Extrait du Journal officiel de la République française
des 2 et 5 Juillet 1904
DISCOURS
PRONONCÉS PAR
M. HENRI WALLON
SÉNATEUR INAMOVIBLE
SÉANCES DU SÉNAT DES Ier & 4 JUILLET 1904
SUPPRESSION DES CONGRÉGATIONS ENSEIGNANTES -+-.
PARIS
IMPRIMERIE DES JOURNAUX OFFICIELS
31, QUAI VOLTAIRE, 31
1904
Extrait du Journal officiel de la République française
des 2 et 5 Juillet 1904
DISCOURS
PRONONCÉS PAR
M. HENRI WALLON
sénateur inamovible
SEANCE DU SÉNAT DU ler JUILLET 1904
sur le 1er paragraphe de l'article 1er
M. le président. La parole est à M. Wal­lon.
M. Wallon. Messieurs, M. le président vous a donné lecture du premier paragraphe de l'article 1er proposé par la commission : « L'enseignement de tout ordre et de toute nature est interdit en France aux congréga­tions. »
Ce paragraphe me paraît être comme un air de bravoure ; « Je fauche tout, j'abats
congrégations qui demandaient à être au­torisées ; voici l'admonestation sévère qu'il lui donnait en vue de la loi actuelle (séance du 7 mars 1904) :
« La Chambre des députés est appelée à rendre un vote de doctrine. La procédure n'est plus en cause. C'est sur le fond que sa décision va porter. (Applaudissements à gauche et à l'extrême gauche. — Applaudis­sements ironiques à droite et au centre.)
« Le suffrage universel attend ses manda­taires à cette épreuve pour les juger défini­tivement sur ce qu'ils sont et non sur ce qu'ils prétendent être.(Trèsbien! très bien! à gauche et à l'extrême gauche.) Pas un dé­puté du centre n'a cette fois de raison sé­rieuse, ni même de raison plausible (Excla­mations au centre) pour s'associer à la droite contre ses collègues de gauche.
« Il faut être décidément cette fois avec la congrégation contre le parti républicain ou avec le parti républicain contre la con­grégation. (Très bien! très bien! à gauche et à l'extrême gauche.) Les issues sont fer­mées à toute échappatoire. Les congréga­tions enseignantes ont fait leur temps. »
C'est raide ! Etes-vous résignés, mes­sieurs, à prendre la leçon pour vous? Les voix éloquentes que vous avez entendues dans les premières séances, ne vous ont-
tout; arrangez-vous, si vous pouvez, de ce qui reste. »
Ce paragraphe en deux lignes que je vous demande de supprimer, c'est la loi tout en­tière. Si, contrairement à mon amendement, vous l'adoptez, je ne vous le dissimule pas, ou plutôt je vous en avertis, l'œuvre de M. Combes est accomplie. Il pourra, dès le lendemain, comme il l'a annoncé, quitter le ministère. Mais l'exécution de la loi? Pour l'accomplir, il demandait cinq ans ; on lui en donne dix! M. Combes en laissera-t-il le soin à un autre? L'exemple de M. Waldeck-Rousseau pourrait le faire réfléchir.
Dix ans, cinq ans même à vivre sous ce régime ! Quel chemin nous avons fait depuis la loi de 1875? Où en sommes-nous au­jourd'hui? Les pouvoirs quasi royaux du Président de la République ensevelis dans le manteau de son irresponsabilité ; le régime parlementaire pétrifié dans l'inséparabilité du bloc; le bloc lui-même irresponsable dans la masse qu'il forme sous l'impulsion de l'es­prit sectaire qui l'anime. Ecoutez, messieurs, comment l'organe, inconscient peut-être lui-même, qui prétend la diriger, s'exprimait naguère à la Chambre des députés, devant une majorité dont quelques membres avaient tenté de se dégager. Il s'était agi de supprimer en masse, sans examen, des
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elles pas émus! L'éloquence des faits, des chiffres, si puissante elle-même dans la forte argumentation qui a dû vous frapper hier ne vous arrêtera-t-elle pas au moment de vous jeter dans un inconnu redoutable à la suite d'un Gouvernement qui n'a pas eu le temps de voir le fond des choses avant de nous y engager ?
Cela résulte des déclarations du ministre de l'instruction publique lui-même, qui nous dit que pour les écoles de filles l'in­formation se continue; cela résulte des textes officiels qui nous donnent le date avant laquelle elle n'a pas commencé : il im­porte de nous y arrêter.
M. Béraud et quatre-vingt-onze de ses collègues avaient déposé une proposition de loi tendant à l'abrogation de la loi Falloux. La proposition, prise en considération, fut renvoyée à une commission de dix-huit membres. Cette commission, plus nom­breuse que d'ordinaire, entendait bien ri­valiser avec la grande commission de la Chambre des députés, présidée par M. Ri-bot. Elle travailla beaucoup sans doute, mais comme après plus d'un an elle n'avait rien produit, le ministre de l'instruction publique» M. Chaumié, fit le projet lui-même, projet qui maintenait la liberté de l'enseignement secondaire à des conditions déterminées.
Ce projet fut renvoyé par le Sénat à la commission qui était chargée de rapporter la proposition Béraud.
M. Chaumié, après avoir donné satisfac­tion à M. Béraud, en votant avec lui l'ar­ticle 1er de sa proposition,c'est-à-dire l'abro­gation de ce qu'on appelait la loi Falloux, lui joua le mauvais tour de faire rejeter à une majorité à peu près égale (122 contre 60), un article 2 de la commission qui atteignait à peu près le même but; il n'y avait plus debout que le texte du Gouvernement ; et, bon gré mal gré, la commission s'y rallia, mais dans ce texte il y avait exception contre les incapables : c'est là qu'elle prit sa revanche.
Les incidents imprévus se succèdent : d'abord le 10 novembre 1903, proposition Girard, qui comprend parmi les exceptions, c'est-à-dire les proscrits, ceux qui ont fait vœu de célibat ou d'obéissance ; le 12, dé­claration du président du conseil que le Gouvernement accepte les deux idées maî­tresses de l'amendement ; puis l'amende­ment Delpech, qui reprend le texte du Gou­vernement, accepté par la commission, à savoir : « la déclaration qu'il (le postulant) n'appartient pas à une congrégation non autorisée », mais en supprimant les deux mots « non autorisée ». La commission
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d'ajouter à l'exposé si lumineux et si décisif de M. Guillier. Pour le reste, que pourrais-je dire qui n'eût été beaucoup mieux dit par ceux qui m'ont précédé à la tribune? -Je ne veux donc plus qu'appuyer ce qu'il m'est arrivé de dire sur la situation pré­sente, en me servant uniquement des dé­clarations mêmes de M. le président du conseil, tirées de ses discours publics; c'est une manière de le juger sans réplique...
Je vous demande pardon, messieurs, mais en raison de la fatigue de ma voix, je suis obligé de faire des suppressions dans ce que j'avais à dire...
M. Bérenger. Voulez-vous me permettre de lire vos feuillets à votre place?
M. Wallon. Si M. le président voulait bien l'autoriser?
M. le président. Je pense que le Sénat n'y verra pas d'inconvénient? (Non! non!)
Voulez-vous monter à la tribune, mon­sieur Bérenger?
M. Charles Prevet. On pourrait suspen­dre la séance. (Approbation.)
M. le président. Je propose au Sénat de suspendre sa séance pendant quelques mi­nutes. Il n'y a pas d'opposition? (Non! non!)
La séance est suspendue pendant un quart d'heure.
(La séance, suspendue à quatre heures
demanda, que l'amendement lui fût renvoyé et que la discussion fût ajournée au len­demain, afin d'entendre le président du conseil.
Et le lendemain en effet se produit la scène fameuse que vous n'avez pas oubliée : le rapporteur annonce que la commission accepte l'amendement ; le président du con­seil s'y rallie, tout en disant qu'il a toujours défendu la liberté de l'enseignement. Mais aujourd'hui, etc.. Alors, M. Waldeck-Rous-sçau monte à la tribune pour donner son avis sur la manière dont sa loi sur les associa­tion était exécutée. M. Clemenceau répond, M. Waldeck-Rousseau ne réplique point, et l'amendement Delpech est voté à 5 voix de majorité.
La loi ne fut votée en 2e lecture que le 24 février 1904 ; mais dès le 24 novembre 1903, le ministre aurait pu commencer son enquête. Par cette loi sur l'enseignement secondaire votée à la majorité équivoque de 5 voix, toutes les congrégations autori­sées ou non étaient exclues de l'enseigne­ment à tous les degrés.
J'ai insisté sur les limites du temps avant lequel l'enquête n'a pu commencer, afin qu'on s'explique pourquoi elle dure encore; et elle doit s'achever avant qu'on passe outre : c'est la seule chose qu'il soit possible
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parti, c'est le paganisme qu'il voulait res­taurer. Dans leur triomphe, les chrétiens avaient plus d'une fois occupé, saccagé ou détruit des temples ou des idoles ; il y avait là matière à restitution ou à réparation du dommage. Julien, il est vrai, ne s'en tînt pas là; et c'est à propos de quelque édit de ce genre que Duruy écrit :
« Cette mesure avait une apparence de réparation; une autre fut nettemet une ini­quité. Julien interdit aux professeurs chré­tiens l'enseignement des belles-lettres dans les écoles publiques, sur ce motif que, les chefs-d'œuvre de la Grèce parlant constam­ment des dieux, il ne convenait pas que des hommes ennemis des immortels travestis­sent ces histoires divines ou mentissent à leur conscience en les racontant, etc. »
La persécution ici semblait être d'un phi­losophe lançant à son adversaire un argu­ment ad hominem. Les professeurs chré­tiens étaient frappés dans leur enseigne­ment et dans les avantages de leurs places ; mais du moins l'enseignement chrétien n'était point refusé aux familles chré­tiennes.
L'Eglise chrétienne gardait ses grands évoques : saint Athanase d'Alexandrie, saint Basile de Césarée, saint Grégoire de Na-ziance, saint Grégoire de Nysse qui défen-
vingt minutes, est reprise à quatre heures trente-cinq minutes.)
M. le président. M. Bérenger veut bien se charger de lire la suite du discours que M. Wallon se proposait de prononcer. Nos collègues l'écouteront comme ils auraient écouté notre vénéré doyen lui-même. (Très bien ! 1res bien !)
M. Bérenger, lisant. A l'ouverture de la discussion de la loi sur le contrat d'associa­tion, parlant contre l'urgence, j'avais dit que j'y voyais le premier acte d'une guerre contre la religion catholique. Cette année môme en présidant comme doyen d'âge à l'ouverture de la session, je montrais la guerre religieuse jetant partout le trouble dans le pays. Aujourd'hui, je puis caractéri­ser plus fortement cette guerre, le Gouver­nement usant du pouvoir pour écraser le faible ; c'est la persécution, et dans l'es­pèce, c'est la persécution de Julien l'Apostat.
Ne vous récriez pas, messieurs, à moins que ce ne soit pour la défense de l'empereur Julien. Etait-il apostat? A-t-il jamais été chrétien? Si haut qu'on remonte dans sa vie, c'est le païen qui domine en lui. Avant d'être envoyé dans les Gaules avec le titre de César, il était philosophe, et quand il fut proclamé Auguste, qu'il l'ait voulu ou qu'il ait seulement cédé à la pression d'un
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daient leurs églises et savaient, à leurs ris­ques et périls, maintenir leurs écoles aux enfants des fidèles. Ces écoles, M. Combes veut les supprimer d'un seul coup, il se vante d'en avoir déjà fermé huit à dix mille.
Reprenons les choses de plus haut. Quel est le système de M. Combes ? c'est l'anti­cléricalisme.
Qu'est-ce que le cléricalisme? J'en trouve une bonne définition dans son discours du 23 juin : « C'est le parti politique qui veut se faire de la religion un instrument de domi­nation civile. »
Mais par tous les actes de M. Combes, sa pensée vraie se traduit par le dicton vul­gaire : le catholicisme, voilà l'ennemi !
La foi catholique c'est pour lui l'escla­vage.
Et il applique spécialement aux congré-ganistes toute la rigueur de ses principes :
« Ce qui importe sur l'heure, nous dit-il, c'est de décider si vous voulez supprimer l'action congrôganiste dans l'enseignement, ou si vous préférez laisser la congrégation continuer encore sur une portion de notre jeunesse son œuvre d'accaparement mo­ral... »
Que parle-t-on de liberté, et à quel titre un religieux l'invoquerait-il? « La liberté d'enseignement peut être ré-
clamée par le citoyen, par l'homme jouis­sant de l'intégralité de ses droits, par l'homme apte à l'accomplissement intégral de ses devoirs; elle ne peut être revendiquée en toute justice par l'homme volontairement séparé du corps social et faisant profession de n'avoir rien de commun avec lui... »
Le religieux est en dehors du corps social! M. Combes dirait volontiers du genre hu­main :
« Que penseriez-vous d'un esclave qui n'userait de sa liberté que pour se livrer à un nouveau maître? »
Et il développe à son sujet la théorie ja­cobine :
« Vous estimeriez avec raison que ce pré­tendu droit est un sophisme de raisonne­ment, de même que cette prétendue liberté est une forme de la servitude.
« La liberté du congrôganiste et son pré­tendu droit d'en user pour l'anéantir est du même ordre de conceptions chimériques.
« On aura beau accumuler les raisonne­ments pour essayer de démontrer que la notion de liberté implique le droit de la dé­truire ; le bon sens le plus élémentaire pro­teste contre cet abus de la logique. Il y a contradiction dans les termes comme dans la réalité des choses, à se prévaloir d'une faculté qu'on a par avance abdiquée.
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tous, républicains, vous puissiez accepter, car c'est le seul qui convienne à la dignité qui garantisse l'avenir de la République. » — Bonheur de la France, quand on aura mis hors la loi plus des trois quarts de ses habitants !
Inutile de dire que les congréganistes, re­ligieux ou religieuses, n'ont aucune place dans le paradis de M. Combes.
Les créations de saint Jean-Baptiste de La Salle et de saint Vincent de Paul, les frères de la doctrine chrétienne dont M. de Las Cases a fait un si émouvant tableau, et les filles de la charité, si populaires dans nos villes comme dans nos campagnes, ne sont pas plus épargnés que les autres; car c'est d'eux que dans son système il peut très justement dire : voilà l'ennemi.
Dans son discours du 24 de ce mois, au Sénat, M. Combes nous expose, à notre tour, les raisons d'indignité qu'il avait produites contre les congréganistes à la Chambre des députés :
« C'est parce que les membres de ces congrégations ont renoncé à la vie com­mune, parce qu'ils se sont affranchis des devoirs communs du citoyen que nous leur dénions le droit de se réclamer des avanta­ges de la vie commune et des privilèges du citoyen. »
« Dès que le citoyen disparaît, toutes les prérogatives du citoyen disparaissent.
« D'ailleurs, messieurs, n'est-il pas vrai que, pour apprendre à des enfants à être citoyens, et citoyens d'un pays libre, il faut être soi-même citoyen et homme libre ? »
— Citoyen ! De quel droit disputerait-il ce titre à Lacordaire, qui fut élu membre de l'Assemblée constituante de 1848? — Homme libre ! Que M. Combes cherche dans son entourage des hommes plus libres que ces religieux qui bravent la persécution !
C'est au milieu des ruines que fera cette persécution qu'il compte établir le règne de la paix, la cité idéale :
« On vous a parlé à cette tribune, on vous parlera peut-être encore de concorde et d'apaisement pour vous faire reculer devant le couronnement de votre œuvre. L'apaise­ment, nous le voulons aussi. »
Mais qu'on ne s'y trompe pas.
« Entendons-nous! ajoute-t-il. Nous vou­lons, non cet apaisement si faussement nommé qu'on sollicite de votre faiblesse et qui consisterait dans l'abandon des droits et des devoirs de l'Etat, mais un apaisement véritable, fondé sur la suppression de la source principale de nos divisions.
« Cet apaisement est le seul que vous
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Et les congréganistes sont-ils des hom­mes, des femmes?
« La vie évangélique, quoi que vous en di­siez, ne touche par aucun point à la vie réelle. Elle exclut la famille, et, par là, ruine la base fondamentale de la société? »
Ne semble-t-il pas que le genre humain soit à la veille de périr parce que les reli­gieux ne se marient pas ? A quoi pensait le Christ quand, tout en bénissant le mariage, il consacrait de sa parole la vie religieuse?
Laissons donc l'évangile selon saint Ma­thieu et écoutons l'évangile selon M. Com­bes :
« En outre, dit-il, la vie religieuse est incompatible avec les diverses variétés de l'activité humaine : commerce, industrie, production de toute sorte, et, par là, bien loin de contribuer à l'entretien de la société, elle lui soutire, pour vivre, une partie de ses produits. »
Ainsi il y a dans le monde une foule d'ouvriers qui n'ont pas trop de leur jour­née pour nourrir leur famille; il y a des mères éloignées du travail par les soins do­mestiques et qui, tenues par leurs plus jeunes enfants, ne peuvent s'occuper suffi­samment des plus grands ; — mais il y a des hommes, des femmes qui se résignent à n'avoir pas de famille, à se priver des plus
grandes joies de la vie pour se donner à ces pauvres enfants forcément délaissés par leurs parents. Et quel est le prix de leur dévouement?
On leur reproche de ne rien faire pour la société, de ne pas travailler, de manger le pain des autres; on les juge indignes de remplir, même sous la surveillance de l'Etat, ces devoirs dont les parents nepeuvent s'acquitter. — Ils ont fait vœu de ne pas se marier ; ils ont renoncé à leur volonté propre ! — Ils n'ont pourtant pas fait de vœux perpétuels, l'Etat ne le souffrirait pas ; ils peuvent reprendre, quand ils le voudront, leur liberté. S'ils restent, s'ils ne répudient pas ce joug, c'est assurément par l'effort le plus héroïque de cette volonté qu'on les accuse d'avoir abdiquée ; et on les proscrit comme ayant cessé d'appartenir à la nature humaine !
Mais, dira-t-on, les enfants ne seront pas abandonnés : il y a toujours les écoles pu­bliques! Je le sais bien, et j'ai toujours honoré les instituteurs. Je trouvais qu'ils avaient plus de mérite que nous, quand nous contractions un engagement de dix ans pour entrer à l'école normale, et, de là, passer dans les lycées ou dans l'enseigne­ment supérieur. Je les ai vus de près, en un temps où l'administration ne tenait pas les
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frères des écoles chrétiennes en ennemis, où les instituteurs laïques ne voyaient en eux que des émules ; et, quand j'ai été en position de le faire, je n'ai pas manqué de témoigner à ces instituteurs laïques que je ne méconnaissais pas le lien universitaire qui m'unissait à eux. J'ai été heureux d'amé­liorer leur traitement, leur pension de re­traite, et ils m'ont témoigné qu'ils ne l'ou­bliaient pas. C'était peu de chose auprès de ce qu'on a pu faire depuis ; mais le budget dont j'ai eu à m'occuper pour 1876, n'attei­gnait pas, pour tous les services de l'ins­truction publique, 50 millions ; il dépasse 200 millions aujourd'hui.
Depuis les lois scolaires de Jules Ferry, les frères de la doctrine chrétienne ne par­tagent plus l'enseignement public avec les laïques, et M. Combes croit donner un com­plément naturel et nécessaire à ces lois en les chassant complètement des écoles. Je crois qu'il se trompe, et je prétends qu'en les excluant des écoles publiques, cette lé­gislation leur réservait nécessairement une grande place dans l'enseignement libre. Les lois scolaires de Jules Ferry comprenaient, avec la laïcité, l'obligation ; mais l'obligation soulève une question. Qu'arrivera-t-il si l'école où l'Etat veut envoyer l'enfant n'est pas celle qui convienne à son père? (Mar-
ques d'approbation sur plusieurs bancs, au centre et à droite.)
Je n'ai pas à refaire le parallèle des droits de l'Etat et du père de famille dans -l'édu­cation de l'enfant. L'enfant aussi a des droits ; et à qui en remettre la sauvegarde. Est ce au père ou à l'Etat? Pour l'aban­donner à l'Etat, il faudrait se reporter aux lois de Lycurgue et revenir à la vie des Spar­tiates. Mais, à voir comme les banquets suc­cèdent aux banquets, je crois que le Gou­vernement ne se ferait pas au régime du brouet noir. (Sourires.)
Je renvoie donc à l'excellente argumenta­tion de M. de Lamarzelle sur la question principale et je m'arrête un moment au point délicat : l'obligation avec la laïcité exige la liberté ; est-ce assez que dans les écoles publiques on lui donne pour correc­tif la neutralité ? Non, car au point de vue religieux, la population scolaire est divisée en France, et pour aucun de ces enfants la neutralité religieuse n'est une garantie suf­fisante.
Catholiques, protestants de diverses com­munions ou juifs, n'ont-ils pas été élevés par leur mère dans la croyance en Dieu et est-ce de la neutralité que de ne pas leur parler de Dieu? Omettre Dieu, c'est en effa­cer la trace dans l'esprit des enfants.
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ce manquement à la loi civile, vous le ren­voyez devant le tribunal, le devoir du juge, même après l'enlèvement scandaleux des crucifix, c'est de le déclarer non coupable. (Nouvelles marques d'approbation sur les mêmes bancs.) A défaut d'écoles publiques, il faut donc des écoles libres, et pour que ces écoles soient suffisamment pourvues de maîtres chrétiens, il est indispensable de conserver les frères de la doctrine chrétienne ou d'autres congrégations : c'est une né­cessité publique.
Il est bon qu'il y ait de l'unité et de la suite dans la direction du gouvernement : un gouvernement qui s'abandonne au ha­sard des événements risque fort d'être pris à l'improviste ; mais il faut que la pensée directrice soit juste : une idée fausse qui devient une idée fixe est la plus dangereuse en politique. Or quelle est l'idée dominante de la politique de M. Combes? C'est l'anti­cléricalisme!; « le cléricalisme », on dit tout franchement aujourd'hui : « le catholi­cisme, voilà l'ennemi. »
A qui peut-on faire croire sérieusement que le curé soit à la veille de s'emparer du gouvernement? Croire à ce péril et, pour y échapper, chercher son point d'appui dans un parti dont l'avant-garde s'appelle « so­cialiste révolutionnaire », marchant, sous le
Or, il est réglementairement interdit dans ces écoles de leur parler de Dieu. J'ai sous la main un cathécisme laïque où, malgré cette forme de livre ecclésiastique, le nom de Dieu ne se lit même pas une seule fois, et l'on sait comment à une époque assez ré­cente, on l'avait effacé dans l'édition muni­cipale des fables de La Fontaine.
Une école sans Dieu, c'est bien près d'être une école d'athéisme. Je suis fort éloigné de dire que tous les instituteurs observent cette règle; je crois, au contraire, que le plus grand nombre sont restés fidèles à l'en­seignement qu'ils donnaient autrefois.
Mais il y en a malheureusement qui se conforment à la formule officielle, cédant à la pensée de se rendre agréables au pou­voir ou ne s'inspirant que d'eux-mêmes. J'ai eu l'occasion de citer l'exemple de cet enfant d'une école de Paris qui, rentrant à la maison et entendant sa mère s'écrier : « Mon Dieu! mon Dieu! » la reprit, disant : « Pourquoi dis-tu : mon Dieu! le maître nous a dit qu'il n'y en avait pas. »
Si, dans une ville ou dans un village,il y a de pareilles écoles, le devoir rigoureux d'un père, c'est de n'y pas envoyer son enfant; c'est — entendez-le bien, monsieur le pré­sident du conseil — le devoir du père, et son droit supérieur à votre droit ; et si, pour
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drapeau rouge, au bouleversement des bases de la société, c'est bien là une poli­tique que je renonce à définir ; et c'est pour M. Combes l'idée qu'il veut poursuivre « jusqu'au bout ».
Et voici bien tous les caractères de l'idée fixe : ce qui devrait l'avertir, l'émouvoir, ne le touche plus. Comme il veut atteindre son but à tout prix, rien ne l'arrête. 11 ne s'agit plus d'atermoiement, d'autorisation après épreuves : les enfants, dont il supprime les écoles et les orphelinats, vont se trouver en grand nombre dans la rue ; les malades se­ront privés des soins attentifs et dévoués qu'ils recevaient dans les hôpitaux, les vieillards mis à la porte des hospices. Plus ces faits vont se multiplier, plus il vou­dra hâter la suppression des congréga­tions.
Avec quelles ressources compte-t-on y pourvoir quand le budget est en déficit ? On devait être tenté de le demander, dans la Chambre des députés, au ministre com­pétent; mais le ministre des finances n'était pas à la séance! et le ministre des affaires étrangères n'y était pas non plus un jour qu'il y était attendu et qu'on devait lui poser des questions jugées indiscrètes. C'est une même volonté qui les tenait éloignés du Sénat où ils devaient être interrogés!
Combien nous coûtera cette prétendue réforme dont le principal objet est de sup­primer la religion catholique, dût-on pri­ver la France de cette organisation de l'instruction primaire à laquelle tient si fortement le pays et que le monde nous envie?
M. Guillier, sans pouvoir tout nous dire, nous en a donné une perspective effrayante dans un discours qui a pris la plus grande partie de deux séances et n'a point paru trop long. La commission n'avait pas pu prendre le temps de faire elle-même ce travail, pressée qu'elle était derépondre à l'impatience de M. le président du conseil-M. le ministre de l'instruction publique a bien pu dégager sur ce point la responsabi­lité de son ministère ; mais il n'a fait que mieux prouver que la question n'est pas aujourd'hui en état d'être résolue.
Il est vrai que l'on espère trouver dans les opérations mêmes des atténuations. Selon le droit commun, les sociétés qui finissent, laissant un actif et point d'ayants droit qui en réclament leur part, abandon­nent cet actif à l'Etat et si l'œuvre avait une destination qu'on pût retrouver dans quel­ques institutions analogues, c'est à elles qu'il paraissait juste de l'appliquer : la loi elle-même prévoit cet usage.
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Mais quand une congrégation est pleine de vie et qu'elle a de nombreux établisse­ments avec de larges ressources pour les entretenir : les frères de la doctrine chré­tienne, par exemple — 80 millions ! à ce que l'on dit : 80 millions ! — « Cette somme doit être à moi », dit l'Etat. Permettez ! Je con­nais bien l'article 713 du code civil, portant: « Les biens qui n'ont pas de maître appar­tiennent à l'Etat. »— Mais si l'on commence par étrangler le maître? — Le garde des sceaux, ministre de la justice, pourra le dire au président du conseil : On n'hérite pas de ceux qu'on assassine. (Très bien ! — Applau­dissements au centre et à droite.)
On poursuit dès à présent ce qu'on appelle des liquidations; les institutions les plus florissantes, les plus beaux domaines sont partout menacés : « 0 ma maison d'Albe, c'est toi qui m'as perdu ! » —- C'est toujours le mot du proscrit de Sylla.
M. Combes, j'en suis convaincu, en agis­sant ainsi, croit servir la République : c'est son idée fixe. Il appelle son gouvernement le gouvernement de défense républicaine; mais je ne comprendrais pas que, dans la poursuite de cette idée fixe, il continue d'obtenir la majorité dans le Sénat: « Aller jusqu'au bout », comme il le dit, c'est en­traîner la République aux abîmes.
Messieurs, notre nom sera inscrit sur la liste des votants; on le retrouvera dans les archives. (Très bien! — Applaudissements au centre et.à droite.)
SÉANCE DU SÉNAT DU 4 JUILLET 1904
sur l'ensemble de l'article 1
M. le président. Avant de consulter le Sénat sur l'ensemble de l'article 1er, je donne la parole à M. Wallon, qui en demande le rejet.
M. Wallon. Messieurs, j'ai demandé la parole sur l'ensemble de l'article 1er à l'occa­sion de l'incident de l'expulsion des congré-ganistes de Tunis dont M. Milliard a parlé dans son excellent discours. Je voudrais lui signaler une rectification, qu'il ne me re­fusera point assurément; elle me paraît urgente, puisque dans quelques jours le bey de Tunis doit venir visiter la France et que, pendant son séjour à Paris, il peut être
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publier le 30 décembre. Je ne prétends pas y renvoyer, mais je puis bien en tirer ici quelque chose, puisqu'il était à l'adresse du Sénat.
Le premier contact de la France avec l'Afrique du Nord, c'est la dernière croisade de saint Louis. On avait fait croire au pieux roi que le roi de Tunis voulait se faire bap­tiser. Le roi de Tunis le reçut les armes à la main; saint Louis vainqueur prit posses­sion du territoire de Carthage; mais il y succomba, victime de l'épidémie qui sévit dans son armée, pendant qu'il attendait son frère Charles d'Anjou, roi de Naples et de Sicile, pour livrer la bataille décisive. Char­les d'Anjou arriva quand saint Louis ve­nait de mourir. Il vengea la mort de son frère en deux rencontres ; et le roi de Tunis, rejeté dans sa ville, demanda la paix. Le vainqueur ne la lui refusa point et les con­ditions arrêtées devant le corps du roi, qui reposait, comme dans une chapelle ardente, au milieu de ses troupes semblaient tout inspirées de son esprit. C'était de part et d'autre émulation de tolérance.
Le traité stipulait pour les Français et leurs alliés le droit de séjourner et de com­mercer en Tunisie, avec traitement égal pour les gens de Tunis dans les pays dépen­dants ou alliés de la France. Le roi de Tunis
curieux de savoir ce que dans les Cham­bres françaises on pense de son adminis­tration.
M. Milliard se trouvait à Tunis quand, l'année dernière, on expulsa les congréga-nistes de leurs écoles ; il en parle en té­moin. J'y ai pris moi-même un vif intérêt. J'étais allé, avec une délégation de l'acadé­mie des inscriptions et belles-lettres, à l'inau­guration dumusée du Bardo. Le bey de Tunis nous avait reçus avec de grands honneurs ; nous avions été pendant tout notre séjour les hôtes de son principal ministre S. Exc. Mohammed Gellouli, et je me demandais, non sans tristesse, quelle avait pu être dans cet acte la part des hauts personnages avec lesquels nous avions été en rapport : un accord si complet, en contradiction si fla­grante avec les plus anciennes transactions conclues entre les deux puissances! J'avais l'intention de poser cette question au ministre lorsque l'occasion s'en présenterait dans la discussion du dernier budget; mais les pays de protectorat venaient si tard en discussion que mon discours eût été mal reçu, quand on avait fait déjà tant de sacri­fices pour arriver au vote final du budget avant le 31 décembre ! Je me résignai donc à donner mon discours, en forme de lettre, au Journal des Débats, qui voulut bien le
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prenait spécialement cet engagement à l'égard de la religion chrétienne :
« Les moines et les prêtres chrétiens pour­ront demeurer dans les Etats de l'émir des croyants, qui leur donnera un lieu où ils pourront bâtir des monastères et des églises et enterrer le^rs morts ; lesdits moines et prêtres prêcheront et prieront publique­ment dans leurs églises et serviront Dieu suivant les rites de leur religion et ainsi qu'ils ont coutume de le faire dans leur pays. »
Le texte arabe de ce traité a été publié par Silvestre de Sacy, avec traduction et commentaire, dans les Mémoires de VAca­démie des inscriptions et belles-lettres (nou­velle série, t. IX) ; il est conservé chez nous aux archives nationales. Aujourd'hui que la Tunisie est sous le protectorat de la France, le bey de Tunis peut déposer, à son tour, dans ses archives la dépêche qui l'autorise, qui l'oblige à supprimer en Tu­nisie les garanties que la croisade de saint Louis y avait fait établir en faveur des chré­tiens!
M. Dominique Delahaye. Et on appelle cela le progrès !
M. Wallon. A la lecture du décret pu­blié dans le Journal officiel tunisien, je
m'écriai : Cet acte ne vient pas de Tunis; c'est le style de la secte qui nous gouverne aujourd'hui. Je me trompais sur un point : l'acte nous vient bien de Tunis, mais M. Mil­liard nous a dit comment: « Un congrès de la ligue de l'enseignement présidé par M. Buisson y était réuni. Tout autour du congrès, on déclarait qu'il fallait appliquer la loi de 1901 à la Tunisie, et on se flat­tait d'obtenir du Gouvernement cette ap­plication : on l'a malheureusement obte­nue. »
Ainsi, c'est le roi de Tunis qui, il y a plus de six cents ans, sous l'influence de saint Louis, avait accueilli dans son Etat pour y ré­sider et faire tous les actes de leur culte, les moines et les religieux ; et c'est celui qui tient la place du roi très chrétien, celui qui gou­verne la nation fille aînée de l'Eglise, c'es t celui-là qui se sert de la main du bey actuel de Tunis pour effacer la dernière trace de la loi de tolérance acceptée et inscrite dans un traité avec la France par un de ses prédécesseurs !
Le bey de Tunis, qu'on attend dans quel­ques jours à Paris, pourra s'il le veut pren­dre connaissance de la rédaction arabe de ce traité, conservé aux archives nationales ; mais il ne faut pas qu'il y ait sous les yeux, sans correction, ce que M. Milliard a dit de
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chez eux moins grande que l'étonnement et que l'étonnement ne pourra le céder qu'au sentiment de la moins honorable pitié.
Respectons les sentiments du prince qui nous visite et ne lui imputons pas une poli­tique en opposition aussi flagrante avec les sentiments de ses propres sujets. Ce n'est pas lui qui a eu la pensée de ce décret, c'est nous qui avons sacrifié au fanatisme antireligieux dont s'inspire le Gouverne­ment de notre République, les intérêts les plus pressants de la France.
En Tunisie, en effet, au milieu des mu­sulmans, il n'y a pas seulement nos colons français que nous soumettons, dans leur transplantation, à toutes les rigueurs de notre nouvelle législation scolaire ; il y a les colons étrangers, trois ou quatre fois plus nombreux que les Français : Italiens, Siciliens, Maltais, tous catholiques, atta­chés à leur religion et ne se contentant point pour leurs enfants de la prétendue neutralité religieuse de nos écoles pu­bliques. A défaut de leurs propres écoles, ils trouveraient toute garantie pour leur foi dans les maisons tenues par nos religieux et nos religieuses, maisons qui nous offri­raient à nous-mêmes l'avantage de les amener et attacher par notre langue à notre nationalité.
la « satisfaction au moins égale à l'étonne-ment» que le prince a dû ressentir en rece­vant la dépêche de Paris, relative au décret d'expulsion à rendre contre les congréga-nistes des écoles de Tunis (Très bien! à droite.)
Quelle impression ce décret a-t-il dû produire en Tunisie?
Nous sommes, on l'a dit à propos de notre empire en Algérie et de notre protectorat en Tunisie, une grande puissance musul­mane, et nous ne pouvons pas être indiffé­rents à ce que nos protégés peuvent penser de nous. Or, les musulmans sont des hommes essentiellement religieux: toute leur éducation se fonde sur le Koran, c'est leur livre d'école; et bien que le Koran leur enseigne, leur prescrive même la haine des chrétiens, nous le tolérons et nous n'avons pas tort : car notre tolérance est peut-être la seule manière de désarmer leur fanatisme. Quel sentiment ne doivent-ils pas ou ne devront-ils pas éprouver, s'ils voient que c'est pour leur esprit religieux que l'on chasse nos congrôganistes de leurs écoles, s'ils apprennent que le type de nos écoles, c'est l'école laïque neutre, où l'idée de Dieu est bannie de l'enseignement de la morale, où il est interdit de prononcer son nom? Allah! Allah! Je dis que la satisfaction sera
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Sous l'empire du décret, à défaut de nos écoles congréganistes, ils iront tous aux écoles italiennes, intangibles en vertu des traités.
Notre intervention est donc la plus lourde faute qu'ait pu imposer à un ministre clair­voyant une déplorable solidarité ministé­rielle. (Applaudissements au centre et à droite.)
Paris.—Imp. des Journaux officiels, 31, qnai Voltaire.