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L'amendement Wallon

30 janvier 1875


En février 1871, après plus de 20 ans pendant lesquels il s'est tenu à l'écart de la vie politique, Henri Wallon est élu député du Nord. Il a 58 ans. Il est politiquement inclassable, voulant par-dessus tout garder son indépendance d'esprit et de jugement. Ce trait de caractère explique qu'il ne se soit jamais vraiment affilié à un parti. Il est considéré tantôt comme modéré de centre droit, voire orléaniste, tantôt de centre gauche, voire pour certain d'extrême gauche. Mais ce n'est pas tellement lui qui varie dans ses idéaux, mais la conjoncture qui fluctue ! Il est républicain dans l'âme, mais à condition que ce soit une république d'ordre et non pas une république révolutionnaire. Il est viscéralement attaché au suffrage universel et à une certaine morale chrétienne. Il est pour la Liberté et il est très jaloux de sa propre liberté de pensée.


Henri Wallon a été surnommé "Père de la Constitution" ou "Père de la République". Par son amendement, l'amendement Wallon, voté le 30 janvier 1875 à une voix de majorité, il donne en effet le coup d'envoi de la constitution de la IIIe République qui sera la constitution de la France jusqu'à la défaite de 1940, puis qui inspirera très fortement les constitutions de la IVe et surtout de la Ve République.

Cette constitution est très singulière. Elle fait suite à une longue période de grande instabilité constitutionnelle : en 81 ans, de 1791 à 1875, pas moins de 13 constitutions se succèdent, aucune d'elles dépassant les 15 ans d'existence. La constitution de 1875 au contraire va durer jusqu'en 1940, soit 65 ans. Et pourtant, on n'a jamais eu en France une constitution aussi brève, 34 articles seulement, ni aussi imprécise. Elle fait pâle figure à côté de la constitution européenne avec ses 448 articles ! C'est probablement cette brièveté et cette imprécision qui lui ont permis de durer aussi longtemps. Elle a pu ainsi s'adapter aux circonstances, se transformer et d'une certaine manière devenir coutumière. Cette constitution n'est pas formée d'un texte unique, mais de trois lois constitutionnelles qui n'ont jamais été réellement réunies :

Elle est en partie l'oeuvre des orléanistes et c'est au départ une véritable monarchie sans monarque. Ce régime mériterait le nom d'improbable république. En effet, comment cette constitution a-t-elle pu être votée par une chambre, comme on va le voir, très largement royaliste ? Pour essayer de comprendre cette apparente contradiction, il faut remonter un peu dans le temps et en préciser les origines.

Après la catastrophe de Sedan le 2 septembre 1870, la République est proclamée à Paris le 4 septembre à l'Hôtel de Ville. Mais c'est une déclaration purement formelle, sans aucun fondement constitutionnel qui vise beaucoup plus à enterrer l'empire qui vient de s'effondrer qu'à créer une véritable république.

Sous la pression de Bismarck, la convention d'armistice qui est signée le 28 janvier 1871 pour 21 jours prévoit l'élection d'une Assemblée nationale. L'élection a lieu le 8 février 1871 et cette assemblée se réunit, dans un premier temps, à Bordeaux. L'Assemblée élue l'est moins pour faire une constitution que pour faire la paix. Sur 626 membres, elle compte 396 monarchistes (182 légitimistes, 214 orléanistes) et 230 députés de gauche. Les monarchistes doivent leur succès à leur position pacifiste. La France, terriblement traumatisée et désillusionnée par la défaite, vote pour la paix.

Le 10 mai 1871 est signé le traité de Francfort : la France perd le nord de la Lorraine et presque toute l'Alsace (à l'exception de Belfort) et s'engage à verser 5 milliards de francs-or, somme considérable ; elle reste occupée par les troupes allemandes jusqu'au versement de l'indemnité le 16 septembre 1873.

L'Assemblée met à la tête de l'exécutif Adolphe Thiers avec le titre de "Chef du pouvoir exécutif de la République française". Ce terme n'est employé qu'à titre provisoire, sans préjuger du régime qui va lui succéder. Il ne fait que garder provisoirement un état de fait. Mais d'orléaniste, Thiers devient progressivement républicain ce qui amène l'assemblée à lui rogner graduellement ses pouvoirs et finalement pousse Thiers à démissionner le 24 mai 1873.

Le Maréchal de Mac-Mahon, monarchiste, est élu pour le remplacer. Il est auréolé des victoires de Sébastol et de Magenta, mais supporte la défaite de Sedan où il est fait prisonnier et la répression de la Commune. Ce président de la République royaliste élu, il reste à trouver un monarque ! Or pour le trône, il y a deux prétendants rivaux :

On finit péniblement par se mettre d'accord sur le nom du comte de Chambord, mais celui-ci fait capoter le projet à la dernière minute. Alors que tout est organisé pour son entrée triomphale dans Paris et son intronisation, il refuse au dernier moment le drapeau tricolore et exige le drapeau blanc. Tous les monarchistes, même les plus extrémistes, s'opposent à cette exigence. La population n'est pas prête à abandonner le drapeau tricolore qui s'est auréolé de gloire à Valmy et Austerlitz. Une lettre de Sophie Wallon, la soeur d'Henri, raconte comment, à Valenciennes, le drapeau tricolore, arboré par une diligence arrivant de Paris au moment des journées révolutionnaires de 1830, les Trois glorieuses, est ovationné et porté en triomphe par la foule.

Désemparés, les royalistes prolongent, le 20 novembre 1873 le mandat de Président de la République du Maréchal de Mac-Mahon pour 7 ans à titre personnel, en espérant que d'ici là le comte de Chambord sera décédé, laissant le champ libre au comte de Paris qui n'a pas cette exigence du drapeau blanc et qui, lui, a une descendance.

Il faut donc organiser les institutions de ce régime provisoire et une commission de 30 membres est nommée pour cela.

La discussion de la première des trois lois constitutionnelles, relative à l'organisation des pouvoirs publics, commence le 21 janvier 1875 à Versailles où siège l'Assemblée nationale depuis la Commune. Le texte initial ne contient même pas le mot République. La gauche accuse la droite, ne pouvant proposer de monarchie, de se contenter de faire de l'obstruction. La droite est piquée au vif, mais ne veut pas s'avouer vaincue. La séance se termine dans la confusion générale.

Le 28 janvier, les esprits se sont un peu calmés et un député du centre gauche, Edouard de Laboulaye, propose l'amendement suivant:

"Le gouvernement de la République se compose de deux chambres et d'un président."

C'est très exactement ce qu'avait proposé Casimir Périer quelques mois plus tôt et qui avait été rejeté. Cette fois de nouveau l'amendement est repoussé, mais avec une faible majorité: 359 voix contre et 336 voix pour.

C'est alors que le 30 janvier, le député Henri Wallon propose l'amendement suivant:

"Le président de la République est élu à la pluralité des suffrages par le Sénat et la Chambre des députés réunis en Assemblée nationale. Il est élu pour 7 ans, il est rééligible."


Henri Wallon défend son amendement à la tribune :

"Loin d'ébranler la loi du 20 novembre 1873, mon amendement a, au contraire, pour but de la compléter et de l'affermir.

Qu'a voulu la loi du 20 novembre? Elle a voulu donner la stabilité au pouvoir, et la sécurité au pays...

...Dire que le provisoire durera sept ans, ce n'est pas faire cesser le malaise, c'est le faire durer...

...Le projet de la commission, c'est l'organisation du provisoire; eh bien, le pays est las du provisoire...

...Qu'est-ce qui triomphe dans les élections ? La République ou l'Empire ? Si le provisoire est maintenu jusqu'en 1880, on n'en sortira que par une de ces deux issues, la République faite sans vous et contre vous ou l'empire, c'est-à-dire la ruine de vos espérances, et j'ajoute la ruine du pays. Car l'empire c'est la guerre.

Je ne connais, Messieurs, que trois formes de gouvernement : la monarchie, la république, l'empire. L'empire, personne n'a osé vous proposer de le voter. La monarchie! est-elle possible ?...

...Si la monarchie était possible en novembre 1873, pourquoi (les monarchistes) ont-ils voté la loi du 20 novembre ?

Mais, dira-t-on, vous proclamez donc la république?

Messieurs, je ne proclame rien, je prends ce qui est. J'appelle les choses par leur nom ; je les prends sous le nom que vous avez accepté, que vous acceptez encore, et je veux faire que ce gouvernement qui est, dure tant que vous ne trouverez pas quelque chose de mieux à faire.

Mais, dira-t-on, vous n'en faites pas moins la république !

A cela je réponds tout simplement : Si la république ne convient pas à la France, la plus sûre manière d'en finir avec elle, c'est de la faire...

...Dans la situation où est la France, il faut que nous sacrifiions nos préférences, nos théories. Nous n'avons pas le choix. Nous trouvons une forme de gouvernement, il faut la prendre telle qu'elle est ; il faut la faire durer. Je dis que c'est le devoir de tout bon citoyen. J'ajoute, au risque d'avoir l'air de soutenir un paradoxe, que c'est l'intérêt même du parti monarchique...

...Ma conclusion, Messieurs, c'est qu'il faut sortir du provisoire. Si la monarchie est possible, si vous pouvez montrer qu'elle est acceptable, proposez-la...

...Que si, au contraire, elle ne paraît pas possible, eh bien, je ne vous dit pas : proclamer la république !... Mais je vous dis : Constituez le gouvernement qui se trouve maintenant établi et qui est le gouvernement de la république.

Je ne vous demande pas de le déclarer définitif. Qu'est-ce qui est définitif ? Mais ne le déclarez pas non plus provisoire. Faites un gouvernement qui ait en lui les moyens de vivre et de se continuer, qui ait aussi en lui les moyens de se transformer, si le besoin du pays le demande, de se transformer, non pas à une date fixe comme le 20 novembre 1880, mais alors que le besoin du pays le demandera, ni plus tôt ni plus tard.

Voilà, Messieurs, quel était l'objet de mon amendement."

L'amendement est alors mis aux voix, il est adopté une voix de majorité (353 contre 352).

Cet amendement deviendra l'article 2 de la loi du 25 février 1875 relative à l'organisation des pouvoirs publics.

On a dit et écrit que la République était passée à une voix de majorité. C'est certes vrai au sens strict du terme, mais comme l'a bien montré Adhémar Esmein, éminent juriste de la fin du XIXe et du début du XXe siècle, c'est aussi le résultat d'une lente évolution qui a débuté par le refus du drapeau tricolore par le comte de Chambord. Mais comme le souligne Roland Drago dans l'exposé qu'il a fait à l'Institut le 11 octobre 2004, c'est l'habileté politique d'Henri Wallon qui a "fait sauter le verrou" et a permis à cette évolution d'aller à son terme.

Terminons ce chapitre sur une note plaisante. On entend parfois dire que cet amendement n'a pu être voté que grâce à l'absence lors du vote d'un député royaliste qui s'étant rendu à un rendez-vous galant arriva en retard à l'Assemblée. En réalité, Roland Drago raconte, dans ce même exposé, que cette légende vient d'une nouvelle écrite en 1922 par Pierre Benot et qui s'intitule: "La surprenante aventure du Baron de Pradeyles". La nouvelle raconte comment ce baron, député royaliste, a été retardé au moment de prendre son train pour Versailles où siégeait l'Assemblée, par une très jolie femme à la solde de la gauche, ce qui aurait empêché le rejet de l'amendement. Mais ce n'est qu'un roman !

Pierre Wallon
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