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Extrait du Journal officiel du 25 Mars 1893.
OBSERVATIONS
PRÉSENTÉES
AU COURS DE LA DISCUSSION DU BUDGET DU MINISTÈRE DE L'INSTRUCTION PUBLIQUE
PAR
M. H. WALLON
SUR
L'ENSEIGNEMENT CLASSIQUE MODERNE
Séance du 24 Mars 1893.
PARIS
IMPRIMERIE DES JOURNAUX OFFICIELS
31, QUAI VOLTAIRE 31 1893
SÉNAT
Extrait du Journal officiel du 25 Mars 1893.
OBSERVATIONS
PRÉSENTÉES
AU COURS DE LA DISCUSSION DU BUDGET DU MINISTÈRE DE L'INSTRUCTION PUBLIQUE
PAR
M. H. WALLON
S_UR
L'ENSEIGNEMENT CLASSIQUE MODERNE
Séance du 24 Mars 1893.
M, Wallon. Messieurs, au moment où l'on aborde les crédits relatifs à l'enseigne­ment secondaire, je voudrais dire quelques mots sur le nouveau mode qui s'y trouve introduit aujourd'hui sous le nom d'ensei­gnement classique moderne.
Je suis fort désintéressé dans la ques­tion; car j'ai été, dans les lycées, professeur d'histoire et de géographie, et ces deux sciences gardent la même importance dans
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l'une comme dans l'autre section de l'ensei­gnement secondaire. Cependant je ne suis pas indifférent à l'étude des langues an­ciennes et je ne voudrais pas qu'elles fus­sent trop légèrement sacrifiées.
C'est une très bonne idée que d'étendre davantage l'étude des langues modernes, et ce qu'il faudrait surtout, ce serait de ré­former cet enseignement et de le mettre plus en valeur. Mais c'est une erreur de croire que l'on puisse remplacer dans le cours des études les langues anciennes par les langues modernes.
Le français, comme l'anglais et l'allemand, sont des langues d'une autre nature que le latin et le grec. La traduction du français en allemand ou en anglais ou de ces deux langues en français n'a pas du tout la même influence dans le développement de l'esprit que la traduction du latin et du grec. Les langues anciennes et les langues modernes, en effet, n'ont pas le même caractère. Les langues anciennes sont synthétiques, les langues modernes analytiques, et c'est cette différence qui fait de leur traduction de l'une en l'autre cette gymnastique intellec­tuelle où réside la véritable force de l'édu­cation. C'est pourquoi dans tous les pays, même en Allemagne et en Angleterre, les langues anciennes font la partie capitale de l'enseignement classique.
En France, nous avons bien plus de rai­sons encore pour les prendre comme fonde­ment de notre instruction. L'allemand et l'anglais n'ont avec le latin qu'une parenté éloignée, pas plus rapprochée que celle du sanscrit. Notre langue à nous est sortie du latin. C'est dans le latin que le français a ses origines.
Je ne veux pas dire pour cela qu'il faille commencer par apprendre le latin. Il est clair que le latin ne peut pas entrer dans l'enseignement primaire. Même parmi ceux qui doivent se livrer aux études classi­ques, l'enseignement du latin ne com­mence que plus tard. Mais si l'on donne un certain nombre d'années à la culture lit­téraire, il faut que plusieurs de ces années associent l'étude du latin à celle du fran­çais, non pas pour arriver à écrire en latin comme Cicéron ou à faire des vers comme Virgile, mais pour connaître les mots qui sont racines des nôtres et les modes de la grammaire qui les combine; c'est là, je crois, ce qui est la véritable base de l'en­seignement classique.
L'enseignement moderne, comme on l'appelle, comprend six ans; par consé­quent, on y peut faire place au latin. Mais, dira-t-on, l'on n'en exclut pas la connais­sance de l'antiquité. Non, sans doute, et je reconnais même qu'avec l'étude des lan-
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M. le ministre. Pas toujours, monsieur Wallon!
M. Wallon. ...que ce baccalauréat ouvre, comme l'autre, les portes des écoles de droit et de médecine.
Mais donnerez-vous à vos nouveaux doc­teurs en droit et en médecine cette forte éducation classique qui a fait l'honneur de notre barreau et de notre corps médical ? Pour l'art médical, ce n'est pas seulement le latin qu'il faudrait, c'est aussi le grec, comme pour l'histoire naturelle. Vous ne pouvez pas lire un rapport à l'académie de médecine ou un livre de sciences natu­relles, sans être obligés de recourir, non pas au dictionnaire de l'Académie, — vous n'y trouveriez rien, — mais au dictionnaire grec. Impossible de rien comprendre à la langue de la médecine ou des sciences na­turelles aujourd'hui, si on n'a pas recours au grec!
L'expérience qui vient d'être tentée me paraît dangereuse, appliquée ainsi à l'en­seignement secondaire dans tous les col­lèges, et je vous demande la permission de vous rappeler à ce sujet un souvenir.
En 1875, un ancien élève de l'Ecole nor­male, agrégé de l'Université, vint trouver le ministre, et lui dit : « Je me propose d'essayer un nouveau mode d'enseigne­ment, — c'était le fondateur de l'école al-
gues modernes, on y donne aux élèves quelques notions de littérature ancienne. Ainsi, dans la classe de première, on doit traduire Y Iliade et Y Enéide. Comment cela! Du grec, du latin? Non, de l'allemand. Je lis, en effet, dans le programme de la classe supérieure, au nombre des auteurs alle­mands prescrits : Voss, Homer's Ilias, Vir-rjiVs sEneide. Voilà comment dans le cours d'enseignement moderne on traduira Ho­mère et Virgile!
Des modifications ont été, à plusieurs re­prises, introduites dans l'enseignement classique. M. Duruy a établi l'enseigne­ment spécial, qui a échoué, peut-être, parce qu'on l'a fait dévier de son véritable esprit. M. Fortoul avait auparavant créé ce qu'on a appelé la bifurcation, bien critiquée, bien bafouée, dont'je n'ai jamais été par­tisan et qui cependant me paraît un sys­tème préférable à celui qui vient d'être introduit dans les lycées; car, au moins, on faisait des études de latin jusqu'à la troi­sième. Aujourd'hui, c'est dès le premier pas dans la carrière qu'il faut qu'un enfant se décide pour l'un ou l'autre terme où il doit arriver. Je sais bien qu'il y a un baccalau­réat spécial, et M. le ministre ne désespère pas d'obtenir du conseil supérieur de l'ins­truction publique (qu'est-ce qu'un ministre n'obtient pas de ce conseil?)...
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sacienne, — mais je voudrais ne pas rompre avec l'Université et je vous demande de me conserver le traitement d'agrégé, comme un lien qui me rattache toujours à la fa­mille universitaire.
Le ministre s'empressa de le lui accorder, bien que le traitement d'agrégé soit absolu­ment réservé aux professeurs de l'Etat, et il lui dit : Vous quittez l'Université, mais vous allez travailler pour elle, et je ne me fais pas scrupule de vous maintenir votre traitement d'agrégé. Votre idée me parût-elle juste, je ne voudrais pas l'établir immé­diatement dans tous les lycées. Vous allez faire cette expérience au dehors; si vous réussissez, l'Université en profitera.
L'Université, messieurs, en a profité d'une autre manière. La tentative n'a pas été heureuse ; mais elle a été faite, et l'Univer­sité en a tiré profit en ne la suivant pas.
Les réformes de l'enseignement exigent beaucoup de prudence. Lorsque M. Duruy a institué l'enseignement spécial, il ne l'a pas introduit dans tous lés lycées; il a com­mencé par l'établir dans un seul collège, celui de Mont-de-Marsan. Vous, au con­traire, que faites-vous? Vous établissez cet enseignement nouveau en même temps dans tous les collèges de France ; de telle sorte que si le système est mauvais, c'est
toute une génération, ce sont même plu­sieurs générations qui vont en souffrir.
Messieurs, je suis véritablement effrayé de ce danger. J'appelle sur ce point la sur­veillance de M. le ministre, et je déclare que ce sera chose bien difficile, car l'abais­sement des études sera lent et progressif, et le mal sera peut-être irréparable quand on y voudra porter remède.
M. le ministre de l'instruction publique ayant répondu, M. Wallon a répliqué :
Messieurs, j e suis bien loin d'avoir dit que l'enseignement classique était désormais supprimé dans nos lycées. Je suis heureux de reconnaître qu'il y a encore la plus grande place, et j'ai la confiance qu'il la gardera. Je tiens aussi à ce que M. le mi­nistre ne pense pas que j'aie été jamais partisan de la bifurcation. C'est par rapport à l'enseignement moderne que j'ai dit que la bifurcation valait mieux, car le système comprenait un peu de latin. Mais, je le ré­pète, c'est une chose fâcheuse que de vou­loir entraîner à ce genre nouveau d'ensei­gnement une partie de la jeunesse par la séduction d'un nom attrayant, qui semble la détacher du passé, lui ouvrir l'avenir.
On a cherché ce nom dans le conseil su­périeur de l'instruction publique ; on a cher-
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ché beaucoup, et comme il fallait bien gar­der à l'enseignement classique son ancien nom, on a imaginé d'appeler l'autre « ensei­gnement classique moderne ». Le mot n'est pas exact; le nom véritable, — il eût été moins séduisant pour les familles, — c'est « enseignement classique bâtard. » (Très bien! très bien! et rires à droite.)
Paris.— Imp. des Journaux officiels, 31, quai,Voltaire, 31.