DISCOURS
prononce
PAR M. LE MINISTRE DE L'INSTRUCTION PUBLIQUE
A LÀ DISTRIBUTION DES PRIX DU CONCOURS GÉNÉRAL, LE LUNDI 9 AOÛT 1875.
Jeunes Élèves,
Ce n'est pas sans émotion que je viens aujourd'hui présider cette fête. Depuis plus de quarante ans je n'ai pas cessé d'y avoir une place. Non que l'honneur d'être admis dans cette enceinte re­monte jusqu'à ma vie d'écolier, humble élève d'un petit collège de province, ce n'est que pour entrer à l'Ecole normale que j'eus à me mesurer avec les lauréats de vos concours mais dès la sortie de l'Ecole, j'étais mêlé, comme maître, à vos luttes, ayant pour champions des élèves accoutumés à disputer la victoire ; plus tard, quand j'eus échangé la robe de ces premières et chères années de professorat contre une robe plus brillante, je ne cessai pas de m'intéresser vivement à vos rivalités. C'est vous dire combien, entre toutes les prérogatives attachées au pouvoir dont je suis
passagèrement investi, j'attache un prix particulier à l'honneur de venir à mon tour déposer sur vos fronts ces couronnes. C'est vous dire aussi combien j'étais préparé à goûter les réflexions de l'orateur que vous venez d'applaudir sur l'esprit et la portée de vos concours. Ses pensées judicieuses sur l'émulation qui en est le principe ont dû vous rappeler à vous qui entendez, non-seule­ment le latin, mais le grec, ce qu'en disait Hésiode au début de son poëme des Œuvres et des Jours :
"Il est plus d'une sorte de rivalité (Èpts). Il y en a deux sur la " terre : l'une que peut approuver le sage, l'autre digne d'être con-" damnée. Elles ont un esprit tout contraire. L'une entretient la " guerre funeste et la discorde, rivalité cruelle que n'aime aucun " des mortels, mais à laquelle ils rendent hommage, tout insuppor­" table qu'elle est, sous la contrainte de la nécessité et de la volonté " des Dieux. L'autre a été enfantée la première par la nuit téné-" breuse ; le fils de Saturne, le dieu suprême qui siège dans l'éther, " la plaça aux racines de la terre et parmi les hommes : elle est de " beaucoup la meilleure. Elle excite l'indolent au travail : s'il en " voit un autre s'enrichir, il sort de son oisiveté et s'empresse à son " tour de labourer, de planter, de bien régler sa maison; le voisin " stimule son voisin par son ardeur à gagner: cette rivalité est " bonne aux mortels1. "
C'est la bonne rivalité qui vous était conseillée tout à l'heure : celle qui empêche de s'endormir dans une oisiveté funeste; celle qui est le meilleur stimulant du travail et le principe fécond de tous les progrès. Votre habile professeur vous en a signalé les effets heureux; mais qu'il est facile de passer de l'une à l'autre et combien alors il serait aisé de vous montrer la contre-partie
1 Hésiode, les Œuvres et les Jours, v. 11-24.
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du brillant tableau qu'il vous a retracé! Puisque nous sommes ici en un lieu où l'on peut à, son exemple, vous parler des anciens comme de personnages parmi lesquels vous êtes accoutumés de vivre, je vous le demande, sans remonter au delà d'Hésiode, jusqu'à la guerre de Troie, que voyons-nous chez les Grecs? les rivalités de Sparte et d'Athènes, de Sparte et de Thèbes, finissant par courber la Grèce sous le joug de la Macédoine; les rivalités des successeurs d'Alexandre amenant la ruine de l'empire qu'il avait fondé, et, dans cette décadence, les rivalités des Achéens et des Etoliéns achevant de livrer la Grèce à l'empire de Rome. Et que serait-ce si, au lieu de nous arrêter à ces grands traits de l'histoire politique, nous avions pénétré au cœur même des diffé­rentes cités? Des deux émulations qu'Hésiode plaçait en tête de son poëme, c'est la mauvaise qui l'emporte et qui, par ces déchire­ments intérieurs, précipite l'asservissement de la nation. Il n'en fut pas autrement à Rome. Est-il besoin de vous rappeler les rivalités des deux ordres, des patriciens et des plébéiens, dégénérant en rivalités personnelles : Marius et Sylla, César et Pompée, rivalités qui aboutissent invariablement à la tyrannie, c'est-à-dire à ce ni­vellement général où il n'y a plus d'émulation qu'entre gens de cour ?
L'histoire moderne nous offrirait les mêmes spectacles, les mêmes enseignements : rivalités d'hommes, rivalités de classes, rivalités de villes, rivalités de peuples, ayant pour conséquence cette suite de guerres non interrompues qui promènent la ruine de contrée en contrée : nous en sommes le dernier exemple!
11 suit de là que l'émulation est une force redoutable, cause énergique de progrès ou de ruine, et qu'il ne faut l'éveiller dans les coeurs que lorsqu'on y a mis un principe capable de la gouverner, le sentiment du juste, l'amour du bien. 
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Si vous vous proposez le juste et l'honnête pour fin suprême, l'émulation, loin de vous entraîner à l'aveugle dans toutes les aventures, deviendra l'instrument actif de vos résolutions géné­reuses. Mais pour cela il faut avoir en vous la volonté du bien; et il en faut chercher l'inspiration à cette source vivifiante dont "l'eau jaillit à la vie éternelle", selon la parole de Jésus à la Samaritaine l. Soyez bons, et vous ferez naturellement le bien, selon cette autre parole de l'Evangile : " un bon arbre porte de bons fruits; un bon arbre ne peut porter de mauvais fruits 2", et cette maxime n'est point uniquement à l'usage de la vie mystique; elle s'applique à la vie du monde. C'est la pensée du bien qui doit être la règle de toutes les actions; c'est elle qui re­lève et purifie ce qui en est la récompense, je veux dire l'estime des hommes, les distinctions sociales, le succès, la gloire : ai­guillon légitime de l'activité humaine, à la condition toutefois qu'on n'en fasse point l'objet principal de la vie, et qu'on se rap­pelle toujours cette parole de Bossuet : " Il faut uniquement songer à bien faire et laisser venir la gloire après la vertu."
La vertu, c'est à quoi vous devez vous attacher par-dessus tout, si vous avez la noble ambition de servir la patrie, et qu'il vous souvienne du jugement de Montesquieu sur le gouvernement ré­publicain. A ce gouvernement, qu'il nomme le gouvernement populaire, Montesquieu demande une qualité de plus qu'aux autres :
" Il ne faut pas, dit-il, beaucoup de probité pour qu'un gou-"vernement monarchique ou un gouvernement despotique se "maintiennent ou se soutiennent. La force des lois dans l'un, le
1 Saint Jean, iv, 14.
2 Saint Mathieu, vii, 17-18.
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"bras du prince toujours levé dans l'autre, règlent ou contiennent "tout. Mais dans un Etat populaire, il faut un ressort de plus qui "est la vertu. "
Sans examiner s'il est bien vrai que la vertu puisse être suppléée ailleurs aussi efficacement qu'il le pense, j'arrive à sa conclusion:
ce Lorsque cette vertu cesse, l'ambition entre dans les coeurs qui "peuvent la recevoir et l'avarice entre dans tous. Les désirs "changent d'objets : ce qu'on aimait on ne l'aime plus; on était "libre avec les lois, on veut être libre contre elles; chaque citoyen "est comme un esclave échappé de la maison de son maître; ce "qui était maxime, on l'appelle rigueur; ce qui était règle, on "l'appelle gêne; ce qui était attention, on l'appelle crainte. C'est "la frugalité qui y est l'avarice et non pas le désir d'avoir. Autre-"fois le bien des particuliers faisait le trésor public; mais pour "lors le trésor public devient le patrimoine des particuliers. La "république est une dépouille, et sa force n'est plus que le pou­"voir de quelques citoyens et la licence de tous." (Esprit des lois, liv. III, ch. iii.)
Il dépend de votre génération, jeunes élèves, qu'il n'en soit pas ainsi chez nous. C'est en vos mains que sera un jour le dépôt qui nous est aujourd'hui confié. Ayez la noble émulation de ne pas le laisser dépérir et de l'accroître. A cet égard, tous les âges ont leurs obligations, et vous avez commencé à vous acquitter des vôtres. Vous avez votre part avec nous dans la défense d'une chose qui est l'intérêt le plus vital de notre société : l'enseignement pu­blic. Vous l'avez soutenu dans nos lycées par votre travail, dont ces prix sont le gage. Vous allez avoir, plusieurs d'entre vous au moins, à le soutenir encore au degré supérieur qui vous attend. Et la concurrence que nos facultés vont y trouver vous obligera, vous qui êtes l'espoir de nos écoles, à un redoublement d'appli-
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cation et de zèle. Ce sera à vous à maintenir l'Université de France au rang qu'elle doit garder à la tête de celles à qui la loi vient d'ouvrir une libre carrière. Je n'exagère rien en disant que vous y aurez une part considérable. Car c'est sur votre travail, sur vos progrès et sur votre bon esprit qu'on nous jugera.
Ce jugement n'est pas absolument correct, je le sais, et vous seriez les premiers à en convenir. Si, en effet, vous pouviez être appelés en témoignage sur vos maîtres, rentrant en vous-mêmes, vous auriez, je pense, à déclarer en toute bonne foi que là où leur enseignement n'a pas eu tous les résultats qu'on voudrait, ce n'est pas le plus souvent à eux qu'il faut s'en prendre. Et ce qui est. vrai de l'enseignement secondaire l'est aussi de l'enseignement supérieur. Il est trop facile de lui imputer à crime certaines hérésies constatées dans la sphère si vaste qu'il embrasse. Les professeurs ont le devoir de se renfermer dans le cercle de leurs cours; s'ils s'en écartent, ils y sont rappelés; mais généralement ils y restent. Or, l'objet de leurs cours, c'est la science elle-même, et la vraie science est irréprochable. Quant aux étudiants, plusieurs ont donné lieu à de justes plaintes; cela, je le crains bien, se renouvellera encore, et, je n'en doute pas, se retrouvera partout : dans les écoles qui vont s'ouvrir aussi bien que clans les nôtres. Il y a telle aberra­tion qui a son principe dans les dispositions de l'élève bien plus que dans les leçons du maître. C'est l'effet d'une science in­complète sur de jeunes esprits qui, en se jetant sans préparation suffisante dans l'étude de la nature, veulent en toucher tous les secrets de la main.
11 n'est donc pas juste de conclure de l'élève au maître, de la thèse à l'enseignement. Mais si ces attaques peuvent vous amener à vous observer plus sévèrement vous-mêmes, à vous mettre en garde contre les écarts, je ne les regrette pas.
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Une chose, je l'espère, vous maintiendra plus sûrement encore dans la bonne voie : ce sont les sérieusee études de psychologie et de morale qui occupent les dernières années de votre séjour dans nos lycées. Livrez-vous y avec ardeur, vous qui allez entrer dans ces classes. Gardez les fruits de ces leçons, vous qui en sortez; et la science, corroborant ainsi les enseignements que la religion joint aux nôtres, fera de vous la lumière, la force et l'honneur de notre société qui veut se relever. Voilà le but que je vous propose comme objet suprême d'émulation, vous donnant pour exemple la vie entière du loyal soldat que l'Assemblée, dépositaire de la souveraineté nationale , a élevé au rang de Pré­sident de la République.
Imprimerie Nationale. — Août 1875.