CONVERSION DE L'ANGLETERRE PAR LES MOINES.
LES
MOINES D'OCCIDENT,
DEPUIS SAINT BENOÎT JUSQU'À SAINT BERNARD,
de
M. LE COMTE DE MONTALEMBERT,
L'un des Quarante de l'académie française,
PAR M. H. WALLON.
extrait du journal des savants.- i 868 l.
Notre illustre Augustin Thierry a rendu l'histoire d'Angleterre popu­laire en France par son grand et immortel tableau de la conquête des Normands. Ce fait marque sans nul doute une époque capitale dans l'histoire du pays; c'est celui qui a exercé l'action la plus décisive, je ne dis pas la plus heureuse, sur le cours de ses destinées. En le reliant au continent par les rapports de vassal à suzerain qui unissaient les ducs de Normandie aux rois de France, la conquête a donné lieu à cette
rivalité des deux nations qui a ensanglanté la France au moyen âge et
1 Les deux premiers volumes des Moines d'Occident ont été l'objet de plusieurs Articles de M. É. Littré dans le Journal des Savants, septembre, octobre et novembre 1862 et janvier 1863. 
Le monde entier aux temps modernes. Mais, si les Normands ont lancé l'Angleterre dans cette voie, ce ne sont pas eux pourtant qui ont fait le peuple anglais. La race anglo-saxonne, vaincue et soumise, n'a jamais été absorbée; et c'est elle qui, en définitive, a dominé dans le peuple nouveau par sa langue, par son droit et ses mœurs; c'est elle qui adonné la base la plus assurée aux libertés du pays dans ces communes sans lesquelles l'aristocratie normande aurait vainement lutté contre la royauté sur le terrain de la grande charte; c'est elle qui, malgré l'in­contestable éclat des chevaliers de cette origine, a fait la force des armées anglaises par ces archers dont le triomphe a été celui de l'infanterie moderne aux fatales journées de Crécy, de Poitiers et d'Azincourt. Or cette race, avant de se constituer comme elle était à l'époque de l'inva­sion normande, avait subi une autre conquête; une conquête qui, au lieu do la jeter dans ces guerres sans fin, l'avait ravie à la barbarie; elle avait été conquise au christianisme. C'est de cette conquête féconde que M. de Montalembert a fait l'histoire, dans les trois nouveaux volumes de ses Moines d'Occident.
L'historien nous met dès le début en face du peuple anglais tel qu'il est aujourd'hui, et il marque à grands traits les contrastes qu'il présente : « libéral et intolérant, pieux et inhumain; » unissant « un respect super-" stitieux pour la lettre de la loi à la pratique la plus illimitée de l'indé-« pendance individuelle; versé comme nul autre dans les arts de la paix «et néanmoins invincible à la guerre; trop souvent étranger à l'enlhou-«siasme, mais incapable de défaillance; doué à la fois d'une initiative «que rien n'étonne et d'une persévérance que rien n'abat; avide de «conquêtes et de découvertes,» courant aux extrémités de la terre, mais revenant plus épris que jamais du foyer domestique; ennemi im­placable de la contrainte, et esclave volontaire delà tradition, du pré­jugé même, comme de la discipline librement acceptée. «Ni l'égoïsme « parfois sauvage de ces insulaires, ajoute-t-il, ni leur indifférence trop «souvent cynique pour les douleurs et la servitude d'autrui, ne doivent «nous faire oublier que là, plus que partout ailleurs, l'homme s'appar-« lient à lui-même et se gouverne lui-même. C'est là que la. noblesse de « notre nature a développé toute sa splendeur et atteint son niveau le «plus élevé; c'est là que la passion généreuse de l'indépendance, unie «au génie de l'association et à la pratique constante de l'empire de soi, «ont enfanté ces prodiges d'énergie acharnée, d'indomptable vigueur, «d'héroïsme opiniâtre, qui ont triomphé des mers et des climats, du «temps et de la distance, de la nature et de la tyrannie, en excitant la « perpétuelle envie de tous les peuples et l'orgueilleux enthousiasme des
« Anglais. » Et il poursuit cette appréciation du génie de l'Angleterre et de son œuvre, en quelques pages où l'on trouve non pas les entraîne­ments d'une sympathie que le peuplé anglais n'inspire pas communé­ment, et à un Français moins qu'à personne, mais le sentiment d'une admiration profonde et réfléchie : car les Anglais, alors qu'ils nous bles­sent dans nos croyances et nous froissent dans nos intérêts, s'imposent à notre estime par les vertus qui font l'homme libre, et qui, faisant des hommes de cette trempe, constituent les fortes nations.
Mais les Bretons avaient précédé les Anglo-Saxons dans cette île fa­meuse, et le christianisme, avant de conquérir les nouveaux arrivés, avait d'abord été détruit par eux.
Il y a deux époques dans l'introduction du christianisme en Angle­terre et deux origines à la conversion du pays : il y a l'époque romaine et l'époque barbare, et il y a à cette deuxième époque une double mission : l'une venue d'une contrée voisine, où la foi s'était conservée, et la portant aux anciennes populations restées païennes; l'autre envoyée directement de Rome pour convertir les populations nouvellement établies.
La foi avait été portée en Bretagne comme dans le reste de l'empire romain dès le second siècle de notre ère; elle y avait pénétré plus loin même que les armes romaines. Elle avait franchi le mur d'Adrien et s'était introduite dans le pays occupé par les Pietés entre les golfes de Clyde, de Forth et de Solway; elle avait passé la mer et s'était implan-tée dans l'Irlande, celte terre qu'Agricola eût voulu occuper par une légion, ne fût-ce que pour dérober à la Bretagne, trop voisine, le spec­tacle contagieux de la liberté. (Tac. Agric. a4.) M. de Montalembert ne touche à cette première époque toute romaine que par forme d'intro­duction à la seconde. Il nous montre le christianisme détruit par les Saxons dans les contrées envahies, et refoulé avec la race bretonne dans les montagnes de l'ouest; refoulé presque sans espoir de retour, car les Bretons avaient gardé une telle haine pour les envahisseurs, que leurs prêtres mêmes auraient cru trahir leur nation en portant le bien­fait de la foi à celte race maudite. Mais l'Irlande, qu,i jusque-là n'avait jamais connu l'invasion, ne partageait point les ressentiments de ses frères de Bretagne, et Rome avait mission de porter l'Evangile à toutes les races comme à tous les pays. Cette double prédication se fit par des moines : elle rentre donc dans le cercle de la grande histoire que M. de Montalembert a entreprise, et elle fait le sujet principal de la nouvelle partie qu'il vient d'en publier.
Une mission d'Irlande, une mission de Rome doivent mettre en scène bien des différences de caractère ; et le champ où l'une et l'autre s'exerça
1
n'offrait pas moins de diversités. M. de Montalembert les a saisies et il les a rendues en grand artiste. Son plan est 'largement tracé. C'est d'abord la mission irlandaise. Vers le même temps que saint Colombari part du monastère de Bangor pour aller prêcher dans les Gaules, un autre saint, de même nom, saint Columba, sort du couvent de Clonard pour porter l'évangile dans la Calédonie. Établi dans l'île d'iona, il va d'abord raviver la loi parmi les Scots Dalriadicns, colonie irlandaise fixée sur le rivage occidental de l'Ecosse; puis de là il pénètre dans les montagnes et les vallées profondes des indomptables Pietés, les étonne par ses miracles et par ses vertus, confond leurs prêtres et amène leurs chefs les plus redoutés à recevoir l'eau du baptême. Quand il meurt, ces pics inaccessibles, ces forêts, ces bruyères, ces îlots perdus, sont déjà parsemés d'églises et de sanctuaires monastiques d'où la foi désormais rayonne parmi ces peuplades si-longtemps sauvages.
En regard de la mission irlandaise, l'auteur a placé la mission ro­maine. C'est l'œuvre du pape saint Grégoire le Grand et du moine Au­gustin. S'il est vrai que le pape saint Grégoire (fort ami des jeux de mots), voyant déjeunes esclaves mis en vente sur le marché de Rome et apprenant que c'étaient des Angles, ait dit : «Nous en ferons des «anges,» c'est bien le cas de s'écrier avec l'apôtre : « Quœ stulta sant mundi cletjil Dois al confundat sapientes (I Cor. i, 27); jamais futilité n'enfanta si grande chose. D'un jeu de mots allait sortir un grand peuple : car c'est parla foi que les Anglais ont pris leur place clans le monde civilisé ; et c'est à bon droit que les noms d'Augustin et de ses compagnons sont inscrits, comme un titre d'honneur, au fronton de l'église du couvent1 d'où ils sont partis sur l'ordre du pontife. «Où est «donc, s'écrie M. de Montalembert, où est l'Anglais digne de ce nom, « qui, portant son regard du Palatin au Colisée, pourrait contempler sans « émotion et sans remords ce coin de terre d'où lui sont venus la foi et « le nom de chrétien, la Bible dont il est si fier, l'Eglise même dont il a «gardé le fantôme? Voilà donc où les enfants esclaves de ses aïeux « étaient recueillis et sauvés ! Sur ces pierres s'agenouillaient ceux qui ont «fait sa patrie chrétienne! Sous ces voûtes a été conçu, par une âme « sainte, confié à Dieu, béni par Dieu, accepté et accompli par d'humbles « et généreux chrétiens, le grand dessein! Par ces degrés sont descendus «les quarante moines qui ont porté à l'Angleterre la parole de Dieu, la « lumière de l'Évangile avec l'unité catholique, la succession apostolique « et la règle de saint Benoît. Aucun pays n'a reçu le don du salut plus
' C'est aujourd'hui le couvent des Camaldulés.
— 5 —
« directement des papes et des moines, et aucun, hélas! ne les a sitôt et «si cruellement trahis?» (T. III, p. 353.) Mais plusieurs ont protesté contre cette trahison.- et, chassés d'Angleterre, ils ont voulu .reposer du moins au lieu d'où était venue à leur patrie la foi qui les en avait fait exiler. C'est parmi ces tombes qu'on lit l'inscription funéraire de ce Robert Pecbam , «qui s'éloigna de l'Angleterre schismatique n'y pou-« vant vivre sans la foi, et, venu à Rome, y mourut, n'y pouvant vivre « sans la patrie. »
La belle page de M. de Montalembert m'a fait oublier que je ne donne ici qu'une analyse. — Augustin, avec ses religieux, débarque où avaient débarqué César et plus tard les premiers Saxons, dans ce coin déterre qu'on appelle encore l'île de Thanct. Les-voies lui sont frayées auprès d'Ethelbert, roi de Kent, par la reine Berthe, arrière-petite-fille de Clovis, de Clotilde. La métropole de l'Angleterre chrétienne est fondée à Cantorbéry, dans la capitale même du roi devenu chrétien ; cl, de là, la religion nouvelle se propage dans l'intérieur du pays par des fondations de monastères : non sans obstacles pourtant, car elle a à lutter et contre les dissidences des anciens chrétiens de Bretagne ré­fugiés dans l'ouest et contre les tendances des Saxons à retourner à leurs anciennes erreurs. Mais, au nord de la Bretagne romaine, un nouvel État s'était formé, qui, en peu de temps, allait s'élever à la tête de ces petits royaumes : le royaume de Norlhumbrie, fondé par les Angles. Une femme avait fait accueillir le christianisme dans le royaume de Kent; une autre, fille de la première, Ethelburge, mariée à Edwin, roi de Northumbrie, devait l'y introduire à son tour. Elle n'avait accepté en effet la main du prince païen qu'à la condition qu'un ministre de son Dieu, l'évêque Paulin, l'accompagnerait et resterait près d'elle. L'œuvre de Paulin demanda plus de temps et d'efforts que celle d'Augustin. La conversion du roi ne fut pas une chose d'entraînement. Il y réfléchit longtemps, et, quand il fut décidé pour lui-même, il en voulut conférer avec les anciens de la nation. On connaît déjà par le beau récit d'Augustin Thierry comment la grande affaire fut agitée dans le conseil des sages (witena-gemot), et résolue de l'aveu du grand prêtre même, qui voulut le premier porter la main sur ses faux dieux. Là pourtant, comme dans les pays saxons, l'édifice si laborieusement construit fut un instant renversé; et de toute cette chrétienté, tant du nord que du midi, il ne resta debout que la mé­tropole, fondée à Cantorbéry, et l'abbaye voisine qui retenait le nom d'Augustin. Alors s'ouvre une nouvelle période. D'une part; les fils spirituels de saint Golumba vont travailler à relever les ruines des
— О —
églises que les moines romains avaient établies parmi les Angles, et de l'autre, la mission romaine, renouvelée et fortifiée à Cantorbéry, re­prend son œuvre avec le concours des moines recrutés parmi les indi­gènes. Ainsi le roi Osvvald, baptisé par les disciples de saint Columba, redresse la croix dans la Norlhumbrie reconquise; et sous son patro­nage, à Lindisfarne, dans une île qui rappelle Iona, s'élève un monas­tère qui devient la capitale religieuse de l'Angleterre du nord. Ainsi, d'autre part, le moine Théodore, de Tarse, en Cilicie, envoyé par le pape, à la demande des Anglo-Saxons, rend tout son éclat au siège de Cantorbéry ; et, dans le même temps, le Northumbrien Wilfrid, formé à Lindisfarne sous la règle de saint Columba, mais de bonne heure attiré à Kome par une irrésistible vocation, retourne dans son pays où, élevé au siège d'York, il se fait le propagateur du rite romain au milieu de, toutes les résistances celtiques : proscrit par les rois, frappé même dans des conciles, mais soutenu à Home, et sachant d'ailleurs profiter de la disgrâce comme du pouvoir pour continuer son œuvre. C'est pen­dant un de ses exils qu'il convertit à la foi le seul pays saxon resté encore païen, le Sussex. A la fin le rit romain a triomphé; l'Irlande a donné le signal, l'Ecosse a suivi, puis enfin Iona; les Bretons seuls de Cambrie tiennent encore, moins par répugnance pour les coutumes de Rome que par haine pour les Saxons qui les ont adoptées. Mais, dès ce moment, l'Angleterre a son rang dans le monde catholique, et elle l'oc­cupe avec éclat : car c'est le temps où l'on voit paraître Bède le Véné­rable, l'une des lumières de l'Eglise aux premiers siècles du moyen âge, et Winfrid, qui agrandit le domaine de la chrétienté en portant l'Évan­gile au pays même d'où sa race était sortie; Winfrid, c'est-à-dire saint Boniface, l'apôtre des Germains.
Voilà le cadre rempli par M. de Monlalembert, et, après deux cha­pitres spécialement consacrés, l'un aux rois moines, l'autre aux femmes religieuses, il n'a plus qu'à conclure en retraçant l'influence exercée par l'ordre monastique sur l'état social de l'Angleterre.
Par ce simple aperçu, on voit-déjà que l'auteur ne s'est point lié à l'ordre chronologique. Sa méthode est tout autre. Il prend son sujet par grandes masses; il l'expose en tableaux où le personnage dominant lient la première place. C'est saint Columba pour la mission celtique, saint Augustin pour la mission romaine. C'est, pour les temps qui ont succédé, saint Wïlfrid, dont nous venons de parler, cet Anglo-Saxon sorti des couvents celtiques pour devenir le propagateur le plus résolu du rit romain dans la Bretagne; saint Cuthbert, le grand saint des An­glais, homme de solitude, de prière, de contemplation, autant que saint
Wilfrid était homme d'action et de combat; antagoniste de Wilfrid sans le vouloir, institué par intrusion dans une partie de son diocèse, mais toujours moine sous la mitre, et retournant avec autant de sim­plicité dans la solitude, quand Wilfrid eut, par sa persévérance, recon­quis tous ses droits. C'est saint Théodore, ce Grec venu de Rome à Cantorbéry, qui sut si bien, comme saint Paul, son compatriote, se faire tout à tous au milieu de ces barbares, et qui parvint avec tant de ménagements et de prudence à les discipliner par ses lois, à les former par l'éducation, à développer le goût des lettres dans les monastères. C'est Bède, qui marque à quel degré de science et de culture est par­venue, sous l'influence de cette discipline, une race qui cinquante ans plus tôt était barbare; ce sont enfin, dans des cadres moins étendus, et comme en deux galeries séparées, cette suite imposante et touchante à la fois de rois et de princesses ou de simples femmes qui ont embrassé la vie religieuse.
Cette méthode doit-avoir pour résultat de nous faire revenir plu-sieurs fois sur le même temps; on recule quand on croit avancer. C'est un inconvénient; ce serait sans doute un grave défaut, si l'auteur ne savait tirer parti de ces retours pour nous ramener à son sujet par des voies toujours nouvelles et nous en montrer les faces diverses. Mais il ne procède pas seulement par portraits : ses peintures sont de vrais tableaux, où le paysage est retracé dans toute sa vérité aussi bien que les figures. M. de Montalembert, qui a courageusement écrit ces volumes sur son lit de souffrance, ne les a pas seulement préparés avec des livres au fond d'une bibliothèque : il a voulu voir les lieux dont il par­lait; et, si les monastères ont disparu, il a vu les choses qui en sont res­tées ou qui en sont sorties. I1 a vu la nature toujours la même dans ses grands traits au milieu des ruines que la main des hommes a faites ou des transformations qu'elle a opérées; et ainsi plusieurs pages de cette histoire ont tout le charme d'un .récit de voyageur, mais d'un voyageur qui sait observer et reproduire ses impressions comme M. de Monta­lembert sait rendre ce qu'il a vu et senti. Je citerai, par exemple, et je voudrais pouvoir mettre tout entière sous les yeux du lecteur cette belle description des îles et des côtes occidentales de l'Ecosse au mo­ment où l'auteur y aborde avec saint Columba :
« Qui n'a pas vu les îles et les golfes de la côte occidentale de l'Ecosse, «qui n'a pas vogué dans celte sombre mer des Hébrides, ne saurait «guère, s'en représenter l'image. Rien de moins séduisant, au premier «abord, que cette âpre et solennelle nature. Le pittoresque y est sans «charme et la grandeur sans grâce. On parcourt tristement un archipel
3
— S —
« d'îlots déserts et dénudés, semés comme autant de volcans éteints sur «des eaux mornes cl ternes, mêlées parfois de courants rapides et de « gouffres tournoyants. Sauf les jours si rares où le soleil, ce pâle soleil «du nord, vient raviver ces parages, l'œil erre sur une vaste surface «d'eau noirâtre, entrecoupée çà et là par la crête blanchissante des « vagues ou par la ligne écumeuse de la houle qui se brise ici contre «des récifs allongés, là contre d'immenses falaises, et dont on entend « bruire au loin le mugissement lugubre. La mélancolie du paysage «n'est relevée que par la configuration particulière de ces côtes, déjà «remarquée par les anciens auteurs, par Tacite surtout, et qui ne se « retrouve qu'en Grèce et en Scandinavie. Comme dans les fiords de la « Norwége la mer creuse et découpe les bords des îles et du continent «voisin en une foule d'anses et de golfes d'une profondeur étrange et «aussi étroits que profonds... D'innombrables péninsules terminées « par des caps effilés ou par des cimes toujours couronnées de nuages; « des isthmes rétrécis au point de laisser voir la mer des deux côtés à « la fois; des pertuis si resserrés entre deux murailles de rochers, que «le regard'hésite à s'y engager; d'énormes falaises de basalte ou de «granit, aux flancs troués de crevasses; des cavernes, comme à Staiïa, «grandes et hautes comme des églises, flanquées, dans toute leur lon-«gueur, de colonnes prismatiques et où se précipitent en hurlant les « Ilots de l'Océan; puis çà et là, en guise de contraste avec la farouche «'majesté de cet ensemble, tantôt-dans une île, tantôt sur la rive con­« tinentale, une plage sablonneuse, un plateau recouvert d'herbe drue, « menue et salée ; un havre assez bien clos pour abriter quelques frêles « embarcations; partout enfin une combinaison singulièrement variée «de la terre et de la mer, mais où la mer l'emporte, domine tout et « pénètre partout comme pour mieux affirmer son empire, et, selon le «dire de Tacite, inseri velat in suo. Tel est aujourd'hui, tel devait être « alors, sauf les forêts qui ont disparu, l'aspect des parages où Columba « allait continuer et achever sa vie.» (T. III, p. 1/12-16/1.)
Mais, en même temps que, pour se représenter la vie de ses person­nages dans le temps où ils ont vécu, l'auteur entreprenait au loin ces pèlerinages, il savait aussi, pour recueillir les traits de leur vie, se con­damner à des soins plus austères. Pour parler plus dignement de ses moines, il se faisait lui-même bénédictin; il s'enfonçait dans les vies des saints, dans les annales des monastères, dans les chroniques du temps. Dans quel esprit a-t-il abordé ces monuments et quels principes de critique y a-t-il appliqués? Il n'est pas nécessaire de dire que M. de-Montalembert a traité son sujet en chrétien, qu'il l'a embrassé avec
toute l'ardeur dosa foi; et il me paraît aussi inutile d'ajouter qu'il y a porté toute la fermeté de son jugement et la droiture de sa raison. Mais on ne pouvait pas non plus compter qu'il se résignât à disséquer les récits des originaux; il a voulu faire une chose qui ait vie, et pour cela il ne faut pas commencer par porter le scalpel au cœur même de son sujet. Les auteurs qui nous font revivre ces saints personnages ont vécu au milieu de l'enthousiasme qu'avaient inspiré les actes de leur dévouement et leurs vertus. Ils reproduisent donc comme ils partagent les croyances de ces temps-là, et, dans leur récit, la légende se mêle à l'histoire. L'historien moderne le sait bien et le dit1; mais, cela fait, il ne s'occupe pas davantage à déterminer la part exacte de la réalité dans ces œuvres d'une foi naïve. Il ramasse à pleines mains les fleurs de ces légendes (car ces lieux si âpres et si austères sont, à cet égard, d'une luxuriante végétation), et il les répand sur sa route, laissant les âmes simples et pures goûter sans trouble le charme qu'elles y trouvent, et comptant bien sur la perspicacité du lecteur, pour que chaque chose soit prise à sa valeur réelle. C'est la légende dorée de l'Angleterre. Quoi de plus curieux et qui peigne mieux le temps, le temps du roi Arthur, que l'histoire du bandit Ituld, fondateur du grand monastère cambrien de Bangor (t. III, p. /16); ou celle de saint David, patron de la Cambrie [ibid. p. 48), ou celle de saint Gadoc, autre Cambrien qui visita tour à tour le pays de Galles et l'Armorique et demeura égale­ment populaire chez les Bretons des deux contrées : âme tendre et com­patissante, infatigable à la recherche du bien à faire, passionnée pour tout ce qui était beau. Il s'inquiétait du salut de Virgile, et ne se sentit rassuré que par un miracle opéré sur son Enéide et par un songe où il entendit une douce voix qui lui disait : «Prie pour moi, prie pour moi, «ne te lasse pas de prier; je chanterai éternellement les miséricordes «du Seigneur. » (lbid. p. 70.) 11 y a mille aventures de ce genre où l'en­seignement le plus sérieux se cache sous des traits moins austères. Et par exemple cette parole de l'Écriture, rappelée par le Sauveur : «Je « ne veux pas la mort du pécheur, mais qu'il se convertisse et qu'il vive; » où la trouve-t-on traduite plus naïvement que dans cette histoire de l'anneau de la reine ? Cette reine avait reçu du roi son époux une
1 «A masure qu'on entre dans les détails de la vie des saints religieux de l'An-« gleterre, la difficulté de tracer la ligne de démarcation entre l'histoire et la légende «devient plus manifeste... Qu'il suffise à nos lecteurs d'être assurés que jamais «nous ne nous permettons de leur présenter sous les apparences de la vérité des « actes ou des paroles qui ne sauraient prétendre à une certitude incontestée. » (T. V, p. 267-268.)
3.
10 —
bague qu'elle avait donnée à lin chevalier, son amant. Le roi, dans une partie de chasse, la découvre au doigt du chevalier endormi : grande fureur! lise contient toutefois; il prend la bague, il la jette à l'eau, et, de retour à la maison, il la redemande à la reine, se croyant sûr de sa vengeance'. La reine obtient délai, s'adresse à son chevalier, mais en vain ! et alors implore l'évoque Kentigern. Le bon évoque, présageant son repentir, lui rend l'anneau retrouvé dans un saumon qu'il a fait prendre à la rivière. La reine est sauvée, le roi confondu se jette à ses genoux, lui offrant de punir ses accusateurs. Mais elle l'en empêche, et, se faisant justice tout autrement, va finir ses jours dans la pénitence. (T. III, p. 327.)
V
. IL
Entre tous les saints dont la vie a fourni le plus de traits à la lé­gende, il en est deux qui semblent être l'objet des prédilections de M. de Montalembert, saint Columba et saint Wilfrid ; et l'on comprend ses préférences. Saint Wilfrid, homme d'action, d'énergie, de persévérance et de lutte, le champion de l'Eglise une, le Romain de Bretagne, est le moine tel qu'il le devait concevoir et vouloir pour ce temps et pour ce pays; saint Columba, homme d'initiative et d'élan, ardent, infatigable, impétueux, avec tous les dons de l'éloquence et de la poésie, type achevé de toutes les qualités de la race celtique, devait obtenir de sa part la sym­pathie que l'Irlande n'a pas cessé de nous inspirer, Il avait, en outre, pour lui, l'attrait d'un grand rôle à tirer presque de l'oubli, d'un grand nom à remettre en lumière auprès du nom du fondateur de Luxeuil, son homonyme, son compatriote et son contemporain, qui l'a effacé parmi nous. Arrêtons-nous à lui, puisque aussi bien l'auteur lui-même a voulu tout spécialement le présenter au public en détachant, de son histoire ce bel épisode.
La légende commence pour saint Columba dès avant sa naissance: un ange apparaît à sa mère, lui apportant un voile tout parsemé de fleurs, et ce voile s'envole, s'étendant à mesure qu'il s'éloigne et cou-vrant les plaines, symbole de la vertu et de la mission divine de l'en­fant qu'elle va mettre au jour. Lui-même grandit, familiarisé aux vi­sions célestes. 11 converse avec les anges; et un jour qu'invité à choisir entre toutes les vertus il a demandé la virginité et la sagesse, il voit apparaître trois jeunes filles d'une merveilleuse beauté qui se jettent à son cou. Il les repousse : «Qui êtes-vous? Quels sont vos noms? — «Nous nous appelons Virginité, Sagesse et Prophétie.» — On conçoit
— II — 
que le pieux jeune homme, qui n'avait pas encore reçu le don de pro­phétie, n'ait pas reconnu de prime abord la Virginité et la Sagesse dans ces jeunes filles qui se jettent à son cou. Il n'aima point seulement la sagesse et la virginité, il aima la poésie; il fut poète lui-même, en même temps que prophète, vates, et il en a laissé des preuves en des chants qui ont été conservés. Ceux qui cultivaient la vieille poésie nationale étaient toujours les bienvenus auprès de lui; l'hospitalité leur était assurée dans les nombreux monastères qu'il fonda en Irlande, et ses religieux y étaient si bien habitués, qu'ils lui faisaient de vifs reproches quand il avait laissé le poète errant s'éloigner sans leur faire entendre les sons de sa harpe et les accents de sa voix. Mais le caractère irlan­dais, vif et impéteux en toute chose, prompt à l'amour et à la colère, à la vengeance comme au dévouement, se manifeste par d'autres traits encore dans sa légende, comme dans son histoire. Un brigand qui avait tué une jeune fille en sa présence et sous l'abri même de son vêtement sacré, tombe frappé de mort à sa parole. Un roi lui avait refusé justice et avait fait mettre à mort un jeune prince accusé de meurtre involon­taire, qui s'était réfugié auprès du saint. Columba le menace d'une prompte vengeance, et l'effet suivit de près sa parole. Comme on le voulait retenir, il trompe la vigilance de ses gardiens, arrive parmi les clans de sa race, les appelle à la guerre, et le roi est vaincu dans la bataille, en présence du saint qui prie contre lui. Cet acte, qui fit excommunier Columba dans un synode national, entraîna une révolu­tion complète dans sa destinée. Sans merci pour sa faute, même après qu'un autre synode lui a pardonné, il se condamne à l'exil, et fait voile pour la Calédonie. «En naviguant dans ces lointains parages,» dit l'auteur, après la belle description que nous avons déjà citée, «com-«menl ne pas évoquer la sainte mémoire et la gloire oubliée de ce «grand missionnaire? C'est à lui que remonte cet esprit religieux de «l'Ecosse qui, tout dévoyé qu'il soit par la réforme, et en dépit de son «étroit rigorisme, subsiste encore si puissant, si populaire, si fécond et «si libre. A demi voilé par un lointain nébuleux, Columba apparaît le «premier parmi toutes ces figures originales et touchantes qui ont pris « rang dans l'histoire, à qui l'Ecosse doit d'avoir occupé une si grande «place dans la mémoire et l'imagination des peuples modernes, depuis «les grandes chevaleries de la royauté catholique et féodale des Bruce «et des Douglas, jusqu'aux infortunes sans pareilles de Marie Stuart et « de Charles Edouard, et à tous ces souvenirs poétiques et romanesques «que l'honnête et pur génie de Walter Scott a dotés d'une popularité «européenne.» (T. III, p. 145.)
h
— 12 —
Le saint, avec douze compagnons qui vont partager son apostolat, descend d'abord dans l'île d'Oronsay. Mais du haut du rivage on pou­vait encore apercevoir l'Irlande. Ce n'était point se séparer assez de sa obère patrie. Il se rembarque et vient enfin dans cette île d'Iona, petite et basse, balayée par les vents, sans un seul arbre, sans autre roche que celles qui affleurent à la surface du sol pour y disputer la place à de rares herbages, à de maigres récoltes. C'est là que le saint voulut fixer le lieu de son exil. Cette terre si peu favorisée de la nature allait deve­nir une terre de bénédictions et de grâces pour tous les pays d'alen­tour, fille allait être la métropole de tous les monastères de l'Ecosse, le foyer de la civilisation chrétienne dans le nord de la Grande-Bre­tagne; et le souvenir au moins ne s'en est pas absolument perdu à tra­vers les révolutions et le schisme : «Loin de moi,» s'écriait Johnson, au milieu même des esprits, forts du «siècle dernier, «loin de ceux que « j'aime, tonte philosophie qui nous laisserait indifférents et insensibles «sur des sites ennoblis par la sagesse, le .courage et la vertu! Il faut « plaindre l'homme qui no sentirait pas son patriotisme s'enflammer «sur la plaine de Marathon e! sa piété se rallumer au milieu des ruines « d'Iona. »
Ce qui ajoute un trait touchant à l'histoire de saint Columba, c'est (pie, parmi les travaux de sa mission, il sent toujours l'amertume de l'exil, et alors même qu'il parcourt les mers, cherchant des îles nou­velles , il ne cesse pas de regretter la patrie. On en trouve la mélanco­lique expression dans plusieurs chants dont M. de Montalembert ne veut pas garantir l'authenticité, mais qui sont la véritable expression de sa pensée et comme l'écho de son âme: on en peut voir encore une vive image dans un souvenir de sa légende, resté populaire parmi les matelots des Hébrides. Un malin, il appelle un des religieux d'Iona et lui dit : « Va l'asseoir au bord de la-mer, sur la grève de notre île, à «l'ouest, et là tu verras arriver du nord de l'Irlande une pauvre ci-« gogne voyageuse, longtemps ballottée par les vents, et qui, tout épui-« sée de fatigue ', viendra tombera tes pieds sur la plage. Il faut la ramas-« ser avec miséricorde, la soigner et la nourrir pendant trois jours; après « ces trois jours de repos, quand elle sera ranimée et qu'elle aura repris « toutes ses forces, elle ne voudra pas prolonger son exil parmi nous; « elle revolera vers la douce Irlande, sa chère patrie, où elle est née. Je «'te la recommande ainsi, parce qu'elle vient du pays où je suis né moi-« même. » Tout arriva comme il l'avait prévu et ordonné. Le soir du jour où le religieux avait recueilli la voyageuse, comme il rentrait au monastère, Colomba ne lui fit aucune question, mais lui dit : «Que
13 —
« Dieu te bénisse, mon cher enfant,-loi qui as eu soin de l'exilée; tu la «verras dans trois jours regagner sa patrie.» Et en effet, au terme pré­dit, elle s'éleva de terre devant son hôte; et, après avoir cherché un mo­ment sa route dans les airs, elle dirigea son vol à travers la mer, droit sur l'Irlande.» (T. III, p. 157-158.)
Il faut voir dans M. de Montalembert, à côté de ces charmantes peintures, les traits austères de l'apostolat de saint Columba; cette transformation complète de l'homme qui s'est montré si violent aux premiers jours, son humilité profonde, sa charité, sa rude vie de pé­nitent, ses oraisons prolongées qui effrayaient presque ses disciples, et en même temps ses travaux : travail de la terre, copie des manuscrits, double lâche dont les moines se sont scrupuleusement acquittés depuis la règle de saint Benoît, au grand profit de la civilisation; son indul­gence pour lés pécheurs, sa sévérité contre les hypocrites; comment il fut fidèle, dans toutes les épreuves, à l'amour qu'il avait conçu dès sa jeunesse pour la sagesse, et la virginité.
Il n'est pas besoin de dire que l'exilé d'Iona ne se renferma point dans son île, et que sa vie ne se passa pas tout entière dans les longues prières et dans les travaux de la cellule ou du champ voisin. A plu­sieurs reprises on le voit s'aventurer dans les vallées profondes ou sur les plateaux des monts Grampians pour enlever les sauvages habitants de ces lieux à leurs superstitions; parlant par interprètes, mais allant aussi plus directement au fond des cœurs par ses miracles et par ses vertus; heureux quand il pouvait, par le baptême, consacrer pour le ciel une âme qui s'y était acheminée par la longue et. fidèle observance de la loi naturelle, ou lorsqu'il rencontrait sur cette terre étrangère, dans les liens de l'esclavage, quelque jeune fille d'Irlande qu'il pût rendre à sa patrie et à la liberté. (T. III, p. 1 85 , 186.)
L'empire de saint Columba était â plus forte raison reconnu en Ir­lande, où, par la suite, il revint plusieurs fois pour visiter les monas­tères qu'il avait fondés avant son exil. Il ne l'était pas moins parmi les Scots établis sur les côtes occidentales du pays qui a gardé leur nom. Il intervenait, invisible, par la prière, dans leurs combats lointains; il avait sacré leur roi sur la pierre dite pierre du destin, pierre fameuse qui fut portée à l'abbaye de Scone, près d'Edimbourg, pour le sacre des rois, et qu'Edouard I", vainqueur des Ecossais, transféra à West­minster, comme un gage durable du droit de souveraineté revendiqué dès lors par l'Angleterre sur l'Ecosse, au nom de la conquête. Il inter­venait même dans les assemblées, et ce fut ainsi qu'il fil maintenir en Irlande l'institution des bardes, corporation puissante, dont les rois
— 14 —
avaient pris ombrage. Ils n'oublièrent pas leur sauveur. «Certes, dit « M. de Montalembert, la gratitude des bardes envers celui qui les avait «préservés de la proscription et de l'exil n'a pas été étrangère à l'im-«mense et durable popularité qui s'est attachée au nom de Columba. « Enchâssé dans la poésie religieuse et nationale des deux îles, ce nom «n'a pas seulement toujours brille en Irlande, mais il a survécu dans la «mémoire (les Celtes de l'Ecosse, même à la réforme, qui a extirpé «presque tous les autres souvenirs de leur passé chrétien.» (T. III, p. 209.) Et l'auteur nous montre les bardes transformés à leur tour par la religion, devenus, sous le nom nouveau de ménestrels, les prin­cipaux champions cl les martyrs de l'indépendance nationale et de la foi, faisant de la musique une arme de défense et d'attaque pour leur race opprimée; traqués partout, mais préférant la misère, la fuite et la mort même, au dégradant salaire promis à qui chanterait le conquérant; proscrits dans leur personne, proscrits dans leur instrument favori : «Et néanmoins, dit M. de Montalembert, la harpe est restée l'emblème «de l'Irlande jusque dans le blason officiel de l'empire britannique, et, «pendant tout le dernier siècle, le harpiste voyageur, dernier et pi-« toyable successeur des bardes protégés par Columba, se trouva tou-« jours à côté du prêtre pour célébrer les saints mystères du culte pros-« crit. » (T. III, p. 2 1 3.)
Sans sortir de son île, Columba étendait donc au loin son influence, il suivait de sa sollicitude ces moines marins qui parcouraient, sur leurs barques d'osier revêtues de peaux, les détroits dangereux de l'archipel des Hébrides, parmi les cétacés et les monstres qui en rendaient la na­vigation plus périlleuse à de si frêles esquifs, et sur ces mers inconnues où ils s'aventuraient, moins encore par le zèle de la foi et par l'espoir de trouver des peuples à évangéliser, que par la soif de la retraite et par l'envie de rencontrer quelque île déserte qui les retînt à jamais comme perdus dans les solitudes de l'Océan. C'est ainsi qu'ils décou­vrirent, dit-on, les îles Féroé et même l'Islande. Saint Columba les accompagna dans plusieurs ,dc ces voyages, et c'est pour la légende l'occasion de montrer son empire sur les flots. On l'invoquait comme J'arbitre des vents. « On venait à chaque instant lui demander d'obtenir «un -vent favorable pour n'importe quelle expédition; il arriva même «un jour que deux de ses moines, au moment de s'embarquer pour «deux directions différentes, vinrent lui demander à la fois de faire. « souiller l'un le vent du nord et l'autre celui du midi. Il les exauça tous «deux, maison faisant retarder le départ de celui qui allait en Irlande « jusqu'après l'arrivée de celui qui ne voulait aborder qu'à l'île voisine
(i de Tirée: i) (T. III, p. 2/12.)— Sachons-lui gré de ces ménagements pour l'ordre habituel de la nature. D'autres traits nous montrent jusqu'à quel point ses moines se croyaient le droit d'être exigeants à cet égard [ibià. p. 2/15); et la croyance du peuple sur ce point ne pouvait pas s'arrêter à sa mort; longtemps il fut le patron des marins en détresse.
Mais ce n'étaient point là les seuls services qu'on eût coutume de requérir de lui. « Au-milieu des légendes évidemment fabuleuses et des « miracles apocryphes ou puérils dont les narrateurs irlandais ont farci «la glorieuse histoire du grand missionnaire, il est doux de pouvoir «discerner des témoignages irrécusables de son intelligente et féconde «sollicitude pour les besoins, les travaux, les souffrances des habitants « de la campagne, et de son active et féconde intervention à leur profit. «Quand on nous le montre faisant jaillir d'un coup de sa crosse des « fontaines d'eau douce en cent endroits divers de l'Irlande et de l'E-« cosse, dans des régions arides ou rocheuses telles que la presqu'île « d'Ardnamurehau ; quand on le voit abaissant, par le seul effort de sa « prière, les cataractes d'une rivière de manière que les saumons pussent « y remonter dans la saison favorable à la pêche, comme ils l'ont tou-« jours fait depuis, au grand avantage des riverains; nous reconnaissons « dans ces récits la forme la plus touchante de la gratitude populaire « et nationale pour les services rendus par le célèbre religieux en appre-« nanl aux paysans à. rechercher les sources, à régler les irrigations, à «rectifier le cours des rivières, comme l'ont fait tant d'autres saints «religieux dans toutes les contrées de l'Europe.» (T. III, p: 2/i5.)
M. de Montalembert se plaît à glaner dans ses biographes mille antres traits touchants qui le montrent plein de sollicitude pour tous ceux qui travaillent ou qui souffrent, soignant et guérissant les ma­lades, soulageant le laboureur, glorifiant l'artisan dans la personne de ce forgeron dont il disait (111 jour aux anciens de son monastère : « Voilà qu'au moment où je parle, un tel, qui a été forgeron là-bas au «centre de l'Irlande, le voilà qui monte au ciel! Il meurt vieux et il a «travaillé toute sa vie, mais il n'a pas travaillé en vain; il a acheté, «moyennant le travail de ses mains, la vie éternelle, car il dépensait «ses gains en aumônes; et je vois d'ici les anges qui viennent chercher «son âme. » (T. III, p. 252.) Mais la douceur qu'il goûtait à prodiguer ces consolations aux pauvres ne l'empêchait pas de retrouver au besoin toute l'énergie de son premier âge (et c'était encore un effet de sa cha­rité), quand il voyait des hommes puissants frapper et dépouiller les exilés, ou des brigands de noble race porter le ravage dans les petits biens des pauvres gens. Un jour qu'un malfaiteur de cette espèce avait
— 16 —
dépouille un do ses hôtes, un de ces petits cultivateurs enrichis par sa bénédiction, et qu'il retournait avec le butin au rivage, Columba le suivit, suppliant; et, rebuté, il entra jusqu'aux genoux dans la mer comme pour s'accrocher à la barque du ravisseur. Quand celui-ci se fut éloigné, échappant avec l'aide du vent à ses instances, il demeura quelque temps dans l'eau les mains levées au ciel; puis, revenant a ses compagnons, il dit : «Ce misérable qui méprise le Christ dans ses ser-« viteurs ne reviendra plus sur cette plage;» et une nuée apparaissant tout à coup dans un ciel pur forma un orage qui l'engloutit dans la mer avec tout son butin. « Nous avons tous appris dans les Commen-« laites de César, s'écrie l'auteur, comment, lors de son débarquement «sur les côtes de la Bretagne, le porle-aigle de la dixième légion se «jeta à la mer pour encourager ses camarades et s'enfonça dans l'eau «jusqu'à mi-jambes. Grâce a la perverse complaisance de l'histoire «pour tous les exploits de la force, ce trait est immortel. César ne ve-« nait cependant que pour opprimer, au profit de son ambition dépra-«vée, une race libre et innocente, en la courbant sous le joug odieux «de la tyrannie romaine, dont elle n'a heureusement rien gardé. De-«vant toute âme, je ne dis pas chrétienne, mais simplement honnête, « combien n'est-il pas plus grand et plus digne'de mémoire, le spectacle «que nous offre, â l'autre extrémité de la grande île britannique, ce « vieux moine entrant aussi dans la nier jusqu'aux genoux, y poursui-hvant le farouche oppresseur au profit d'une obscure victime, invo-« quant et obtenant la vengeance divine, et revendiquant ainsi sous «son auréole légendaire l'éternelle grandeur et les droits éternels de « l'humanité, de la justice et de la pitié! » (T. III, p. 262.)
On peut concevoir combien un saint toujours si bon et secourable aux faibles était aimé de ceux qui l'entouraient. Ils l'eussent volontiers privé de la récompense due à ses vertus pour jouir plus longtemps de sa présence. Quand des visions l'eurent averti de sa mort, ses disciples el les communautés nées de son apostolat obtinrent du ciel un der­nier miracle : c'est qu'elle fût retardée de quatre ans. Ce fut pour Co­lumba l'occasion de redoubler de rigueur envers lui-même dans ses mortifications et ses pénitences, des pénitences qui donnent le frisson. Chaque nuit, selon un de ses biographes, il se plongeait dans une eau glacée et y restait pendant le temps qu'il fallait pour réciter un psau­tier! Le terme venu enfin (et le saint lui-même avait demandé qu'il fût retardé d'un mois pour ne pas attrister de son deuil les fêtes de Pâ­ques), il voulut prendre congé de ses moines qui travaillaient aux champs, et se lit traîner parmi eux bénissant leurs sillons. Du haut de
_ 17 _
son rustique attelage, il bénit l'île entière et ses habitants. Il visita et bénit les greniers de la communauté, heureux de voir que sa chère famille après lui ne souffrirait pas de la disette. Tandis qu'on le rame­nait au monastère, un vieux cheval blanc qui servait aux usages domes­tiques vint poser la tète sur son épaule comme pour prendre congé de lui. Le moine qui servait Columba le voulait éloigner, mais il l'en empêcha : «Ce cheval, dit-il, m'aime lui aussi; laisse-le près de moi; ' « laisse-le pleurer mon départ. Le Créateur a révélé à cette pauvre bête «ce qu'il t'avait caché à toi, homme raisonnable.» Sur quoi, tout eu caressant l'animal, il lui donna une dernière bénédiction, [lbid. p. 278.) On le porta dans sa cellule; il s'assit sur la pierre qui lui servait de lit et donna à son fidèle serviteur un dernier message pour la commu­nauté. Quand la cloche de minuit donna le signal tics matines, il trouva des forées encore pour devancer les religieux à l'église. Ils le trou­vèrent couché devant l'autel. C'est là qu'après les avoir bénis tous il s'endormit enfin dans le Seigneur.
«Telle fut, dit M. de Montalembert, la vie et la mort du grand apôtre « de la Bretagne. Ce n'a pas été un petit travail que de choisir quelques « traits propres à se détacher sur le tissu de sa vie, que de démêler ce «qui attire le lecteur moderne, c'est-à-dire le caractère du personnage « et son influence sur les événements contemporains, à travers un «monde entier de récits très minutieux, ayant presque exclusivement « pour objet des faits surnaturels ou ascétiques. Mais, cela fait, on arrive « tant bien que mal à se représenter facilement ce grand vieillard aux « traits réguliers et doux, à l'accent suave et puissant, tonsuré à l'irlan-« daise avec le haut de la tête rasé et les cheveux pendants par derrière, «revêtu de la coule monastique, assis à la proue de sa barque d'osier « recouverte de peaux, naviguant à travers l'archipel brumeux et les « lacs étroits du nord de l'Ecosse, portant d'île en île, de plage en plage, «la lumière, la justice, la vérité, la vie de l'âme et de la conscience. « On aime .surtout à étudier le fond de cette âme et les transformations «qu'elle a subies depuis sa jeunesse. Pas plus que son homonyme de «Luxeuil, que l'apôtre monastique des deux Bourgognes, celui des « Pietés et des Scots n'était une colombe. La douceur était de toutes les « qualités précisément celle qui leur lit le plus longtemps défaut. Au « début de sa vie, le futur abbé d'Iona, bien plus encore que l'abbé de « Luxeuil, se montre à nous dominé par les vivacités de son âge, as-«socié à toutes les luttes, à toutes les discordes de sa race et de son «pays; vindicatif, emporté, intrépide, batailleur, né pour être soldat «plutôt (pie moine, connu, loué ou blâmé comme soldat, si bien que,
— 18 —
« de son vivant même, on l'invoquait dans les combats; resté soldat, « insulanus miles, jusque sur le roc insulaire d'où il s'élançait pour prê-«cher, convertir, éclairer, réconcilier, réprimander les princes, les « peuples, les hommes et les femmes, les laïques et le clergé. D'ailleurs, « plein de contradictions ou de contrastes, à la fois tendre et emporté', «brusque et affable, ironique et compatissant, caressant et impérieux, «reconnaissant et implacable, facilement entraîné par la pitié comme «par la colère, mais toujours dominé par une passion généreuse, et, « parmi ces passions, enflammé jusqu'à la fin de sa vie par deux de celles «que ses compatriotes comprennent le mieux, par l'amour de la poésie «et l'amour de la patrie. Peu enclin â la mélancolie, lorsqu'une fois il «eut surmonté la grande tristesse de sa vie, celle de l'exil; peu porté « même, sauf vers la fin, à la contemplation et à la solitude, mais formé «par les prières et les plus-redoutables austérités aux triomphes de la «parole évangélique; méprisant le repos, infatigable au travail intel-« lectuel ou manuel, né pour l'éloquence et doué pour cela d'une voix .« si pénétrante et si sonore, que le souvenir en demeura consacré comme « un des dons les plus miraculeux qu'il eût reçus de Dieu; franc et loyal, «original et puissant dans ses paroles comme dans ses actions, dans le «cloître comme dans les missions et les assemblées, sur terre et sur «mer, en Irlande comme en Ecosse, toujours dominé par l'amour de « Dieu et du prochain, qu'il voulut et qu'il sut servir avec une droiture « passionnée, voilà quel fut Columba! Personnage, à notre sens, aussi «singulier qu'attachant, en qui, à travers les brumes du passé et les «éblouissements de la légende, on reconnaît l'homme sous le saint, « mais l'homme capable et digne de cet honneur suprême de la sainteté, «pour avoir su dompter ses entraînements, ses faiblesses, ses instincts, «ses passions, et les transformer en instruments dociles, féconds et «invincibles, de la gloire de Dieu et du salut des âmes.» (T. III, p. 282.)
, III
Je me suis arrêté à la vie de saint Columba, parce qu'elle nous montre, dans un cadre où l'auteur semble avoir mis toutes ses com­plaisances, comment, dans son livre, la légende se mêle à l'histoire. C'est déjà de l'histoire sans doute et du genre le plus vrai que cette peinture si naïve des idées et des croyances du temps, et l'auteur n'y aurait point accordé tant de place, s'il n'avait senti combien elle sert
-- 19 —
à faire connaître les. temps mêmes don! il parle l. Ce qu'on peut re­gretter seulement, au point de vue de l'histoire et même de la légende, c'est que, dans son récit, il n'ait pas tenu un compte plus rigoureux de la diversité et de l'inégale valeur des sources où il puise. Un peu plus de précision et de distinction en celle matière ôterait peut-être quelque chose à l'unité de la composition, mais ferait mieux ressortir le caractère des faits authentiques ou le travail cl le progrès de la lé­gende. Du reste, l'histoire du temps, l'histoire politique elle-même, a la place qui lui revenait dans celle sérieuse étude; cl c'est en clfet le milieu naturel où le sujet du livre se devait, produire. L'auteur a donc décrit à grands traits l'état primitif de la Grande-Bretagne, les races qui l'habitaient (Bretons, Pietés et Scots), et leur attitude envers des Romains : les Pietés et les Scots bravant l'invasion; la Bretagne soumise, mais gardant intacte sa nationalité sous la domination du conquérant : « la dernière à subir le joug romain, la première à s'en défaire ; la pre-« mière qui sut abjurer l'autorité impériale et montrer au monde com­muent on pouvait se passer d'empereur;» puis l'invasion des Anglo-Saxons, l'émigration des Bretons dans les régions de l'ouest et la formation de l'Heptarchie, cet épouvantail placé en tête de l'histoire d'Angleterre comme pour en détourner l'étudiant; hydre véritable dont les têtes, à mesure qu'elles tombent, repoussent plus effrayantes devant celui qui la veut aborder. Jusqu'à présent on aurait volontiers commencé l'histoire d'Angleterre à l'invasion des Normands en se con­tentant, pour les temps antérieurs, du résumé qu'Augustin Thierry en a donné par forme d'introduction au premier livre de son histoire de la Conquête. En lisant l'ouvrage de M. de Montalembert, on s'étonne du charme qu'on y trouve. C'est que l'auteur ne s'est pas borné à classer chronologiquement des. noms impossibles à prononcer et des faits encore plus impossibles à retenir; c'est que, dans ses tableaux, les hommes sont vivants; c'est que, sous ces formes barbares, il a senti des âmes et des âmes souvent inspirées des pensées les plus nobles et les plus délicates. Ce sont là, il faut le dire, les choses qui le touchaient le plus au milieu de ces révolutions et qu'il a surtout voulu recueillir; il y
1 «La vraie histoire, celle qui modifie les âmes, qui forme les opinions et les « mœurs, ne se fait pas seulement avec des dates et des faits, mais avec les idées et « les impressions qui remplissaient et dominaient l'âme des contemporains. Ils ont « traduit eux-mêmes, eu faits, en anecdotes ci en tableaux, les sentiments d'admira-«tion, de reconnaissance et d'amour qui les enflammaient pour des êtres qu'ils «croyaient d'une nature supérieure à la leur, et dont les bienfaits et les exemples «survivaient aux ravages du temps et de l'inconstance humaine. » (T. V, p. 26S.)
— 20 —
moissonne ce qu'a produit la semence nouvelle, et les rois aussi ont leur légende qui se mêle à la légende des saints. Citons, par exemple, la touchante histoire du Northumbrien Oswald, fils d'Ethelfred le Ra- vageur. Réfugié chez les Scots et baptisé là selon le rite celtique, il bat, avec leur aide, les Bretons, et, redevenu maître de la Northumbrie, il y appelle des missionnaires d'Iona; et on le voyait partageant les soins apostoliques du moine-évêque Aïdan, se faire son interprète dans une langue que celui ci ne connaissait pas encore, et traduire ses ser­mons aux lords et aux thanes, afin de les amener à la foi. M. de Mon­talembert a raconté avec amour la vie de ce jeune prince, qui fut l'ini­tiateur de son propre royaume au christianisme, et, contrairement au rôle généralement dévolu aux rois et aux princesses dans cette histoire, chrétien prit pour femme une jeune païenne, qu'il convertit avec toute sa maison. Aussi, quand le jeune roi tombe sur le champ de bataille, donnant sa vie pour son peuple et sa dernière pensée à ceux qui tombent avec lui : «Mon Dieu, sauvez les âmes! » il ne petit retenir le cri de son cœur : «Oswald, le cher et grand Oswald y périt aussi,» dit-il; et il résume sa vie dans une page bien capable de le sauver de cet oubli injuste où il le voit enseveli : « A travers l'obscurité de cette «époque ingrate et confuse, le regard s'arrête volontiers sur ce jeune « prince élevé dans l'exil chez les ennemis héréditaires de sa race, consolé «d'un trône perdu par sa conversion à la foi chrétienne, regagnant le « royaume, de ses pères à la pointe de l'épée, plantant la première croix «sur le sol natal qu'il vient d'affranchir; puis, couronné par l'amour et «le dévouement du peuple auquel il a donné la paix et la vérité su-«preme, en lui prodiguant sa vie parla charité; uni, pendant quelques «courtes années, à une femme qu'il avait rendue chrétienne en l'épou-«sant, doux et fort, sérieux et sincère, pieux et intelligent, humble et « intrépide, actif et gracieux, soldat et missionnaire, souverain et martyr, «mort à la Heur de l'âge sur le champ de bataille en combattant pour «sa patrie' et en priant pour ses sujets. Où trouver dans l'histoire un «héros plus idéal, plus accompli, plus digne d'une éternelle mémoire, « et, il faut bien le dire, plus complètement oublié? » (T. IV, p. 33. )
Citons encore ce trait des rapports d'Oswin, un des successeurs d'Oswald, avec le même saint Aïdan. Le roi, fâché devoir l'évêque parcourir à pied son diocèse, lui avait fait présent de son meilleur che­val; l'évêque, trouvant sur sa route un pauvre qui lui demande la cha- -rite, le lui donne; et, comme le roi lui reproche d'avoir donné à un mendiant un cheval de cette valeur: «Ô roi, lui dit-il, ce cheval, qui « est le fils d'une jument, vous est-il plus cher que cet homme, qui est le
« (ils (le Dieu? » On allait se mettre à table. Le roi, qui revenait de-la chasse, s'approcha du l'en avec ses officiers, et, tout en se chauffant-, il méditait la parole de l'évoque; puis, tout à coup, ôlant son épée, il alla se prosterner aux pieds du saint, en le priant de lui pardonner. «Jamais « plus, dit-il, je n'en parlerai, cl jamais plus il ne m'arrfvera de regretter «ce (pic vous donnerez de mon bien aux enfants de Dieu. » Après quoi, rassuré par'les douces paroles de l'évèque, il commença tout joyeux à manger. Mais l'évèque, au contraire, devint tout triste et se mit à pleu­rer; et, comme un de ses prêtres lui demandait la cause de sa tristesse, il répondit en langue celtique, que ni Oswin ni les siens n'entendaient : «Je connais maintenant que le roi vivra peu, car, jusqu'ici, je n'avais «jamais vu de roi si humble, et celte nation n'est pas digne d'un tel « prince. » (T. IV, p. 4a.)
Mais, quel que soit l'attrait une M. de Montalembert ait su donner à ces rois et à ces royaumes, l'intérêt le plus grand est celui qui s'attache à son sujet principal, l'établissement du christianisme en Angleterre, et c'est, en effet, de beaucoup le plus important aux yeux de l'histoire. A ce sujet se relient d'ailleurs plusieurs questions très-graves; et l'auteur, qui, tout en prenant aux sources la matière de ses récits, a consulté si scrupuleusement les travaux de la critique moderne, peut revendiquer pour son œuvre une place parmi eux, par l'habileté avec laquelle il a su les résumer et les mettre en lumière sur plusieurs points de controverse. Telle est, par exemple, la question du prétendu schisme breton, question définitivement résolue par le mémoire que le savant et regrettable doyen de la faculté de Rennes, M. Varin, a publié dans un des recueils de l'Académie des inscriptions et belles-lettres1. La Bretagne avait été la pairie de Pelage, mais c'est au dehors que cette grande hérésie s'était surtout développée. La principale question qui séparât vraiment l'Eglise de Bretagne de toutes les autres Eglises, c'était celle du jour de la Pâque. Le concile de Nicée, décidant contre ceux qui la célébraient, â la manière" des Juifs, le quatorzième jour de la lune après l'équinoxe du printemps, quel qu'il fût, l'avait fixée au di­manche qui suit le quatorzième jour; et cette date,,sanctionnée par
' Mémoire, sur les causas de lu dissidence entre l'Jù/lise bretonne et l'Eglise romaine, relativement à lu célébration de lu je te de Pâques. Mémoires présentés par divers sa­vants à l'Académie des inscriptions fil belles-lettres, i" série, t. VI1J, 2* partie, p. 88 cl suiv. — Ce mémoire, bien que le titre n'indique qu'un seul point, touche à toutes les différences qui ont été signalées dans les usages et les pratiques des deux Églises, et les réduit à leur juste valeur, comme le constate M. de Montalem-bert.
l'Eglise de Rome, avait été portée avec la foi en Bretagne, comme en Irlande et en Ecosse. Or, depuis, l'Église d'Alexandrie avait reconnu une erreur dans le calcul, et adopté un comput qui déjà établissait une différence d'un mois entier, pour la célébration de la Pâque, entre l'Egypte et Rome, au temps de Léon le Grand (440-461). Vers le milieu du vi° siècle, on se mit d'accord; et la même date fut adoptée sur tout le continent. Mais l'invasion des Saxons ayant rendu les com­munications avec. Rome plus difficiles, les Eglises bretonnes restèrent étrangères à cette réforme et retinrent le vieil usage. Ce n'est donc point par opposition à Rome, c'est par fidélité à son premier enseigne­ment qu'elles repoussaient l'usage nouveau; et, il faut le dire, elles n'y (levaient pas être attirées quand elles le voyaient adopté par les Anglo-Saxons, les ennemis de leur race. Mais ni celte question du dimanche de la Pâque, ni celle du mode de la tonsure, ou des cérémonies accessoires du baptême, ou de la liturgie, sur quoi on différait aussi, n'avaient ce caractère doctrinal qui fait le schisme. L'Eglise de Rome n'a pas retran­ché du nombre des saints ceux qui' ont vécu et rempli le ministère apostolique en pratiquant ou enseignant encore des coutumes qu'elle avait modifiées; et M. de Montalembert accompagne de ses sympathies le vieux évoque de Lindisfarne, Colman, lorsque, plutôt que d'abdi­quer les traditions de ses ancêtres, il abandonne son siège, emportant avec lui, comme d'une terre infidèle, les restes de saint Aïdan, son prédécesseur. (T. V, p. 174.)
M. de Montalembert n'a pas plus de peine à rejeter avec le docteur Reeves et les savants continuateurs des Acta Sanctorum l'erreur qui a fait regarder les Guidées, sorte de tiers-ordre agrégé aux monastères ré­guliers au IXe siècle, comme des religieux mariés indigènes, antérieurs à l'introduction du christianisme en Irlande et en Ecosse par les mis­sionnaires romains. Mais l'amour de l'unité dans l'Eglise ne le pousse pas à méconnaître ce qu'il y eut d'original et de divers clans les formes que les institutions religieuses ont reçues dans les différents pays. Il y relève, au contraire, avec soin les moindres traces des influences nationales. Tout, en effet, ne se confond point parmi ces moines sous le même froc; chaque groupe, comme chaque personnage, a sa physionomie. Autres sont les moines celtiques, autres les religieux venus du conti­nent, autres ceux qui se forment d'entre les Anglo-Saxons sous l'influence des uns ou des autres. L'esprit de clan subsiste dans la constitution des monastères d'origine irlandaise : il y a une sorte d'hérédité collatérale dans les abbés; tout grand monastère y devient comme l'apanage d'une famille ; et fauteur montre ce qui en résulta : les membres laïques de
—• 23 — '
celle famille .se groupant d'abord dans les terres de l'abbaye, et finissant par en usurper même et en garder héréditairement la suprême dignité. Ces moines, d'ailleurs, en renonçant au monde, n'avaient pas toujours abjuré son esprit; et l'humeur belliqueuse de l'Irlandais se perpétuait sous la coule monastique '. Rien n'était plus commun que de voir les religieux irlandais intervenir dans les guerres civiles. Deux siècles après Columba, deux cents moines de l'abbaye de Durrow, fondée par lui, périssaient dans une, bataille; dans une autre bataille, en 816, huit cents religieux de Ferns trouvèrent aussi la mort. Et cependant ces monastères irlandais étaient, à juste litre, regardés alors par l'Europe chrétienne comme le principal foyer de la science et de la piété. Là se formaient les prédicateurs et les docteurs qui portaient au loin la pa­role divine; là se développaient les arts qui prêtent leur concours à l'Eglise en même temps qu'ils pourvoient aux besoins et aux agréments de la vie : l'architecture, la ciselure, sans parler de la musique, qui était comme un besoin, un instinct populaire chez les Irlandais; là se con­servait la culture des langues savantes, même du grec, à tel point que l'on écrivit en caractères grecs le latin des livres de l'Eglise; là enfin on se transmettait le devoir de copier les anciens livres, les classiques aussi bien que les Livres saints: service d'un prix inestimable ! Si l'on réflé­chit combien il existe peu de manuscrits remontant au delà du vi° siècle, on peut dire que, sans les moines, l'antiquité classique presque tout entière aurait péri.
Cet usage était d'obligation dans les monastères d'origine romaine comme dans ceux d'origine celtique; et il ne faudrait pas que la re­cherche des différences fît méconnaître entre eux beaucoup d'autres traits communs. Tous en effet avaient été fondés sur le double principe du travail et de la prière, sous la règle du renoncement à soi-même et de l'austérité ;'et M. de Montalembert a montré jusqu'où, en. plusieurs lieux, on avait poussé cette observance. A Lindisfarne, non pas sous le ciel brûlant de l'Orient, parmi des races à qui quelques fruits secs et un peu d'eau suffisent pour vivre, mais dans l'atmosphère froide et humide du Northumberland, parmi ces populations voraces du Nord, on prati­quait des jeûnes d'une rigueur effrayante. Notons encore, entre autres choses, la singularité de ces monastères doubles, l'un d'hommes, l'autre
' Nous comptons que M. de Montalembert va légitimer en France l'usage de ce mot (pris de l'anglais cowl, comme tant d'autres noms d'habits d'hommes plus com­munément portés, sans doute), en le faisant admettre dans la prochaine édition du dictionnaire de l'Académie pour tenir lieu du terme un peu vulgaire de « capu-« chon, « >
— 2/1 —
de femmes, placés tous les deux, sous le gouvernement non de l'homme, mais de la femme, et d'ailleurs séparés et vivant sans reproche; l'abus si vieux des rois intervenant dans le règlement des choses religieuses; les étranges procédés de ces Eglises où l'on voit les plus saints évèques déposés sans droit et remplacés sans schisme, et la tolérance de leur martyrologe, où figurent,-côte a côte, l'intrus et l'expulsé.
M. de Montalembert nous fait ainsi entrer par mille observations curieuses dans la vie intérieure de ces monastères et dans leurs rapports avec les choses du dehors; il signale leur influence heureuse sur la so­ciété, mais aussi les abus qui déjà pouvaient faire présager leur déclin. Il a surtout fait ressortir leur influence heureuse et leurs grands titres à la reconnaissance de l'Angleterre, puisqu'il eux se rattachent l'origine même et le progrès de la civilisation chrétienne dans le pays. C'est la thèse qu'il a posée dès le début devant le lecteur, et qu'il poursuit dans tout son livre; et il résume dans un des derniers chapitres les preuves qu'il en a données sur son chemin, il rappelle par quelles armes les moines ont conquis les populations barbares à la religion : la tolérance, la persuasion, la douceur, jamais les procédés sommaires qu'aurait pu mettre à leur service un roi barbare nouvellement converti. Il montre les habitudes de meurtre, de brigandage et de violence non supprimées entièrement du milieu de ces peuples (elles ne l'ont été nulle part), mais s'effaçant par un progrès rapide sous l'influence de la doctrine nou­velle; et toute cette transformation s'opérant si bien par les moines, que les monastères tenaient lieu de cathédrales et de paroisses, et que les pasteurs de ces troupeaux, évoques et curés, sortaient tous des cou­vents. Les moines avaient converti les barbares; ils continuaient de les enseigner. Ils nourrissaient en eux le sentiment religieux, principe de toute éducation, dans les églises par les solennités du culte et l'em­ploi nouveau de la musique, dont l'influence devait tant servir à policer les mœurs, et au dehors par de simples croix, qui, plantées dans les champs, élevaient la pensée de l'homme à Dieu et appelaient le peuple à la prière. Ils les formaient aux lettres comme à la religion; les cloîtres devenaient des écoles, sans que, d'ailleurs, les nouveaux écoliers fussent détournés des exercices du corps, même des plus violents, la course à cheval, par exemple, dont le goût était inhérent à leur race ; et, de même que pour les moines le travail des champs se mêlait aux études, ils for­maient ces barbares à défricher, à assainir, à dessécher par des canaux, à ouvrir par des routes les vastes espaces rendus déserts par l'invasion. «Ely, Croyland, Thorney, Ramscy, furent les premiers champs de ba­il faille de ces vainqueurs de la nature, de ces moines laboureurs, éle-
«veurs et nourrisseurs, qui furent les véritables pères de l'agriculture ((anglaise, devenue et demeurée, grâce à leurs traditions et à leurs «exemples, la première agriculture du monde.» (T. V, p. 169-170.) Tout en restant auprès du peuple, ils avaient, par la dignité de leur con­sécration, pris rang dans l'aristocratie; ils avaient leur part au gouver­nement des Etats, leur place dans les assemblées nationales; et ils pu­rent ainsi exercer leur action sur les lois, sur les coutumes, sur les mœurs, plaider de haut la cause du pauvre, de l'esclave, contenir les excès des grands, limiter et fortifier tout à la fois l'autorité royale, et préparer, par des voies plus douces que le choc des partis, Cette har­monie des pouvoirs qui est le caractère éminent de la constitution d'Angleterre. C'est aussi un honneur revendiqué par l'éloquent historien pour ses moines que d'avoir, sous l'influence de l'esprit de leur ordre, efficacement travaillé à l'unité de législation d'où est sortie l'unité natio­nale du pays, et cela sans qu'aucun des rudes et énergiques instincts, aucune des qualités viriles de la race, aient été altérés.
Mais les moines cependant ne se sont pas toujours aussi bien pré­servés eux-mêmes qu'ils ont su garder les autres. Ils n'avaient pas vécu dans un commerce si étroit avec le monde sans prendre part a ses biens; cl les terres indispensables à leur premier établissement leur furent quelquefois prodiguées par la munificence des rois et des grands bien au delà du nécessaire. Plusieurs causes y contribuaient : le sen­timent de reconnaissance, le besoin d'expiation, la pensée de laisser sur la terre des ressources permanentes aux pauvres, aux malades et de se faire ainsi de ces biens périssables des amis dans le ciel. Pensées louables dans leur- principe, mais funestes dans leurs effets : car ces libéralités dépassèrent souvent toute raison et toute justice : donallones stultiisirnm, disait 15cde, qui constate et déplore, à l'exemple des con­ciles ces regrettables abus; et ce qui avait été donné pour secourir les malheureux ou entretenir la prière servit à nourrir le luxe et à éloi­gner de Dieu : «La propriété, dit M. de Montalembert, a été, en An-«gleterre comme partout, la condition cl la garantie de la Liberté, pour « l'Eglise comme pour les corporations et les individus. Mais les charges, «les abus, les excès, les privilèges que la propriété entraînait à sa suite, « ont été, en Angleterre plus qu'ailleurs et de tout temps, lé grand péril «de l'Eglise; et c'est sur cet écueil (que l'arche monastique a péri, en-« traînant dans son naufrage toute l'Eglise catholique d'Angleterre. 11 y «a là un mystère redoutable, un problème dont nos pères n'ont pas « assez compris la gravité ni la terrible difficulté. Pour le résoudre il «aurait fallu chez les chefs de l'Eglise, et surtout des ordres religieux,
— 26 —
« un discernement, une modération, une prudence plus faciles à rêver « qu'à rencontrer.. Mais on ne conçoit que trop la réaction qui a suscité « les saints fondateurs des ordres mendiants, et qui enflamme toujours «certaines âmes, éprises de la primitive, mais éphémère simplicité des «grandes fondations cénobitiques. «Mes frères,» disait le plus grand « religieux de notre siècle, en prêchant pour l'inauguration d'une de ses « nouvelles fondations, «mes frères, si je savais que votre maison dût «s'enrichir d'une façon quelconque, fût-ce de vos épargnes, je me lè-« vêtais cette nuit et j'y mettrais le feu aux quatre coins. »—« Fatales ri-«chesses, » ajoute l'auteur en s'unissant de cœur à l'éloquent religieux dont il cite les paroles, «fatales richesses, filles de la charité, delà foi, « d'une généreuse et spontanée vertu; mères de la convoitise, de l'envie, «de la spoliation, de la ruine! A peine un siècle s'est il écoulé depuis «les sobres et modestes origines de l'Eglise ou de l'Ordre monastique «chez les Anglais, et déjà la voix intègre et incontestée des saints, tels « que Bède et Boniface, s'élève pour signaler le péril sans en apercevoir «la cause. La lèpre est donc déjà là. En pleine jeunesse, en pleine «santé, le germe mortel apparaît déjà. Viendra un jour où le fruit em-« poisonné sera récolté par des .mains avides et sanguinaires. Viendra le «jour où un monstre qui tenait à la fois de Caligula et d'Héliogabale, «où un Henri VIII, avec ses lâches courtisans et son peuple avili, s'ar-«mera du prétexte de la richesse exorbitante des corporations reli-«.gieuses pour anéantir, pour noyer dans le sang et dans la servitude «l'œuvre d'Augustin,,de Wilfrid et de Bède.» (T. V, p. 215-217.). Et l'auteur, pour n'en pas rester à ce tableau, nous montre de nouveaux missionnaires revenant presque aussitôt après dans la Grande-Bretagne , non plus comme les Columba et les Augustin parmi les païens qui les accueillent avec tolérance, mais parmi des chrétiens qui les repoussent, qui les traquent, qui les livrent aux bourreaux; y trouvant le martyre que n'avaient pas connu les premiers introducteurs du christianisme chez les Pietés et les Anglo-Saxons; heureux de prodiguer leur vie pour consoler quelques brebis demeurées encore fidèles, et entretenir le feu sacré de cette nouvelle Eglise catholique, qui se relève aujourd'hui, pauvre, mais libre, en présence des splendeurs usurpées de l'Eglise éta­blie.
Nous aurions voulu donner une plus juste idée de l'importance, de la valeur et de l'intérêt de l'ouvrage de M. de Montalembert. Mais il y a des choses que l'analyse ne peut rendre et dont elle détruit l'effet alors, qu'elle les veut reproduire. On peut signaler les grands traits et l'ordonnance de cette large composition, en apprécier la méthode et
l'esprit, en constater les résultats; mais pour ce qui fait la vie du livre, sa puissance, son éclat, comment le rendre? A l'ampleur du style, au mouvement de la pensée, on sent dans l'historien le souffle du grand orateur; à l'animation, à l'accent de certaines paroles, on sent même quelque chose de plus: «Qui ne reconnaît, à la façon dont un homme « raconte les épreuves de la vertu et de la vérité ici-bas, ce qu'il saurait « lui-même faire, ou souffrir pour elle?» Ces mots, que M. de Montalem-bert dit de Bèdc, je les lui appliquerais volontiers. Ce qui intéresse si fortement dans son livre, c'est l'intérêt, ardent qu'il prend aux choses dont il parle. Il n'a pas seulement produit une œuvre pleine de vie, il vit lui-même dans sou œuvre; et comment ne l'eût-il pas fait, quand il s'agissait de l'établissement de la foi chez un peuple qui a gardé si pro­fondément les sentiments chrétiens, et porté si haut les droits de l'homme régénéré par le christianisme? 11 y trouvait à glorifier les deux choses qui ont été la passion de sa vie : la religion et la liberté.
Signalons, pour finir, un chapitre où ce que je disais de ces émotions personnelles que l'auteur communique à son ouvrage, de la personna­lité de son livre, si je puis dire, reçoit une application bien saisissante : c'est celui qui termine son histoire, Les religieuses anglo - saxonnes, c'est le chapitre, où, après avoir retracé les nobles et chastes figures de femmes qui, des palais ou des chaumières, sont venues mourir au monde dans les monastères anglo-saxons, l'auteur, portant plus loin nos re­gards, nous montre le sacrifice se continuant: «douze siècles après ces « Anglo-Saxonnes, la même main venant s'abattre sur nos foyers, sur « nos cœurs désolés, pour en arracher nos filles et nos sœurs. » Il y a là, tracées d'une main forte, mais émue, des pages mouillées de larmes. Elles toucheront les indifférents : combien plus ceux qui auront éprouvé les mêmes angoisses et les mêmes douleurs !
Imprimerie impériale.— Octobre 1868.