre langage?
Reportez-vous au discours qu'il prononça dans la Convention le jour où fut établi le tribunal révolutionnaire de Paris. Pour faire voter cette fatale création, il évoque le souvenir des journées de septembre :
« Dans des circonstances plus difficiles, quand l'ennemi était aux portes de Paris,
32 sénat
j'ai dit à ceux qui gouvernaient alors : Vos discussions sont misérables, je ne connais que l'ennemi, battez l'ennemi. Je leur di­sais : Eh ! que m'importe ma réputation î que la France soit libre et que mon nom soit flétri; que m'importe d'être appelé bu­veur de sang ! Eh bien buvons le sang des ennemis de l'humanité, s'il le faut, com­battons, conquérons la liberté! »
Ce n'est pas ainsi que l'on conquiert la liberté! mais qu'est-ce que la flétrissure qu'il accepte? Qu'est-ce que le sang qu'il a bu? C'est le sang des victimes de septembre ! Il y a dans ces paroles une justification et une confession aussi ; une confession hau­taine à la manière de Danton, jetée en forme de défi, mais enfin une confession; et, lors même qu'il se serait tu, le sang versé crie­rait contre lui.
Danton est donc bien l'homme des jour­nées de septembre. Les journées de sep­tembre sont la page capitale de son his­toire; on ne peut prononcer son nom sans en évoquer le souvenir. Donner son nom à une rue de Paris, c'est glorifier Danton et avec lui le souvenir de ces journées qui se rattachent inséparablement à sa mémoire; et pour donner ce nom à une rue qui vient déboucher sur le boulevard Saint-Germain à quelques pas de l'Abbaye, près du lieu où s'accomplirent les massacres, il faut —
sénat 33
je puis me servir des paroles de Danton lui-même — il faut de l'audace, encore de l'audace et toujours de l'audace! (Très bien! très bien! à droite. — Rumeurs à gauche.)
Toujours de l'audace, et en effet, ce n'est pas tout. 11 y a une délibération du Conseil municipal de Paris en date du 11 novembre 1887 ; on proposait la démolition de la cha­pelle expiatoire et l'érection de la statue de Danton sur l'emplacement même, et voici la raison qu'en donne un des conseillers, M. Pétrot :
« La raison pour laquelle nous proposons l'érection de la statue de Danton à la place de la chapelle de Louis XVI, c'est que Dan­ton en face de l'invasion provoquée par le roi s'est écrié : « Jetons-leur en défi une tête de roi. » (A la question! à gauche.)
Cette raison n'a pas été goûtée par M. le préfet de la Seine ; il a donné d'ailleurs des motifs particuliers pour combattre la pro­position en ce qui touchait la démolition de la chapelle expiatoire.
Il n'a pas dit : Cette chapelle qui s'élève en ce lieu c'est comme une tombe, et rien n'est sacré comme une tombe pour le peu­ple de Paris; non, mais il a dit : Ce terrain-là n'appartient pas à la ville de Paris, il appartient au Gouvernement; vous ne pou­vez pas faire cela sans le Gouvernement. On n'en a pas moins voté la démolition de
sénat
35
34
sénat
J'ai la confiance, monsieur le ministre, que vous ne présenterez pas au Président de la République un pareil décret ; et si jamais, après vous, un autre ministre était tenté de le faire, j'ai l'assurance que le Pré­sident de la République, usant de son droit constitutionnel et fort de sa responsabilité, ne le signerait pas. (Bruit à gauche. — Approbation à droite et sur plusieurs bancs au centre.)
(M. le ministre de l'intérieur, M. de La­reinty et M. Bide sont entendus.)
M. Wallon. Messieurs, je ne viens pas apporter de nouveaux textes ni opposer historiens à historiens. Je me borne à un fait capital et dominant. Est-il vrai que Danton, comme l'a dit un auteur que j'ai cité tout à l'heure, a été le chef du Gouverne­ment à l'époque des journées de septembre?
M. Lucien Brun. Il était ministre de la justice, dans tous les cas.
M. Wallon. Il n'était pas seulement mi­nistre de la justice, il était l'âme du Gou­vernement.
Est-il vrai que les massacres ont duré, avec les formes que vous savez, sans effer­vescence populaire, dirigés ou pfésidés par des gens de la Commune, exécutés par des misérables travaillant tranquillement à leur besogne, pendant cinq jours entiers?
la chapelle expiatoire et l'érection de la sta­tue de Danton. (Murmures et bruit à gauche.)
On s'est résigné pourtant à ne pas élever la statue de Danton sur le lieu de la cha­pelle expiatoire, mais il paraît qu'on vou­drait l'ériger au débouché de cette rue Danton dont je parlais tout à l'heure, sur le boulevard Saint-Germain, à l'endroit où se trouve la statue de Broca. Le lieu serait admirablement choisi ! Danton serait là en regard de l'Abbaye, comme commandant les massacres...
M. le baron de Lareinty, ironiquement. Bonne idée !
M. Wallon. Si on élève cette statue, je demande à en faire l'inscription : « Danton ; les journées de septembre. » Et pour com­mentaire, je proposerais au sculpteur cinq ou six bas-reliefs au choix, car le piédes­tal ne pourrait avoir moins de six pans : « Massacre de l'Abbaye, massacre des Car­mes, massacre de la Force, massacre de la Conciergerie ou du Châtelet, massacre de la tour Saint-Bernard ou de Saint-Fir-min, massacre de Bicêtre, massacre de la Salpêtrière ! » (Rumeurs à gauche. Très bien! très bien! et applaudissements à droite.)
Mais pour ériger une statue, il ne suffit pas d'un vote du conseil municipal, il faut un décret du Président de la République.
36
sénat
Est-il vrai que Danton, ministre de la justice et chef de l'Etat, soit resté inerte, immobile en face de ces massacres ? Je le redis : quand on veut justifier Danton de cette façon-là, on le rabaisse, on l'annule, et je répète ce que je disais tout à l'heure : Si Danton a connu les massacres, s'il les a soufferts, il les a voulus ; — il les a connus, il les a soufferts, il les a voulus. C'est là, quelle que soit l'opinion de M. Robinet ou de Larousse, c'est là ce qui reste, indépen­damment des appréciations de tous les his­toriens.
Les faits sont là, ils sont indiscutables. Qu'on vienne donc me dire que ces massa­cres n'ont pas duré cinq jours ; qu'on vienne me dire que Danton n'était pas le chef du Gouvernement! Si, maître du pouvoir (et il l'était), il n'est pas intervenu pour mettre un terme à ces assassinats, je dis qu'il en est responsable. Personne sur les bancs du ministère n'osera prétendre que, quand des choses pareilles se passent, un Gouverne­ment peut ainsi se croiser les bras. (Très-bien! très bien! à droite. — Bruit à gauche. — La clôture! la clôture!)
M. le président. Aucun ordre du jour n'étant présenté, pas même l'ordre du jour pur et simple, l'incident est clos.
Imp. des Journaux officiels, 31, quai Voltaire.