Henri-Alexandre WALLON
Décès et obsèques
(d'après le récit de Paul Wallon, son fils)
Jeudi 3 novembre 1904
Mariage à la mairie du Panthéon de Pauline Rivière avec René Giard, archiviste paléographe.
Mon père devait être témoin de Pauline avec M. Mercier. Charles et
Geneviève Rivière le trouvant très fatigué m'avaient demandé la veille
de vouloir bien le remplacer le cas échéant et de me trouver à 10h1/2 à
l'Institut. La signature du contrat avait lieu le matin même à
l'Institut. Durant cette lecture Père avait paru très affaissé par
moment. Il voulait cependant se rendre à la mairie, mais sur mon
instance, il consentit à rester. Il avait mal dormi la nuit, avait eu
des cauchemars et le matin des hallucinations qu'il racontait avec
bonne humeur et en plaisantant. Il avait d'abord rêvé que la place du
Panthéon était pleine de monde attendant son tour de mariage, la foule
grossissait toujours, il se réveille et bien éveillé dit-il, voit tout
ce monde entrer dans sa chambre. J'étais bien éveillé puisque je voyais
ma fenêtre et par la fenêtre les arbres du Quai de l'Institut, etc.
J'appelais aussitôt pour faire sortir tous ces gens leur demandant ce
qu'ils me voulaient... Il nous racontait tout cela debout, en riant et
nous accompagnant à la porte de son appartement.
Samedi 5 novembre
Mariage de Pauline Rivière et de René Giard à l'église
Saint-Jacques-du-Haut-Pas. Mon Père est conduit directement à l'église
afin de ne pas faire l'ascension des 4 étages de Geneviève. Il attend
le cortège assis dans une chapelle. Il fait très froid dans cette
église, on n'a pas allumé le calorifère. Nous trouvons tous très
mauvaise mine à Père. Il assiste au défilé à la sacristie assis dans un
fauteuil. En sortant de l'église, il fait l'ascension très pénible des
4 étages de Geneviève, prend une tasse de consommé et repart presque
aussitôt, se faisant conduire à l'Institut à la séance annuelle de
l'Académie des B.A. où il tient à féliciter les lauréats du Grand Prix
valenciennois.
Dimanche 6 novembre
Père passe une très mauvaise journée après une mauvaise nuit où il a eu
de nouvelles hallucinations. Nous sommes très inquiets. Je me demande
si je ne dois pas décommander le dîner et la soirée qui doivent suivre
le mariage de Louise mardi prochain. Je me demande même si le mariage
aura lieu.
Lundi 7 novembre
Mon Père passe une bonne journée; il parle même avec entrain des fêtes
du lendemain. La nuit du lundi au mardi est bonne et pour la première
fois depuis le 2 novembre sans hallucinations.
Mardi 8 novembre
MARIAGE DE LOUISE
Dans la matinée André Deltombe vient me prévenir que son bon-papa a
passé une bonne nuit, qu'il ira à la marie, à l'église et veut même
assister au défilé et le soir au dîner. A Il h 1/4 précise,toute la
noce se trouve réunie dans un grand salon de la Mairie du VIIe
Arondissement rue de Grenelle. Quelques minutes après mon arrivée avec
Louise en coupé orné de fleurs, on nous introduit dans la salle des
mariages. Le maire lui-même tient à faire le mariage, il prononce une
allocution des plus simples et des plus touchantes parait-il que j'ai
le regret de ne pouvoir entendre ; dans son allocution il parle de
mon père en termes excellents. La cérémonie est telle que je le
désirais, très imposante et brillante. La salle est ravissante avec
toutes les fraîches toilettes des nombreuses jeunes filles qui la
remplissent.
Arrivée à l'église Saint-Thomas-d'Aquin vers midi 1/4 . Très nombreuse
assistance. Discours un peu trop long du Curé qui lui aussi tient à
marier la petite-fille de M. H. Wallon. Cours un peu trop étendu et
sans intérêt sur les contrats des sociétés pour en arriver aux contrats
de mariage. Grand éloge de mon père avec allusions assez discrètes aux
temps troublés, etc., quelques secrets sur Mme Demangeon que, sur la
demande de l'abbé des mariages nous avons cru devoir lui donner, muets
en ce qui nous concernait. Le Curé, du reste, a fidèlement exaucé nos
voeux de ne pas avoir de ces éloges à coups d'encensoirs dont ils sont
généralement trop prodigues en ces circonstances. On aurait même cru
que Louise était orpheline de père et de mère, car il ne fut question
ni de l'un, ni de l'autre, absolument pas. Père, sollicité par moi de
ne pas assister au défilé et de sortir par une porte latérale où un
landau l'attendait pour le reconduire à l'Institut, tient à assister au
défilé. Il y paraît très heureux de serrer la main dc tous ceux qui
viennent le féliciter. Le défilé dure très longtemps. Lunch à la maison
A la sortie de l'église, en landau avec mon père, Sophie et Mme
Demangcon, nous nous faisons conduire directement à l'Institut où
j'aide Père à monter son escalier. Je suis frappé de sa difficulté à
monter ; nous nous arrêtons à l'entresol où Annette, revenant de
l'église vient nous rejoindre. Tout l'après-midi, Père travail avec
Henri à la révision de sa notice. Travail pénible nous dit Henri où on
sent une grande lassitude de tête. Henri pense même que ce sera une
diversion et un repos pour Père de venir assister au dîner et l'amène
au Palais d'Orsay à 7h. Père préside la table
101 convives dont 56 de ses enfants et petits-enfants. A la fin du
dîner, je porte tin toast à peu près en ces termes : « Mon
cher Père, j'avais toujours rêvé quand je marierai ma file de réunir
autour de toi tes enfants et petits-enfants et s'il était possible
arrières-petits-enfants. Sur 78 nous sommes ici 56. Mesdames Messieurs,
chers amis, chers enfants je vous invite à vous joindre à moi pour
porter la santé de mon vénéré père ».
Mon père, sans se lever, il était trop faible, prononça cependant d'une
voix très nette, très claire et qui est entendue au bout de la table
une petite allocution très touchante où, après avoir porté la santé des
mariés, il parle de l'union qui a toujours existé entre ses enfants et
souhaite que cette union ne faiblisse jamais. Vers 11h mon père se
retirait au bras de mon frère Henri qui l'accompagne à l'Institut puis
la soirée commence pour se terminer vers 2h du matin. Toute la jeunesse
paraît franchement s'amuser.
Mercredi 9 novembre
La nuit n'a pas été bonne pour mon pauvre père ; on le décide à faire venir le médecin, le Dr Pissary.
Jeudi 10 novembre
Louise et Albert partent le soir pour le midi, au Trayas, près de St Raphaël. Nous les accompagnons tous à la gare.
Vendredi 11 novembre
Dans la matinée je vais voir Père; il n'a pas passé une bonne nuit. Il
me parle pourtant beaucoup de la noce, s'informe quand Louise et Albert
reviendront de leur voyage de noces, si leur retour coïncidera avec
celui de Pauline et René Giard. Il voudrait donner un dîner pour les
réunir.
Samedi 12 novembre
Dans la matinée vers 9h je vais voir Père. Il est assis dans son
fauteuil, travaillant près de son feu, dans sa chambre. Il me parle
beaucoup des Petites Dalles, s'informant de la reconstruction de sa
maison (la villa L'Epine, ultérieurement propriété des Lancrenon,
détruite l'été précédent lors de l'incendie du Casino voisin) désirant
voir les photos que Charles en a rapportées. Par moment il parle même
très haut, répétant sa phrase, croyant que je ne l'ai pas entendue.
Pendant ma visite, pas la plus petite défaillance. Il n'en avait
pourtant pas été de même avant mon arrivée me dit Adèle en me
reconduisant. Toujours préoccupé des épreuves de sa notice pour
lesquelles il vient pourtant de signer le bon à tirer, il s'était un
peu embrouillé dans ses explications.
Vers midi, Valentine arrive de Valenciennes. Père l'avait attendue pour
déjeuner. Il a toute sa lucidité d'esprit. Un peu fatigué dans
l'après-midi, on le décide à se coucher. Vers 5h je passe à l'Institut
prendre des nouvelles de Père, j'appends qu'une consultation a eu lieu
l'après-midi: la situation est considérée comme très grave, congestion
cérébrale sans espoir. J'entre dans la chambre de Père, il est très
affaissé, je ne crois pas qu'il me reconnaisse. Je ne reste qu'un
instant et vais mettre une dépêche à mon frère Henri ; « Etat
très grave, viens vite ». Pendant que nous achevons le dîner, coup
de sonnette. C'est Annette qui vient me chercher. Nous accourons à
l'Institut. Père est assis dans son fauteuil devant la table préparée
pour le dîner. Il est très oppressé, les yeux clos, et affaissé sur
lui-même. Après mon départ, vers 6h Adèle Jeanne et Valentine avaient
fait prévenir un prêtre. Père l'avait reçu avec encore toute son
intelligence, mais presque aussitôt après son départ, au moment de
servir le dîner, il avait perdu connaissance. On peut dire que l'agonie
commençait. Toute la famille arrive tour à tour. Penché sur mon pauvre
père que je ne quitte plus jusqu'à son dernier souffle, je lui fais
respirer de l'éther. Vers 10h le médecin me demande s'il faut prolonger
l'agonie. Il le peut avec une piqûre de caféine. Le malade peut-il en
souffrir ? Non aucunement, la souffrance sera seulement pour
l'assistance. Alors, faites, mon frère Henri arrivera vers minuit,
qu'il retrouve encore notre père vivant.
Vers minuit arrivent Henri et Laure. Je dis bien haut en lui pressant
la main: Père, voici Henri, voici Laure ! Tous tes enfants sont
là ! La respiration continue, toujours haletante. M'a-t-il
entendu ? A 1 heure 20 minutes, mon père s'éteint tout doucement
sans paraître souffrir. Nous étions alors autour de lui environ 40 de
ses enfants et petits-enfants : Adèle et ses enfants, Maurice et
Georgette, André et Louise, Anna et Paul Lancrenon, Joseph, Jean ;
Henri et Laure ; Sophie, moi, Charles, Henri, André, Emile et
Georges ; Jeanne et Pierre, Adèle et Emile Deboudé, Joseph, Jeanne
et Marie ; Valentine, Pauline, et Marguerite ; Etienne et
Mathilde, Marguerite, Pauline, Geneviève, Charles, Marcel ;
Béatrice, Pierre Puiseux, Marie-Louise et les deux domestiques.
Tour à tour, chacun vient se mettre à genoux devant le pauvre Père et
lui baiser la main. Après quelques instants tout le monde sort et nous
procédons à la toilette, Adèle, Jeanne, Valentine, Henri, Etienne et
moi aidés par les deux domestiques, Louise et Annette. Quand ce fut
fini et Père replacé sur son lit, on rentra dans la chambre et tous
vinrent s'agenouiller près du lit. Sophie passe la nuit du dimanche au
lundi à l'Institut veillant mon pauvre père avec Béatrice.
Le matin, envoi de dépêches à Louise et Albert partis en voyage de
noces à St-Raphaël, à Paul qui fait son service militaire à Besançon,
aux différents membres de la famille, au Président de la République, au
Président du Sénat, au Président de l'Académie des Inscriptions, au
Recteur, etc.
Le Président de la République envoie aussitôt le Ce Ribel et M. Paulet
présenter ses compliments de condoléances. Le registre déposé chez le
concierge se couvre bientôt de signatures.
Lundi 14 novembre
Paul arrive de Besançon à 6h du matin. Louise et Albert rentrent à
Paris vers 6h du soir. Je passe la nuit à l'Institut veillant mon
pauvre père avec Adèle, Valentine, Geneviève et son mari. Marguerite
passe aussi une partie de la nuit. C'est la dernière nuit. La mise en
bière doit avoir lieu le lendemain mardi vers 10h du matin
Mardi 15 novembre
Dans la matinée, vers 10h mise en bière. La constitution de mon père
était si belle si saine que le corps n'avait encore subi aucune
altération, pas le plus petit indice de décomposition ; il
reposait toujours avec la même attitude de tête noble et belle, les
yeux clos et semblant écouter et penser. Il était dans son lit en
chemise de nuit j'avais repoussé qu'on l'habillât en tenue de soirée
les mains croisées sur le drap du lit, un crucifix dans ses mains.
C'est ainsi qu'on le transporta dans le triple cercueil (sapin, zinc et
chêne) enveloppé d'ouate et la tête reposant sur un coussin de satin
blanc. Avant de recouvrir le visage et de fermer le cercueil, ceux qui
avaient quitté la chambre rentrèrent et chacun s'agenouillant vint
déposer un dernier baiser sur le front du bien-aimé père.
A la séance du Sénat, touchante allocution du Président Fallières. Le
Sénat lève ensuite la séance en signe de deuil à l'unanimité constate
le président. Nous apprenons également que la municipalité de
Valenciennes a fait mettre le drapeau de l'Hôtel de Ville en berne.
Mercredi 16 novembre
A 11h1/4 , nous sommes tous réunis à l'Institut et le défilé commence
bientôt, long défilé, affluence considérable qui montre combien mon
père était aimé et respecté universellement. Le Président de la
République s'était fait représenter par le capitaine de vaisseau
Huguet. Les cordons du poêle étaient tenus par MM. Fallières Président
du Sénat, Chaumié Ministre de l'instruction publique, Liard Recteur,
Alf. Croiset Doyen de la Faculté des Lettres, Gaston Brissin
représentant l'Ecole Normale, le Dr Roux l'Institut Pasteur, G. Picot
la Société antiesclavagiste, L. Delisle l'Ecole des Chartes, Havet
Président de l'Académie des Inscriptions, Devilers maire de
Valenciennes.
Un bataillon du 102e avec drapeau et musique rend les honneurs
funèbres. Sur le cercueil, les décorations françaises seulement :
cravate de Commandeur de la Légion d'Honneur, rosette d'Officier d'IP,
Médaille de sauvetage. Ni fleurs ni couronnes.
Service à St-Germain-des-Prés. Eglise comble, absoute donnée par le
Cardinal Perrand, ancien élève de mon père et venu exprès d'Autun.
Le défilé dure jusqu'à 2h1/2. Un cortège imposant accompagne... au
cimetière tous les enfants et petits-enfants suivent, tête nue, le
corbillard. Au cimetière, aucun discours.
D’après Paul WALLON
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