HENRI DE VALOIS
ET
LA POLOGNE EN 1572,
PAR M. H. WALLON.
EXTRAIT DU JOURNAL DES SAVANTS ( NOVEMBRE 1867).
I.
L'avénement du duc d'Anjou (notre Henri III) au trône de Pologne est un des épisodes les plus étranges de nos annales. Au moment où la dynastie de Valois va s'éteindre, elle acquiert une nouvelle couronne; le dernier rejeton d'une race qui, par ses fautes, a laissé la maison d'Au­triche prendre en Europe une prépondérance si redoutable, est appelé à un trône d'où il peut l'inquiéter pour elle-même; le principal complice de la Saint-Barthélemy est élu roi par celui de tous les peuples catho­liques où le protestantisme vient d'obtenir le plus de tolérance et de liberté. Comment cela est-il arrivé? Qui a eu la pensée, qui a fait le succès de cette candidature si peu naturelle? Quelle politique se cachait au fond de cette singulière aventure, et quelle influence pouvait-elle avoir sur le cours des événements? ce sont les questions que M. le mar­quis de Noailles s'est proposé de résoudre et qu'il a traitées avec étendue dans les trois volumes dont nous voulons rendre compte.
Henri de Valois et la Pologne en 1572, tel est le titre de cet ouvrage, titre qui annonce beaucoup moins que ne contient le livre, et qui n'est pas d'ailleurs rigoureusement exact : car Henri de Valois fut élu roi en 1573, et toute cette histoire, dans ses antécédents et dans ses suites, commence plus tôt, finit plus tard. Mais c'est en 1572 que se fait en Po­logne la vacance par la mort du dernier des Jaghellons, et c'est la date
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de la Saint-Barthélémy, lugubre journée dont le contre-coup se fait sentir dans tous les événements contemporains.
Comment, en France, a-t-on songé à faire élire Henri de Valois roi de Pologne? Comment, en Pologne, a-t-on été amené à le choisir? Le pre­mier mobile de cette candidature, c'est, de la part de la reine mère, l'en­vie immodérée de placer son fils de prédilection sur un trône, et, de la part de Charles IX, le désir non moins vif de se débarrasser d'un per­sonnage qui, si médiocre que nous le jugions, faisait ombrage à son pouvoir. On sait avec quelle agitation fébrile Catherine de Médicis avait recherché une couronne pour son fils : couronne d'Ecosse en le mariant à Marie Stuart, couronne d'Angleterre en le mariant à Elisabeth. A dé­faut de ces deux royaumes, où, d'ailleurs, il aurait obtenu moins un trône qu'un siège auprès du trône, elle imagina de le faire roi d'Alger, et, chose plus étrange, de l'y établir de l'aveu des Turcs, qu'il s'agissait de mettre dehors : proposition à laquelle la Porte répondit en lui offrant l'Espagne ou ce qu'on pourrait conquérir en commun sur l'Espagne. C'est dans ces circonstances que l'idée vint à quelqu'un de marier le jeune prince, âgé de vingt ans, à une princesse qui en avait quarante-sept, Anne, sœur de Sigismond-Auguste, roi de Pologne, et de lui pré­parer par ce mariage la succession d'un souverain dont les jours étaient comptés. Selon Choisnin, secrétaire de Montluc, évêque de Valence, l'honneur en revient au prélat, qui fut ainsi l'inventeur et le négociateur de l'affaire; selon un autre témoignage que M. de Noailles a signalé, la pensée en fut suggérée, dès 1569, à notre ambassadeur, François de Noailles, évêque de Dax, par le ministre du Grand Turc. La Pologne (et c'est ce qui, plus tard, dans un moment d'effacement de la France, l'a livrée à des voisins jaloux) était la barrière de l'Europe en Orient et le frein des Puissances qui menaçaient de la dominer en Occident. Les Turcs avaient fort bien compris qu'appeler la France en Pologne c'était se couvrir de ce côté et tenir en même temps en échec la Russie et l'Autriche. Rien donc de plus vraisemblable qu'à la veille de la ba­taille de Lépante, au moment où elle pouvait craindre d'avoir l'Europe entière sur les bras, la Porte ait inspiré ce projet à notre ambassadeur.
Si Catherine avait d'abord été séduite par la pensée de procurer un trône à son fils bien-aimé, ce désir devait pourtant être tempéré par la crainte de le voir s'éloigner d'elle, quand il était le plus sûr appui de sa politique, et que Charles IX semblait y être moins docile. Mais Charles IX n'avait pas moins de raison pour le souhaiter, et le projet dont Catherine se détachait de jour en jour allait trouver les auxiliaires les plus inattendus, je veux parler des protestants.
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Coligny. appelé à la cour après la paix de Saint-Germain, avait pris sur Charles IX l'ascendant qu'une âme forte exerce naturellement sur un esprit débile; et le roi, qui toute sa vie avait été gouverné, était heu­reux de sentir au moins dans cette direction une main qui l'élevait à de plus nobles destinées. Coligny avait vu, et il avait montré au roi que le meilleur moyen de rapprocher les catholiques et les protestants était de les unir dans une action commune; il cherchait l'oubli de la guerre civile dans une guerre étrangère; il proposait de soutenir contre les Espagnols l'indépendance des Pays-Bas. Pour les protestants, rien de plus simple et de plus nettement tracé que cette ligne de conduite. L'Espagne était leur ennemie jurée : porter secours aux Pays-Bas, c'é­tait frapper à l'endroit le plus vulnérable leur adversaire, relever des frères opprimés, et, du même coup, réunir à la couronne, avec le concours empressé des populations, ce complément de la France tant désiré. Mais c'était rompre brusquement avec la politique suivie par le gouvernement depuis le traité de Cateau-Cambrésis, politique de paix et d'alliance avec l'Espagne; et Catherine pouvait alléguer que, si les pro­testants avaient tout à reprocher à Philippe II, le gouvernement, depuis le traité, n'avait eu qu'à se louer de son concours. Pour triompher de cette opposition, pour tenir Catherine en échec, il importait d'éloigner d'elle le duc d'Anjou. Voilà comment les protestants se trouvaient ame­nés à chercher une couronne pour ce prince, qui était réputé le chef de leurs ennemis. Eloigné de France, il cessait de menacer les protestants; établi sur le trône de Pologne, il y pouvait servir la politique dirigée contre la maison d'Autriche. Tandis que Coligny portait un coup mortel à la branche d'Espagne en la chassant des Pays-Bas, le duc d'Anjou, en Pologne, tenait en bride celle qui régnait à Vienne. L'influence de la France, relevée en Occident, pénétrait plus loin en Orient.
L'intérêt des protestants conspirait donc en faveur du projet conçu d'abord par la reine mère pour son fils. Y ont-ils travaillé en effet? J'ai cherché avec curiosité si M. de Noailles, qui a remué et si heureusement mis en valeur tant de précieux matériaux, avait découvert quelque pièce qui témoignât de ce concours actif. Je n'en ai rien trouvé dans son livre. Il faut donc se contenter de ce mot de Tavanne : « L'amiral « remontrait au roi qu'il ne ferait rien qui vaille s'il ne limitait le pouvoir « de sa mère, et s'il ne chassait son frère hors du royaume; proposait de «l'envoyer en Pologne.» (Mémoires de Tavanne, p. 385.) Si, du côté des protestants, rien n'est avoué sur ce dessein, on peut croire que la défiance haineuse de Tavanne ne le trompait point, en lui faisant prêter ces intentions à l'amiral.
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La pensée de cette élection, accueillie en France par tant de raisons diverses, ne devait point paraître à la Pologne aussi étrange, aussi peu acceptable qu'on pourrait le croire au premier abord. On lira avec grand profit dans le livre de M. de Noailles le tableau qu'il fait de la Pologne à cette époque. La Pologne était encore l'Etat dominant de ces contrées et le centre autour duquel il semblait que la race slave dût surtout se réunir. Touchant par tant de points à l'Allemagne, c'était elle qui paraissait destinée à faire pénétrer la civilisation de l'Occident parmi les peuples de cette famille. Mais déjà s'élevait la Russie, asservie jadis aux Mongols et auxiliaire de leur despotisme, mais affranchie depuis de leur domination et héritière de leurs destinées. La lutte était engagée depuis le commencement du xvie siècle : question de frontière, qui était, au fond, une question de domination sur la race tout entière ; une ques­tion de vie et de mort entre le principe de la liberté occidentale, repré­sentée par la Pologne, et celui du despotisme oriental, dont la Russie est la dernière et la plus redoutable expression. M. de Noailles a représenté, avec beaucoup de force, l'opposition des deux esprits qui animent les deux nations, et tout le monde souscrira à son jugement. Quoi qu'il en soit des faits accomplis et des prétentions plus ou moins avouées, la Russie n'est pas le foyer de la race slave, de cette race qui (la Pologne l'a trop prouvé) a poussé l'esprit de liberté individuelle jusqu'à un excès fu­neste à l'indépendance nationale. La Russie est la métropole du monde tartare, et rien n'est mieux justifié que l'extension de sa domination jusqu'à la Chine. C'est une puissance qui, dans ses agrandissements, tient plus à réunir les territoires qu'à s'associer les habitants, qui donnera au besoin à la conquête pour auxiliaire la déportation, à la manière des Na­buchodonosor, des Xercès, de tous les grands potentats de l'Asie. Si elle règne aujourd'hui sur la meilleure partie de la race slave, ce n'est pas autrement qu'elle a procédé à son égard. Elle a commencé par partager la Pologne; elle la déporte aujourd'hui, n'ayant pas su se l'assimiler. Elle ne pouvait se l'assimiler, parce qu'elle n'est pas de même nature, et ce partage qu'elle a provoqué est sa condamnation. « La Russie, dit «avec raison M. de Noailles, est cette fausse mère condamnée par Salo-i mon pour avoir consenti à laisser couper en deux son enfant; elle ne « saurait être la patrie des Slaves. »
En 1572 , quand s'éteignit, avec Sigismond-Auguste, la race des Ja-ghellons, le péril était grand déjà pour la Pologne; elle perdait son chef au moment où sa trêve avec la Russie était à la veille d'expirer. Où chercher des appuis? dans les Turcs? Mais les Turcs n'avaient point d'in­térêt alors à regarder vers la Russie. Ils n'étaient pas menacés encore,
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ils menaçaient les autres : et la Pologne, qui avait pris pour mission de protéger l'Europe contre leurs incursions, ne pouvait songer à leur demander secours. Dans l'Autriche? Mais l'Autriche, qui s'était réuni la Bohême et la Hongrie, ne se recommandait guère aux yeux de la Po­logne par la façon dont elle avait traité leurs libertés; et d'ailleurs, elle avait, assez de peine à se défendre en Hongrie contre les Turcs, pour laisser rien attendre de son action contre les Russes, aux frontières de Pologne. L'Allemagne, il est vrai, ne manquait pas de princes à qui la souveraineté de la Pologne pût convenir; mais aucun n'eût mis à son service les forces de l'Empire. Les États Scandinaves étaient ses rivaux sur les bords de la Baltique : la Suède venait de lui disputer en Livo-nie l'héritage des chevaliers Porte-Glaives; et quant à l'Angleterre, l'é­troite parcimonie avec laquelle Elisabeth ménageait des subsides aux Pays-Bas, où il lui importait tant de combattre l'Espagne, montrait assez que l'on n'avait rien à en attendre dans une contrée où son intérêt ne l'appelait pas. Restait donc la France, la France fort affaiblie par la guerre civile; mais sa réputation militaire n'était point déchue, et son nom restait toujours le plus considéré en Orient. Avec elle, on pouvait être assuré de la paix du côté des Turcs. La fin de la guerre civile ren­dait nos gentilshommes, des deux partis, disponibles pour quelque grande aventure. L'éloignement n'était rien pour les descendants des croisés, et l'appui d'un Etat maritime comme la France était jugé né­cessaire pour arrêter, du côté de la Baltique, les Russes, qui tendaient à s'y établir.
Ainsi l'élection de Henri de Valois, dont l'idée n'avait pu naître ou se fixer d'abord que dans l'esprit d'une mère rêvant une couronne pour son fils, répondait à des raisons politiques qui la firent accueillir en France et en Pologne. Ce sont ces raisons qui la soutinrent, alors que ceux qui en avaient d'abord conçu la pensée commençaient à n'y plus tenir. Ce sont elles qui la firent prévaloir dans le temps même où un événement soudain lui retirait ses nouveaux promoteurs. Je veux parler de la Saint-Barthélemy.
La Saint-Barthélémy a eu, je le disais tout à l'heure, une influence considérable sur tous les événements contemporains, et il n'est pas étonnant que M. de Noailles s'y soit arrêté, quand la scène qu'il ra­conte se rattache à cette date, et que son principal personnage est Henri de Valois, le premier complice de ce grand crime.
Les causes de la Saint-Barthélemy ne sont plus un mystère, et l'on voit clair aujourd'hui dans les trames de cet abominable attentat. On n'en cherche plus l'idée première dans l'entrevue de Catherine de Mé-
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dicis et du duc d'Albe à Bayonne; on ne voit plus dans le traité de Saint-Germain , dans l'appel de Coligny à la cour, dans les noces du roi de Na­varre, autant de moyens imaginés pour désarmer les protestants, séduire leur chef et l'attirer lui et les siens dans le guet-apens où l'on comptait les exterminer tous. Des documents authentiques et précis ont fait voir que la cour, à Saint-Germain, avait fait la paix non pour perdre les protestants, ni pour se convertir à eux, mais par impuissance de continuer la guerre. Les défaites mêmes des huguenots décourageaient ceux qui les avaient vaincus : car, vaincus, ils se retrouvaient toujours debout, et que pou­vait-on espérer en prolongeant la guerre quand c'était là tout le résultat de la victoire? Charles IX ne tendait pas un piège à Coligny lorsqu'il l'appela à la cour, et il était sincère quand il lui donnait tant de marques d'attachement. Mais la reine s'émut d'une faveur qui substi­tuait cette influence nouvelle à la sienne. Elle s'en effraya surtout quand elle vit Coligny pousser Charles IX à la guerre contre l'Espagne. Car ce n'était pas seulement une rupture avec sa politique passée, c'était la ruine de toute son autorité dans l'avenir. Quelle force n'eût pas eue Co­ligny, s'il avait donné à la France, pour prix de la tolérance religieuse et de la réconciliation de tous ses enfants, la domination des Pays-Bas? Voilà pourquoi la reine, n'ayant pu, par aucun moyen, ruiner les projets de l'amiral, résolut de le faire assassiner, et, le coup manqué, de l'enve­lopper lui et les siens dans un massacre. La pensée de la Saint-Barthé-lemy n'a donc pas germé longtemps dans l'âme de Catherine. C'est la veille seulement, c'est après la visite de Charles IX à l'amiral blessé, quand Catherine vit le roi indigné de l'attentat et, ne sachant d'où ve­nait le coup, tout disposé à le venger; c'est alors que, sous l'influence de la haine et de la peur, elle circonvint le malheureux prince de ses obses­sions , lui avoua sa part dans le meurtre, lui dit que, quoi qu'il fît, on l'en ferait lui-même complice, que les protestants couraient aux armes, et, le subjuguant par la terreur, réussit à lui faire résoudre la perte de l'homme dont il voulait punir l'assassinat. La violence exercée sur ce faible esprit se trahit par l'emportement même avec lequel il se jette dans cet extrême : «Par la mort Dieu, s'écria-t-il, puisque vous trouvez «bon qu'on tue l'amiral, je le veux; mais aussi tous ces huguenots, afin « qu'il n'en demeure pas un qui le puisse reprocher l. » Crime politique, dont la religion a été le prétexte et dont elle a fourni aussi les instru-
1 « Discours du roi Henry III à un personnage d'honneur et de qualité (le médecin " Miron) estant près de Sa Majesté à Cracovie, des causes et motifs de la Saint-Bar-«thélemy, » dans les Mémoires d'Etat, de Villeroi, collection Petitot, 1er série, t. XLIV, p. 5o8.
ments dans ses plus fougueux sectateurs, mais dont elle n'a pas été la cause. Catherine n'eut jamais le degré de fanatisme nécessaire pour aller jusque-là. Italienne, de l'école de Machiavel, assez indifférente en religion, et politique sans scrupules, elle sacrifia tout aux intérêts de son pouvoir. Le crime n'en est peut-être que plus odieux, et, s'il a été presque aussitôt exécuté que conçu, c'est à peine une circonstance, atténuante. Pour trouver et punir la préméditation dans l'assassinat il n'est pas né­cessaire qu'elle remonte à deux ans1.
M. le marquis de Noailles a des paroles justement indignées contre ces crimes d'Etat, qui sont toujours des crimes et ne trouvent point leur justification dans la raison de l'intérêt public ; intérêt qu'on met toujours faussement en avant, et qui, d'ailleurs, ne manque jamais d'être compromis : la Saint-Barthélemy en est la preuve. Inspiré par une am­bition particulière, le crime tourna contre la religion qu'il affectait de défendre et fit évanouir les plus belles espérances du pays qu'il pré­tendait sauver.
En signalant la vraie cause de la Saint-Barthélemy, M. de Noailles me paraît pourtant l'avoir exagérée quand il écrit : « Vouloir arracher le «roi à la tutelle de Catherine, vouloir éloigner le duc d'Anjou en l'en-« voyant régner en Pologne, ce fut là le grand crime de l'amiral ; on le «fit assassiner de peur qu'il n'y réussît.» Le premier point est vrai; mais la preuve que le projet de Pologne n'entrait pas dans les griefs qui poussèrent Catherine à l'assassinat de l'amiral, c'est que, l'attentat com­mis et la Saint-Barthélemy consommée, le projet ne fut pas abandonné. Montluc, parti huit jours avant le crime, ne fut pas rappelé, et, si sa mission rencontra des obstacles, ce ne fut pas de la part, de la reine mère. M. de Noailles a retracé en des pages pleines d'intérêt la crise qui commença à la mort de Sigismond-Auguste. C'est la partie la plus
1 Voyez, sur les antécédents et sur les causes de la Saint-Barthélemy, plusieurs mémoires de M. Ahel Desjardins, lus à l'Académie des inscriptions en 1865 et 1866, et destinés à servir d'introduction à la Correspondance des ambassadeurs flo­rentins qu'il publie dans fa Collection des documents inédits de l'histoire de France; et un article de M. E. Boutarie, La Saint-Barthélemy d'après les archives du Va­tican (Bibl. de l'École des Chartes, 1862, p. 1 et suiv.) : «La Saint-Barthélemy est « un crime religieux, disent les uns ; les autres affirment que c'est un crime politique ; « nous sommes d'avis de ces derniers, avis partagé de nos jours par les écrivains pro-« testants qui ont, avant de se prononcer, fait une étude sérieuse et impartiale de tous « les documents. Ranke, Raumer et plusieurs autres historiens allemands, ont nié que « la religion ait été la cause de la saint-Barthélémy. » L'auteur s'attache à combattre l'opinion contraire, longtemps accréditée en France, se fondant sur les dépêches du nonce Salviati et d'autres documents publiés par le P. Theiner.
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neuve de son livre, celle qu'il a le mieux éclairée par les documents puisés aux archives du pays. 11 a exposé avec détail l'antagonisme de la grande et de la petite Pologne, la rivalité de l'évêque de Gniezen et du grand maréchal, et ces assemblées préparatoires où les partis cherchaient à s'organiser et à concerter leurs moyens d'influence. Il montre combien, au milieu de ces agitations et de ces rivalités particulières, une grande passion dominait pourtant : celle de l'avenir de la patrie, dont chaque noble se croyait responsable : « Il n'y a pas, dit-il, de spectacle plus digne d'intérêt «que celui d'un grand peuple jeté subitement dans la nécessité de faire « tout par lui-même et de pourvoir à tout; d'improviser un gouvernement, « des lois, des tribunaux, une administration; de se prémunir contre ses en-« nemis du dehors ; de se mettre en garde, à l'intérieur, contre les intrigues « des ambitieux et les emportements des partis, et cela au moment même i( qu'un changement de dynastie met en jeu tout son avenir. Ce spec­tacle, la Pologne l'offrit en 1572. Dans ces heures suprêmes, il faut « qu'un peuple ait une salutaire confiance en lui-même, un grand cou-« rage civil, une sorte de stoïcisme patriotique pour envisager sa situation « avec calme, et ne pas chercher à abréger le temps de l'épreuve en se «jetant sous la sauvegarde d'une autorité quelconque, assez forte pour «lui donner l'ordre et la paix publique, mais en même temps assez « puissante pour compromettre sa liberté. La Pologne traversa heureu-« sèment cette épreuve à l'époque qui nous occupe. Le danger même «de la patrie imprima à chacun une crainte tutélaire. La solennité de la « circonstance imposait : plus on se sentit libre, plus on voulut se mon-«trer digne de l'être. Une liberté très-large, mais qui n'avait pas encore «dégénéré en licence, la notion et l'exercice habituel des devoirs poli-« tiques, faisaient de chaque noble en Pologne un citoyen. Aussi la ré-« publique put-elle, pendant dix-huit mois, se passer de gouvernement, « et la noblesse, puisant sa force dans ses mœurs politiques, fut-elle en « mesure de pourvoir à tout par elle-même et de parer à toutes les «éventualités.» Et l'auteur parle des « confédérations " qui, réunissant en faisceaux les forces disséminées des palatinats, mirent un peu d'ordre dans cette confusion de volontés et amenèrent enfin à la diète de convo­cation de Varsovie.
La convocation de Varsovie fut, comme il le montre fort bien, l'un des plus grands événements de l'histoire de la Pologne. C'est là que fu­rent établis les principes nouveaux de la constitution polonaise : aboli­tion de l'hérédité du trône, suffrage universel et direct de la noblesse, pacta conventa. Jusqu'alors le droit d'élire existait virtuellement, mais la couronne se transmettait dans la même dynastie; et c'était par un ma-
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riage avec la sœur de Sigismond-Auguste que l'on avait eu la pensée de lui donner pour successeur le duc d'Anjou. Le principe nouveau intro­duit en 1573 est «l'élection successive et formelle de chaque souverain « à l'exclusion de toute idée dynastique. » La nouvelle loi interdit au prince régnant de désigner son successeur, même du consentement de la nation; tant qu'il vivra, la question de succession ne pourra pas même être soulevée. Ainsi la Pologne allait établir comme principe de sa constitution le retour périodique de ces crises si favorables à ceux qui convoitaient ses dépouilles.
Pour le moment on ne songeait encore qu'à se disputer la couronne. Afin de mieux assurer l'indépendance de leur choix, les Polonais, vou­lant échapper aux cabales étrangères, avaient d'abord décidé que tous les ambassadeurs accrédités auprès du feu roi quitteraient le pays dans les huit jours; et les envoyés des princes qui briguaient les suffrages de la nation n'avaient été admis que sous le bénéfice d'une escorte d'honneur équivalant à une véritable surveillance. Ces princes étaient, avec le duc d'Anjou, l'Empereur, qui sollicitait la couronne pour son second fils, l'archiduc Ernest, le futur prétendant à la main d'Isabelle, fille de Philippe II, et à la couronne de. France, âgé alors de dix-huit ans et récemment nommé gouverneur de Bohême; — le czar Ivan IV, qui la ré­clamait pour lui-même, promettant d'être bon prince, excusant les actes de son despotisme féroce par l'indignité des Russes, montrant tout ce que la Pologne gagnerait à être réunie à la Moscovie et ne stipulant qu'une chose : c'est que, sur la fin de ses jours, le sénat lui permît de ne plus vivre que pour Dieu et de se retirer dans un monastère. Il y avait encore le roi de Suède Jean III : mais, indépendamment des griefs na­tionaux, il s'était rendu personnellement odieux par sa conduite envers son frère, qu'il avait renversé du trône et tenait en prison; — le duc de Prusse, vassal en ce temps-là de la Pologne : mais il avait irrité les nobles en revendiquant le premier rang dans le sénat; — le palatin de Transyl­vanie, Battori, que les Polonais seront bientôt si heureux de retrouver : mais il semblait bien faible et l'on redoutait d'être entraîné par lui dans une guerre contre les Turcs, quand c'est aux Russes qu'il fallait faire tête; — le khan des Tartares même, qui se faisait candidat pour se mé­nager clans un refus quelque nouveau grief;— enfin des gentilshommes du pays, les Piasts au nombre de trente-six, candidats nationaux au premier chef, mais qui s'annulaient les uns les autres et n'apportaient d'ailleurs aucune aide aux nécessités de l'État. Le czar étant repoussé par l'horreur bien légitime qu'il inspirait, et ceux que nous avons nommés après lui pour leur impuissance, il n'y avait véritablement en
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présence que l'archiduc Ernest et le duc d'Anjou. L'archiduc Ernest était soutenu par le pape et agréé, mieux qu'aucun autre, de la Russie, mais combattu par la crainte qu'avaient les Polonais d'être soumis au régime despotique de l'Autriche et forcément jetés dans ses guerres contre les Turcs. Le duc d'Anjou n'avait aucun appui au dehors : tous les efforts tentés à cette fin avaient échoué. Schömberg, député auprès des princes allemands, n'en avait rien obtenu : ceux qui, par politique et par religion , se défiaient le plus de la maison d'Autriche en Allemagne étaient bien plus hostiles à l'auteur de la Saint-Barthélémy. L'ambassadeur de France à Constantinople n'avait guère eu plus de succès auprès de la Porte, qui pourtant avait eu, dit-on, la première idée de cette candidature. Peut-être craignait-elle maintenant, vu l'humour et les libertés des Polonais, que l'élection d'un prince français servît moins à rapprocher la Pologne de ses intérêts qu'à en éloigner la France. Tout ce qu'on put obtenir du vizir, ce fut une promesse de recommandation qu'il ne tint guère; car il se borna à prier la Diète de ne point élire un prince ennemi des Turcs.
Le duc d'Anjou devait donc surtout compter sur le nom et le pres­tige de la France : joignez-y la réputation militaire qu'il s'était faite à peu de frais sans doute. On avait habilement exploité à son profit les souvenirs de Jarnac et de Montcontour. Balagny, le fils naturel de Montluc, envoyé d'abord pour sonder le terrain, et Montluc venant en­suite, n'avaient rien négligé pour étendre, en la surfaisant, la renommée du jeune prince. On parlait de sa valeur, de ses rares vertus; on parlait de ses richesses : les revenus de ses apanages, un Pactole, un Eldorado, devaient abondamment pourvoir à tous les besoins du pays.
Mais, à ce moment, arrivait la nouvelle de la Saint-Barthélemy, et on ne manquait pas de dire la part qui en revenait au frère de Charles IX. Ce n'étaient pas seulement les protestants qui, en Pologne, lui devenaient hostiles, c'était la nation tout entière : car, si la Pologne était catholique, elle avait paru répugner à toutes les mesures de rigueur prises ailleurs contre les huguenots. Cette sage conduite avait fait que le protestan­tisme y avait même eu moins de partisans qu'en beaucoup d'autres lieux, et le peuple, content de garder sa foi, prenait ombrage d'un prince qui, en la voulant défendre par la persécution, pouvait jeter le pays dans la guerre civile. M. de Noailles a cité une lettre d'un gentilhomme nommé Kossobutius à l'évêque de Cujavie, en date du 1er dé­cembre 1572, où l'auteur expose les raisons, je ne dis pas seulement d'humanité et de religion, mais de patriotisme et de bon sens, qui de­vaient faire rejeter comme pernicieux tous les moyens de violence; et
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c'était là, on le peut dire, le sentiment général du pays. Les adversaires du prince français ne manquaient pas d'exploiter les appréhensions qu'il avait fait naître. L'Autriche elle-même, en qui l'on devait s'attendre à retrouver le plus de sympathie pour la politique de Philippe II, l'Au­triche se faisait une arme de ces répugnances religieuses; et les jésuites d'Ingolstadt, partisans de l'archiduc Ernest, répandaient en Pologne un petit livre où l'on vantait Henri d'avoir seul conçu la pensée et assuré l'exécution de la Saint-Barthélemy : ouvrage composé en apparence pour le plus grand honneur du prince français, mais qui n'avait d'autre but que de le perdre.
Pour ramener les esprits au duc d'Anjou, il ne fallut pas moins que l'habileté de Montluc, évêque fort tolérant par nature (on le soupçonna un instant d'incliner au protestantisme) et diplomate consommé. On peut voir dans le récit de M. de Noailles tout ce qu'il sut prodiguer d'as­surances et de promesses, montrer de souplesse et de dextérité, déployer d'éloquence, pour raffermir ses partisans, rallier les incertains et triom­pher de toute opposition. La candidature du duc d'Anjou avait déjà gagné bien du terrain, le légat même y était rallié, quand s'ouvrit la Diète d'élection. L'ambassadeur impérial y parla d'abord, Montluc de­vait suivre. Les orateurs politiques ont plus d'un moyen à leur service quand, appelés à répondre à un adversaire, ils veulent ménager l'inter­valle d'une nuit à leur réplique. Montluc usa du stratagème le plus pri­mitif. Quand on le vint prendre pour parler à son tour devant la Diète, il se dit malade et se mit au lit; mais il passa la nuit à réfuter le dis­cours dont le soir même on lui avait apporté une copie, et put ainsi prendre tous ses avantages sur son adversaire. L'ambassadeur du roi de Suède vint ensuite, qui dénonça les vues secrètes et les propositions hostiles de la Russie. La Russie n'avait pas envoyé d'ambassadeur : Ivan IV attendait que les Polonais députassent vers lui pour lui ap­porter la couronne. Ils n'eurent garde : leur politique ne tendait qu'à se fortifier contre les Russes. La France était de toutes les puissances celle qui avait pris, à cet égard, les engagements les plus formels : c'est ce qui fit élire le duc d'Anjou.
Nous ne pouvons que renvoyer encore au livre de M. de Noailles. si l'on veut se faire une idée du mouvement de celte grande élection, pour laquelle un peuple entier était accouru et campait sous la tente. Les protestants du pays, avant d'en venir aux suffrages, s'étaient fait donner des garanties par des actes qui entrèrent dans le droit public; et, si ceux de France avaient, dans le principe, aidé à la candidature qui triomphait, leur appui ne demeura pas sans récompense. L'arrivée en
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France des ambassadeurs polonais hâta la conclusion de la paix de la Rochelle, paix qui, au lendemain de la Saint-Barthélémy, était comme une amende honorable faite par les auteurs du massacre devant la ville où s'était relevé le drapeau de la réforme.
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La couronne que l'on apportait au duc d'Anjou, et qu'il souhaita peut-être , tant que le succès fut douteux, le tentait déjà moins depuis qu'elle lui était assurée. Les stipulations arrêtées à Varsovie faisaient de la royauté en Pologne tout autre chose qu'elle n'était en France; et la santé délabrée de Charles IX promettait à Henri, dans un avenir pro­chain, un trône plus haut avec un pouvoir moins limité. Mais ce n'était point chose qu'on pût avouer, et Charles IX pressait d'autant plus le départ de son frère que lui-même y voulait mettre plus de délai. Il partit donc.
M. le marquis de Noailles a raconté les tribulations qu'eut à subir le nouveau roi avant d'atteindre aux frontières de son royaume. Toute l'Allemagne protestante frémissait encore d'indignation, au souvenir de la Saint-Barthélémy : les tableaux du massacre étaient suspendus dans les palais où il était reçu; et il n'en rencontrait pas seulement ces images muettes, il en trouvait de vivants témoins dans les réfugiés français, qui remplissaient les petites cours allemandes. Sa réception en Pologne le dédommagea de ce qu'il y avait eu d'amer pour lui dans l'hospitalité germanique. Les Polonais déployèrent partout, en le recevant, la plus grande magnificence; c'étaient des larmes, des cris d'allégresse, et, de la part des complimenteurs, des torrents d'éloquence; et le jeune roi savait faire la meilleure figure au milieu de ces honneurs. Il avait un orateur de profession, le sire de Pibrac, pour les discours d'apparat; mais il sa­vait lui-même trouver des mots heureux et les dire à propos. Je suis surpris que M. de Noailles ait négligé de les recueillir: car ils pei­gnent l'homme, le pays, la situation; et le cadre de son ouvrage en trois volumes était assez large pour les comprendre. Comme il passait près d'une mine, on lui apporte une belle pièce d'argenterie; il refuse disant : « qu'il est plus accoutumé à donner qu'à recevoir. » On insiste : C'est le tribut ordinaire des rois. Il accepte alors, mais il en fait don aussitôt pour la réparation d'une église. Un peu plus loin, il est reçu chez un seigneur qui, au départ, lui offre plusieurs vases d'or et d'argent. Nou­veau refus : «Les rois de France, dit-il, ne s'enrichissent pas des pré­« sents de leurs vassaux ; » et, comme on répond qu'il est en Pologne, que
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c'est l'usage établi, il accepte encore, mais c'est pour les donner à la fille de son hôte. Il ne pouvait mieux justifier la réputation de libé­ralité que lui avait faite l'ambassadeur de France; et ses largesses ne con­sistaient pas seulement à donner ce qu'il recevait, il donnait du sien et à pleines mains, « comme s'il eût été inspiré, dit l'historien Mathieu, « qu'il ne demeurerait pas longtemps dans le pays. »
Laissons les cérémonies et les fêtes du couronnement, et venons au lendemain de ces réjouissances. Le désenchantement fut grand pour le nouveau roi. La réalité dépassait tout ce qu'il avait pu se figurer par les articles de la constitution et les actes nouvellement sanctionnés, dont, au reste, on s'était bien gardé de lui dérober la connaissance. Le pouvoir était entre les mains non du roi, mais du sénat. Le sénat traitait les af­faires, le roi donnait les audiences, audiences interminables: pendant trois mois, à table, au lit même, il fut assailli de discours dont la lon­gueur se doublait par la nécessité de les traduire pour qu'il y pût ré­pondre. Le roi, en Pologne, quand il n'était pas à la guerre, avait pour lot de rendre la justice : et quelle façon de rendre la justice! Un meurtre était-il commis ? la veuve et les enfants du mort apportaient au roi le corps inanimé, criant vengeance; et ils revenaient chaque matin au château avec le cadavre, jusqu'à ce que satisfaction leur fût donnée. Une royauté de cette sorte offensait le prince délicat; ajoutez-y la pers­pective d'épouser, pour prix de cette insupportable couronne, une infante de cinquante ans! Le roi cherchait quelque distraction dans la société des Français venus avec lui; mais les Polonais étaient jaloux de ces préférences. Il affecta de se priver de toute société, de se retrancher tout plaisir : nouveaux murmures. Il se jeta alors dans les tournois, dans les bals et les festins, dans «les buveries, » dans ces buveries qui «fai-«saient, dit Mathieu, partie de la discipline des Polonais, » et où il sem­blait qu'il voulût, lui, nature frêle et efféminée, mettre les Polonais eux-mêmes sur les dents! C'est au milieu de ces plaisirs tumultueux, où il essayait de s'étourdir, qu'il reçut la nouvelle de la mort de Charles IX.
Cet événement devait le rappeler en France: car, en briguant le trône de Pologne, il n'avait pas entendu renoncer à la couronne dont il était l'héritier. Il avait même fait reconnaître des Polonais, par un acte spé­cial, que ses enfants nés en Pologne ne cesseraient pas d'être Français, voulant garder à sa postérité tous ses droits dans son ancienne patrie. Mais comment y revenir? La conduite la plus naturelle et la seule digne était de convoquer la Diète pour lui soumettre la situation, et lui donner le choix ou de laisser les deux couronnes unies sur sa tête en lui
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rendant toute liberté d'action, ou de reprendre celle que l'élection lui avait donnée. L'honneur lui faisait un devoir de cette façon d'agir, et l'intérêt la lui conseillait aussi. En abdiquant la couronne, il aurait pu n'être pas sans influence sur le choix de son successeur. Tout porte à croire qu'il eût réussi à se substituer son frère, le duc d'Alençon; c'eût été maintenir aux Polonais les avantages qu'ils avaient cherchés en allant prendre un roi en France, affermir l'influence de la France en Pologne, et, du même coup, éloigner un prince, qui, à l'intérieur, devait lui créer de grands embarras à lui-même. Mais cela exigeait des délais, et Henri n'en souffrait plus. Il résolut donc de partir, et il concerta son évasion avec le même secret, la même diligence à choisir ses confidents, j'allais dire ses complices, la même application à régler tous les détails de cet étrange complot, qu'un autre eût fait pour l'usur­pation du pouvoir. Il clément les bruits de son départ, rassure le grand chambellan qui s'en est ému, et, comme on lui dit que le sénat inquiet fait mettre partout des gardes, il affecte d'en rire; il dit qu'il va se mettre au lit. Il se couche en effet, reçoit encore ceux qui viennent l'épier, laissant peu à peu mourir la conversation, et les paroles expirer sur ses lèvres; puis, dès qu'on l'a quitté, le croyant endormi, il se lève, s'ha­bille, mettant ses éperons dans ses chausses, de peur de donner l'éveil, se glisse avec quelques familiers par une porte de derrière, gagne le lieu où on lui tient des chevaux tout sellés, monte à cheval, et, sans at­tendre les guides, court droit devant lui dans la direction de la France.
Cependant le bruit de son départ, qui avait devancé la réalité, conti­nuait d'agiter les esprits à Cracovie. Le grand chambellan, les voulant rassurer, revient au palais; son titre lui donnait entrée partout et à toute heure. Il frappe à la porte du roi : nul ne répond; il monte aux chambres des gentilshommes : ils n'y sont plus. Soupçonnant alors la vérité, il revient à la chambre du roi, et, n'en pouvant forcer la porte, il entre par la fenêtre: il trouve les flambeaux allumés à l'ordinaire, les rideaux tirés, deux pages auprès du lit, et personne dedans. Grand émoi; le palais est envahi et même un peu pillé, tandis que le grand chambellan ne songe qu'à retrouver son maître. Cinq cents cavaliers avec lui se lancent à la poursuite du roi, et, grâce au temps qu'il a perdu à chercher son chemin, retrouvent sa piste et reprennent l'espé­rance de l'atteindre. A leur vue, la peur se met dans la troupe fugitive; plusieurs se jettent à travers champs. Pibrac, l'éloquent Pibrac, dut se réfugier dans un marais et même y faire le plongeon pour échapper aux pierres que les paysans, le voyant se cacher et ne sachant pourquoi, lui jetaient à tout hasard. Cependant les cavaliers s'étaient attachés à la
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personne du roi. Vainement Henri faisait-il rompre les ponts derrière lui : ils franchissaient les rivières à la nage, le suppliant de s'arrêter, lui criant en latin : Serenissima Majestas, cur fugis? Mais Henri n'en courait que plus vite, et enfin il réussit à gagner avant eux la frontière : rare exemple d'un roi qui fuit du trône et d'un peuple qui court après !
Le roi ne fuyait, il est vrai, que pour aller chercher un autre royaume ; et le peuple courait après lui, sachant par expérience les difficultés d'une élection et les périls d'un interrègne. Le roi en effet, aux yeux des Polo­nais , était le dépositaire de toute justice : lui mort, elle restait suspendue ; les partis se croyaient libres de vider leurs différends les armes à la main, d'occuper par la force les terres contestées. Il avait fallu prendre, dans le dernier interrègne, des mesures provisoires pour empêcher que le pays ne tombât dans une entière anarchie; et le désordre ne fut pas moindre après le départ de Henri : on le peut voir par le tableau que lui en firent plus tard les députés de la nation envoyés en France pour le rappeler en Pologne. Le peuple avait donc quelque raison de courir après lui; mais, pour Henri, sa précipitation était sans excuse, et il montra bien qu'il était plus pressé de quitter ce trône que d'aller chercher l'autre. A peine arrivé à la frontière, il respire; il se rend à Vienne, où il s'arrête à recevoir les honneurs que rend l'Empire à sa nouvelle royauté. De Vienne gagnera-t-il le Rhin pour rentrer en France? Point du tout. Il va en Italie. Il se rend à Venise, où la vieille république étale tout ce qu'elle avait alors de splendeur pour mieux fêter le chef du pays en qui elle voit son allié le plus sûr. Si ce roi n'eût pas été Henri III, son séjour en Pologne, son voyage même en Italie, eussent pu lui apprendre tout ce que la France, même après deux règnes d'affaiblissement et de discorde, avait encore de moyens d'action au dehors. En Pologne il eût reconnu ce qu'on pouvait faire d'une nation brave comme les Polonais pour défendre l'Europe contre les barbares introduits dans son sein, Russes ou Turcs; en Italie il eût vu combien la présence même de la maison d'Autriche y donnait d'influence à la France. Tous les petits princes que menaçait la domination espagnole, le duc de Ferrare, le duc de Mantoue, venaient lui faire leur cour, le pressaient de se rendre dans leurs États; les villes qu'il ne pouvait pas visiter députaient vers lui pour lui offrir leurs hommages avec des présents. — Mais, en Pologne, il n'avait senti que les ennuis de son exil; en Italie il ne goûta que l'eni­vrement des fêtes. En Pologne il ne sut que s'aliéner par sa fuite l'esprit des Polonais; en Italie, que ruiner l'ascendant de la France. Car, à Tu­rin , il voulut payer l'hospitalité qu'il y reçut, en abandonnant au duc de Savoie les dernières places que nous avions en Piémont, Pignerol, Pé
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rouse, Savigliano. Il ôtait par là aux petites puissances italiennes l'es­poir qu'elles mettaient dans la France, tant que la France gardait un pied en Italie ; il rendait les clefs de l'Italie à un prince qui, par la Sa­voie, avait déjà les clefs de la France, et qui, n'ayant jamais eu d'autre principe d'alliance que son intérêt, se trouvait alors plus porté vers l'Espagne, dont il attendait le plus les moyens de s'agrandir : acte si insensé, que le duc de Nevers, un Italien, refusa d'y concourir et résigna son titre de commandant de ces places pour n'avoir point à les livrer. Ainsi la précipitation de Henri III et sa lenteur à revenir avaient été éga­lement funestes. Avant de toucher aux frontières de la France, il avait déjà compromis les plus sérieux intérêts de la couronne qu'il venait recevoir.
Nous avons rapidement esquissé le tableau que M. le marquis de Noailles a peint de ce curieux épisode de notre histoire. Mais le cadre n'en comporte pas trois volumes : aussi trouvera-t-on beaucoup d'autres choses dans le livre que nous annonçons. L'élection de Henri de Valois amène l'auteur à retracer les fastes de la Pologne et même des peuples du voisinage que la Pologne entraînera dans sa sphère, ou avec lesquels elle restera en rapport. Ainsi Henri III nous vaut l'histoire des Polonais, et l'histoire des Polonais celle des Lithuaniens, des chevaliers Teuto-niques, des chevaliers Porte-Glaives, de la Livonie, de la Prusse, de la Moldavie, même de la Russie et des Tartares, mais surtout de la race slave, dont la langue est familière à l'historien : ce qui lui a permis de recourir à des sources moins abordables à la plupart d'entre nous et d'enrichir son travail des documents les plus rares. Je ne dissimule pas que cette richesse d'informations, qui rend son livre si curieux, est bien aussi un péril. Il se laisse aller trop volontiers au désir fort louable de nous communiquer en une fois tout ce qu'il sait de ce monde moins exploré chez nous, et la composition de son ouvrage en peut souffrir. Ainsi, à peine Montluc est-il arrivé en Pologne pour entamer sa négo­ciation, que l'auteur s'interrompt : «Il nous faut maintenant, dit-il, « quitter Montluc. L'ayant amené jusqu'à Conin, nous l'y laisserons oc­« cupé à tendre les filets de sa diplomatie.» (T. Ier, ch. v, p. 107.) Mais il l'y laisse plus de temps qu'il n'en fallait à l'habile négociateur pour tendre ses filets et y prendre sa proie : car il n'y reviendra qu'au vo­lume suivant (t. II, ch. xxvi, p. 61 : «Il est temps de revenir à Mont-" luc »), après dix-huit chapitres où il a passé en revue toutes les dynasties de la Pologne, les Lechs, les Piasts, les Jaghellons, et toutes les vicissi­tudes antérieures des peuples voisins, à mesure qu'ils entraient dans le cercle d'action de la Pologne. Plus d'une fois on revient à la date de
1572, et l'on peut croire qu'on va ressaisir le sujet; mais il nous échappe encore par de nouvelles digressions, fort intéressantes, fort instructives, mais qui ont le tort de supposer le lecteur peu pressé d'arriver au dé­noûment. Et même quand on y est, lorsque la Diète de convocation est réunie, que la question est engagée, plusieurs pages sont encore consa­crées à nous raconter comment les rois se succédaient au trône au temps des Lechs, des Piasts et des Jaghellons. Tant d'efforts étaient-ils néces-saires pour nous introduire à l'histoire de cette royauté d'un jour ?
Ne nous en plaignons pas, puisque nous devons à cet esprit d'investi gation un ouvrages! plein de détails sur la race slave. De ses trois volumes l'auteur en a consacré deux au récit et un aux documents. Nous n'avons que des éloges à donner à ce recueil de pièces, recueil qui a coûté tant de recherches, et qui, s'il ne demande rien à l'écrivain, exige tout du critique. Quant au récit, j'aurais bien à relever quelques assertions de l'auteur. Il dit du temps qui suivit la paix de Saint-Germain : «Jamais la « France n'avait été si forte. » (T. Ier, p. 11.) Cela est difficile à croire. La France venait de traverser dix ans de guerre civile ; les protestants tou­jours battus ne s'étaient jamais laissé abattre; mais on doit plus parler de leur constance que de leur force; et quant aux catholiques, s'ils avaient fait la paix, c'est qu'ils ne pouvaient plus faire la guerre. Ce qui est vrai, c'est que la France , si affaiblie qu'elle fût, était assez forte encore, les protestants et les catholiques étant unis, pour aider à l'af­franchissement des Pays-Bas. A propos de ce projet de Coligny sur les Pays-Bas, on lit encore : «Ainsi la situation intérieure de la France, la « trop grande puissance de Philippe II, ses intrigues même, tout com­« mandait, en 1572, une guerre contre l'Espagne, " (T.Ier, p. 15.)La pen­sée d'étouffer la guerre à l'intérieur n'est pas une raison suffisante pour la porter au dehors. L'autorité même de Coligny ne me paraît pas justifier cette politique1. Il n'est pas permis de se débarrasser d'un
' « Sire, disait-il, encore que la contrariété des humeurs françoises et les longues « recheutes de ceste vieille maladie causée par le différend de la relligion ne pou-« voient faire juger de vostre Estât que la ruine d'icelui, ou que du moins il y deust « laisser partie de ses membres et de sa force, Dieu néanmoins, comme le seul mé­« decin qui en ceste maladie désespérée lui pouvoit donner remède, fait tant de « grâce à Vostre Majesté que de l'avoir guéri, refait et remis sur pied. Reste de le « préserver d'une recheute, et le maintenir en santé par tous moyens loisibles et « possibles. A ceci il n'y a rien plus propre qu'un exercice pris à temps qui consume « les mauvaises humeurs qui la pourroient causer, et confirme ce qui entretient la « santé ; c'est d'entreprendre une guerre dehors, pour conserver la paix dedans, et, « comme tous bons politiques ont de tout temps fait, mettre un ennemi en teste à « un peuple aguerri, de peur qu'il ne le devienne à soi mesme. Chacun sçait comme
fléau en le rejetant sur les autres; et quant à la trop grande puissance de Philippe II, si c'est une faute que de laisser un voisin devenir trop puissant, cette faute ne crée pourtant pas le droit de l'attaquer sans autre raison ; j'en appelle aux sentiments de haute moralité, aux maximes de droiture en politique, à l'aversion pour les crimes d'État, que l'auteur professe si dignement dans cette histoire. (T. Ier, p. 02.) Pour ce qui est des intrigues de Philippe II, il faut prendre garde de confondre les temps et de rapporter aux règnes de François II et de Charles IX ce qui est de l'époque de Henri III et de la Ligue. Depuis Cateau-Cambrésis, Philippe II n'avait pas cessé d'offrir et de prêter au gouver­nement français l'appui de ses armes contre les protestants. Les protes­tants avaient donc toute raison de s'en plaindre et de se regarder comme en guerre ouverte avec lui; mais le gouvernement français, qui avait usé contre eux de ses secours, ne pouvait guère lui en faire un grief. La guerre contre l'Espagne était sans doute d'un grand intérêt; elle pouvait même devenir légitime. La France, ayant établi la tolérance chez elle, pouvait demander au gouvernement espagnol, sinon de l'imiter, au moins de renoncer à cette guerre d'extermination qu'il poursuivait contre les protestants aux Pays-Bas. Plus d'une raison lui donnait le droit d'inter­venir de cette sorte, ne fût-ce que la sécurité de ses frontières :
Nam tua res agitur paries quum proximus ardet;
et la demande rejetée pouvait amener à une rupture. Mais ce n'était point ainsi que Coligny voulait procéder. Il s'agissait d'intervenir sans plus tarder par la force, et l'intervention secrète avait déjà commencé. Le gouvernement de Charles IX ne pouvait se jeter dans cette voie sans paraître, je ne dis pas seulement démentir tout son passé, mais renier ses engagements et abdiquer entre les mains des protestants. On comprend qu'il ait pu hésiter et même avoir quelques scrupules. Hâ­tons-nous de dire que ce n'étaient pas ces scrupules qui arrêtaient Cathe­rine de Médicis, et qu'elle agit par de tout autres motifs. Mais, en con­damnant ces motifs, il ne faut point traiter de même manière les raisons d'une autre sorte qu'elle pouvait alléguer.
Je ne trouve pas non plus l'auteur entièrement impartial quand il accuse l'Espagne d'avoir songé à se rapprocher de la Porte, alors qu'elle
« le François qui a goûté les armes malaisément les peut laisser, et comme souvent « de gaieté de cœur, par faulte d'ennemi, il querelle son compagnon et ami mesme. » (Mémoire de Coligny, cité par M. de Noailles, t. Ier, p. 18.)
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faisait un crime à la France de ses alliances avec les Turcs. (T. Ier, p. 60.) L'Espagne, en se rapprochant de la Porte, cherchait la paix ; la France, trop souvent un appui pour la guerre. Mais les Turcs n'étaient pas des auxiliaires que l'on pût diriger à son gré; ils étaient encore dans le mouvement de l'invasion. Les appeler à la guerre, c'était les provoquer à s'agrandir aux dépens de la chrétienté; c'était leur sacrifier les popu­lations chrétiennes de la Hongrie, c'était abandonner les rivages de l'Italie à leurs dévastations, c'était livrer les églises à la profanation, les femmes, les jeunes filles, les jeunes garçons, à la plus dégradante capti­vité. Voilà pourquoi François Ier, quand la nécessité de la lutte le jeta dans cette voie, prenait tant de peine à cacher ses alliances; voilà pourquoi il les reniait dans chacun de ses traités avec Charles-Quint. Le rôle de la France à Constantinople ne fut donc pas seulement celui de « compositeur des différends de l'universelle génération des Naza-«réens. » Il fut cela, et il est bon d'y insister pour lui faire honneur du bon parti qu'elle sut tirer de ses relations avec les Turcs au profit de l'Europe; mais il ne faut pas perdre de vue l'autre face de la question. Ce serait renoncer à comprendre et pourquoi l'Europe faisait à la France un crime de ces rapports, et pourquoi nos rois , en les contractant, met­taient tant de soin à les cacher.
Enfin, à propos de la Saint-Barthélemy, l'auteur se demande si le mou­vement réformiste au xvie siècle ne tendait pas à «créer en France une « aristocratie qui, par son origine, eût été forcément libérale » (t. Ier, p. 35); en telle sorte que la catastrophe où périt Coligny aurait eu encore, entre autres funestes résultats, celui d'ôter à la France cette aristocratie poli­tique dont l'absence a tant servi au despotisme des rois. Mais ce serait reconnaître à l'attentat du 24 août une trop grande puissance que d'y rattacher le principe d'une telle transformation de nos destinées. La Saint-Barthélemy, et c'est là une des plus hautes moralités de cette histoire, n'a point affaibli les protestants, au contraire. Pour prix du sang versé, elle leur donna parmi les catholiques les sympathies de tous ceux qui avaient horreur de ces violences; elle fit naître le parti des po­litiques, qui soutiendra Henri IV, même protestant, et lui donnera le moyen d'attendre que sa conversion lui ait ramené la nation tout en­tière. Si l'aristocratie n'a pas joué un plus grand rôle en France, ce n'est pas aux ligueurs des rois, c'est bien plutôt à leurs faveurs qu'il convient de l'imputer. L'aristocratie s'est laissé prendre aux séductions de la cour. On ne peut accuser qu'elle-même si, à ce prix, elle a secondé, au lieu de l'entraver, le développement du pouvoir absolu.
Ces critiques portent sur des points qui ne tiennent pas même au
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fond du livre de M. de Noailles, et s'effacent, d'ailleurs, au milieu des éloges que des chapitres entiers méritent sans réserve, par exemple cette description de la Pologne où la géographie se relève de tant d'heureuses citations poétiques, et ce tableau des progrès de la Russie sous Ivan III, sous Ivan IV, où l'auteur a retracé avec tant d'énergie les procédés sanguinaires de ces farouches conquérants. Mon plus grand reproche s'adresse au plan où ces morceaux et beaucoup d'autres ont trouvé place. J'aurais mieux aimé une introduction qui nous eût donné les antécédents de la Pologne et ses rapports avec les peuples du voi­sinage, jusqu'au jour où la mort de Sigismond-Auguste amène l'épisode qui fait le fond de cet ouvrage. Le début aurait peut-être été moins vif; mais la suite eût été plus soutenue. J'avoue que, de cette sorte, il eût fallu retrancher bien des détails que le cadre d'une introduction n'aurait plus admis; et ces détails ont, à mes yeux, tant d'intérêt, que je suis fort tenté de renoncer à ma critique: mais il y aurait moyen de tout concilier. L'auteur n'a pas écrit ce livre sans avoir approfondi l'histoire des peuples slaves. Avec la connaissance qu'il a de leur langue nationale, avec la noble curiosité qui l'entraîne vers les documents di­plomatiques et l'habileté qu'il a montrée à les recueillir et à les mettre en œuvre, il lui serait facile de donner une histoire de la Pologne et des peuples liés à elle par l'affinité de leur race ou de leurs destinées; et alors l'épisode de Henri de Valois pourrait s'en détacher dans les pro­portions que le sujet comporte. Ce serait donner satisfaction en même temps et à l'érudition historique dont l'auteur a si bien mérité par ce travail, et à l'art de composer qui fait l'historien, et qu'un écrivain de son nom doit estimer par-dessus tout.
Imprimerie impériale. — Décembre 1867.