DEUXIÈME ANNÉE. — № 18.
UN NUMÉRO : 30 CENTIMES.
1" AVRIL 1865.
REVUE
DES
COURS LITTERAIRES
DE LA FRANGE ET DE L'ETRANGER
LITTÉRATURE — PHILOSOPHIE — THÉOLOGIE — ÉLOQUENCE — HISTOIRE LÉGISLATION — ESTHÉTIQUE — ARCHEOLOGIE
Paraît tous les Samedis.
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M. Eug. Yung
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M. Emile Alglave
CHEF DE LA RÉDACTION
L'abonnement part du 1" décembre ou du Ia'juin do chaque année.
nombre de villes de départements, en laissant dans cha­cune d'elles l'agréable et durable souvenir d'une de ces conférences que le public parisien ne se lasse pas d'écouler.
SOMMAIRE.
FACULTÉ DES LETTRES DE PARIS. — Histoire moderne. — Cours de M. Wallon : Des guerres de France et d'Italie au XVIe siècle.
BIBLIOTHÈQUE IMPÉRIALE. — Études orientales. — Cours de M. Léon Feer : Le bouddhisme tibétain.
SALLE DE LA RLE CADET. — Voyages. Chauvin : Les vrais Robinsons.
Conférence de M. Victor
FACULTÉ DES LETTRES.
HISTOIRE MODERNE.
COURS DE M. H. WALLON (de l'Institut).
Des guerres de France et d'Italie au XVIe siècle.
Peu de siècles ont été plus féconds que le xvi° siècle en péripéties de tout genre; peu ont vu se produire des événements d'une influence plus considérable pour toute la suite de l'histoire. C'est l'époque où viennent de com­mencer les guerres d'Italie, et avec elles cette rivalité de domination qui enfantera le système politique des temps modernes. C'est l'époque où le retour vers l'antiquité, une recherche plus ardente, une étude plus enthousiaste de ses monuments amènent une sorte de révolution dans le domaine des lettres et des arts : la Renaissance. C'est le temps enfin où, au nom de réforme, le schisme se fait dans la chrétienté en Occident, schisme qui ne doit pas seulement séparer certaines églises du Saint-Siège, mais qui va mettre l'hostilité entre les nations, qui divisera les citoyens d'un même pays, et d'où naîtront les guerres les plus acharnées ; car « les guerres de frères sont terribles, » comme disait le tragique :
La France a une place considérable dans la gloire et dans les malheurs de cette période. Elle devance tous
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Paris, 31 mars 1865.
Depuis notre dernier numéro, la liste des conférences qui devaient se tenir dans la rue de la Paix cette semaine a été modifiée. Demain soir, samedi 1er avril, c'est M. J. J. Weiss qui parlera à la place de M. Charnay. Pirón, Gresset, la Métromanie et le Méchant : tel est le sujet de cette conférence, que nous reproduirons in extenso.
M. Bertrand (de Grenoble),, membre de l'Association philotechnique, nous adresse une intéressante brochure dont il est l'auteur, et qui a été favorablement accueillie, le 26 septembre dernier, par le congrès scientifique d'Amsterdam. Nous y rencontrons le passage suivant :
te Nous regardons comme excessivement utile de créer dans nos prin­cipales villes des cours publics comme ceux qui fonctionnent à Paris. Il faut unir toutes ces associations d'enseignement libre, non-seulement par un journal hebdomadaire ouvert à toutes les reproductions impor­tantes, mais encore par des commissions de professeurs qui iront pério­diquement en province faire des leçons exceptionnelles. »
Ce que souhaite M. Bertrand commence à se réaliser pour la littérature. L'exemple le plus frappant est celui de M. Deschanel, qui vient de parcourir un certain
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les peuples dans ces guerres de conquête qui vont chan­ger le régime des États européens. Elle se place à côté de l'Italie dans le mouvement de la Renaissance. Elle aura sa part aussi, après l'Allemagne, dans la Réforme, et sera plus qu'aucun autre pays victime de ses déchire­ments. Nous avons exposé l'an dernier l'histoire de la pre­mière moitié de ce siècle, période ouverte avec éclat par la France, mais où l'on voit bientôt la maison d'Autriche, avec Charles-Quint, prendre dans l'Europe et dans la chrétienté une position qui domine tous les événements postérieurs. Un aperçu rapide de ces révolutions nous paraît donc l'introduction naturelle à l'histoire qui va suivre.
Ce qui provoqua ce grand conflit des peuples dont la suprématie de l'Europe est le prix, c'est l'invasion de Charles VIII en Italie.
L'intervention étrangère en Italie datait de loin sans doute : elle n'avait, pour ainsi dire, pas cessé depuis l'invasion des barbares. C'est l'histoire du moyen âge, comme ce sera l'histoire des temps modernes. Qu'on se rappelle Charlemagne, Othon le Grand et toute la suite des empereurs revendiquant l'Italie, comme leur do­maine, contre les papes, qui luttent pour son indépen­dance; et après le grand interrègne, les prétentions ri­vales des maisons de France et d'Aragon. Mais enfin les dynasties formées par ces maisons étaient devenues na­tionales à Naples et en Sicile, et les républiques ou principautés italiennes gravitaient autour de quelques Etats plus puissants dont l'union pouvait protéger la patrie commune. Leur rivalité perdit tout; ce sont les Italiens eux-mêmes qui rappelèrent l'étranger.
On sait avec quel empressement et quelle folle con­fiance Charles VIII répondit à cet appel. Il se jette à corps perdu dans cette brillante aventure, se fait donner en route l'argent qu'il n'avait pas, trouve toutes les portes ouvertes, conquiert le royaume de Naples sans autre peine que d'y entrer : il n'eut de mal que pour en sortir ; mais il se fraya le Chemin par une victoire. Si tout s'était borné là, la France y aurait peu perdu, et l'Italie y eût gagné un grand enseignement. Mais l'éveil était donné à toutes les ambitions étrangères, et les Français d'ailleurs n'avaient pas repassé les Alpes sans esprit de retour.
C'est ce qui parut dès les commencements de Louis XII.
Louis XII avait sur l'Italie des prétentions de deux sortes : celles de la maison d'Anjou ou de la couronne de France, dont il héritait, sur le royaume de Naples, et celles de sa propre maison sur le duché de Milan. 11 eut d'abord plein succès. Le Milanais fut pris, perdu et re­pris, avec le concours de Venise. Louis XII se trouvait par là affermi dans le nord. Il avait une prépondérance incontestée dans le centre, par la dépendance où Alexandre VI se trouvait à son égard, et par le patro­nage qu'il exerçait sur les petits seigneurs de la Roma­gne. Il aurait pu étendre même son influence sur le royaume de Naples. Le roi de Naples, rétabli après le
départ de Charles VIII, faible et fort exposé entre le roi d'Aragon qui, de la Sicile, n'avait qu'un pas à faire pour entrer dans son royaume, et le roi de France qui pouvait bien songer à y revenir, se serait plus volontiers appuyé de la France, si Louis XII, renonçant à le dé­pouiller, eût consenti à le laisser vivre en paix dans sa clientèle. C'était donc pour la France une grande et forte position; mais Louis XII allait tout perdre par sa faute.
Au sud, non content d'avoir Naples dans son alliance, il voulut la placer sous sa domination, et pour y arri­ver, il appela au partage du pays celui qu'il en devait tenir éloigné à tout prix, le roi d'Aragon, roi de Sicile ; partage qui s'accomplit par la plus odieuse trahison, mais qui ne dura pas : les copartageants se brouillèrent, et Ferdinand, venu naguère à l'appel des Français, finit par les mettre à la porte.
Au centre, même imprévoyance. Louis XII croyait s'attacher plus étroitement Alexandre VI en abandon­nant à César Borgia les petits seigneurs de la Romagne : c'était livrer aux mains des Borgia une force qui, du vivant même d'Alexandre VI, pouvait devenir embarras­sante pour la France, et qui, à sa mort, échut au pape Jules II. Or, Jules II voulut surtout se servir de la puis­sance pontificale pour chasser de l'Italie tous les barba­res, à commencer par les Français.
Au nord, du moins, la position de Louis XII était bien établie, et c'est là qu'il avait le plus d'intérêt à se maintenir. Le Piémont était à son service et lui ouvrait les Alpes du côté de la France, et pour les fermer du côté de l'Allemagne, il avait, à titre d'alliée, Venise. Venise, la première puissance maritime de l'Italie, de­venue en même temps puissance continentale, domi­nant les cours d'eau qui vont des montagnes à la mer, avait elle-même besoin de s'appuyer de la France contre les haines des diverses puissances aux dépens desquelles elle s'était agrandie. Il y avait donc une sorte de solidarité entre les deux États, et leur union les rendait inattaquables. Que fait Louis XII? Il se tourne contre Venise ; il fait cause commune avec les puis­sances qui lui portent envie, et pour mieux l'accabler, il appelle à envahir en môme temps que lui ses pro­vinces, la puissance qu'il lui importait le plus d'en re­pousser, l'Autriche : exactement comme il l'avait fait pour le royaume de Naples et par des voies non moins odieuses; car on ne sait vraiment qu'admirer le plus dans cette politique, de son aveuglement à l'égard du but qu'elle poursuit ou de sa perfidie dans les moyens qu'elle emploie.
Elle eut son châtiment. Les Vénitiens tinrent héroï­quement contre leurs agresseurs. Vaincus par Louis XII en une journée qui devrait compter parmi nos défaites (la bataille d'Aignadel), ils arrêtèrent Maximilien en lui opposant l'esprit de liberté de leurs propres sujets vo­lontairement affranchis de leur domination; et ils eurent ainsi le temps de détacher de la ligue le pape Jules II.
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œil bien perspicace. Il était l'héritier de la maison d'Autriche. Or, on sait ce qu'avait fait déjà pour elle, ce que promettait de faire encore la politique des ma­riages, heureusement secondée par le hasard des suc­cessions. Il y avait au nord de la France une maison qui réunissait déjà dix ou douze héritages accumulés, la maison de Bourgogne : Maximilien d'Autriche épousa l'héritière de Bourgogne. Il y avait au sud, de l'autre côté des Pyrénées, une autre maison qui réunissait tou­tes les couronnes d'Espagne : un double mariage unit au fils et à la fille de Ferdinand et d'Isabelle la fille et le fils de Maximilien. Les couronnes d'Espagne devaient ap­partenir au fils de Ferdinand : il meurt et elles passent à la fille, épouse du fils de Maximilien, Philippe le Beau.
Charles d'Autriche était le fils aîné de Philippe le Beau, mort en ce temps-là, et se trouvait ainsi l'héritier direct des deux maisons, de l'Espagne et de l'Autriche. Dans une pareille situation, la pensée unique de la France aurait dû être d'empêcher un prince qui avait déjà les Pays-Bas, de recueillir tout à la fois ces deux au­tres grandes successions ; et la chose n'était pas impos­sible. Charles avait un frère, Ferdinand, élevé auprès de son aïeul d'Espagne, et à qui ce dernier eut la pensée de léguer ses couronnes. Le projet n'était pas déraison­nable. Charles avait un assez bel héritage à recueillir en Germanie, et l'intérêt de l'Espagne n'était pas de lier sa fortune à la politique qui pouvait inspirer Charles dans ces contrées. Il n'eût donc pas été besoin de peser beaucoup sur les résolutions de Ferdinand pour le porter à ce parti, et si François Ier eût renoncé, en vue de ce résultat, à ses prétentions sur Naples, la sacrifice n'eût pas été bien regrettable. — Il ne fit rien. Ferdinand le Catholique laissa toutes ses couronnes à Charles d'Au­triche ; et François Ier s'empressa de conclure avec le nouveau roi le traité de Noyon, qui lui donnait pleine sécurité pour aller recueillir ce grand héritage. Charles promettait d'épouser une fille qui venait de naître à Fran­çois Ier, et François Ier, en raison de ce mariage, non-seu­lement lui cédait ses droits sur Naples (ce qui n'était pas un dommage), mais il gardait le silence sur la Navarre, ce qui était la lui abandonner.
Charles avait donc une première succession : la suc­cession de Ferdinand, l'Espagne et toutes ses dépen­dances; et une seconde était prête à s'ouvrir : celle de Maximilien. Dans la succession de Maximilien, il y avait ses États héréditaires, et, à leur égard, rien à faire ; mais il y avait aussi l'Empire : c'était la plus grosse part; et l'Empire était électif. Or, si depuis trois ou quatre générations il était resté dans la maison d'Autriche, il ne lui était pas encore acquis par une sorte de prescrip­tion ; et les répugnances de l'Allemagne conspiraient avec les justes craintes de ceux qui, en Europe, vou­laient l'empêcher de passer à Charles-Quint. C'était bien là ce que voulait François Ie1', et c'était ce que lui commandait la politique : empêcher à tout prix que la
Bientôt Jules II forma avec eux et avec les autres une autre ligue contre la France. La Sainte-Ligue (comme on disait), un moment déconcertée par la furie française de Gaston de Nemours, à Brescia, à Ravenne, reprit l'as­cendant à sa mort, et la France, repoussée de l'Italie, se vit bientôt envahie dans ses propres frontières. Elle ne s'en tira que grâce aux divisions qui éclatent toujours entre alliés quand il s'agit, non plus de combattre l'en­nemi commun, mais départager ce qu'il abandonne.
Voilà les résultats des premières guerres d'Italie, et l'on voit si Louis XII y a fait mieux que Charles VIII. Char­les VIII s'y jette en étourdi. Il va, gagne et perd : mais s'il doit s'en aller, il signale sa retraite par une victoire; et l'Italie, qu'il abandonne, c'est à elle-même qu'il la laisse. Louis XII veut être plus politi­que, mais sa politique est de la pire espèce. C'est la politique enseignée alors par Machiavel et pratiquée, il le faut dire, par beaucoup d'autres que par le roi de France : politique odieuse dans ses procédés, qui ne vise qu'au succès, et qui, chez Louis XII, n'aboutit qu'au revers. Il faut rendre hommage aux vertus privées et po­litiques de ce roi : bon, excellent prince, humain, clé­ment, père du peuple; mais quand on ne voit que la politique extérieure; on dirait volontiers : ramenez-nous à Louis XI.
Son successeur ne fut pas un Louis XI. Ce fut Fran­çois Ier.
François 1er était doué des qualités les plus brillantes : beau jeune prince, la fleur de la chevalerie, il donnait les plus grandes espérances, et elles furent d'abord jus­tifiées. Rappelé en Italie par les divisions nées du par­tage des dépouilles de la France, il passe les Alpes par une route de chasseur de chamois, et s'y révèle aux Suisses étonnés par une éclatante victoire, une bataille de deux jours, un « combat de géants », comme on l'appela : Marignan.Le voilà donc, dès le début, maître de la position, et nul ne songe à la lui disputer. Léon X traite avec lui de la paix et signe le concordat; les pe­tits princes de l'Italie suivent. Les Suisses deviennent ses alliés. Ferdinand craint déjà pour Naples, et Maxi-milieu eût été infailliblement rejeté au delà des Alpes, si peu que le vainqueur eût aidé les Vénitiens à en finir avec lui. Henri VIII, éloigné de ce champ de. bataille, mais toujours prêt à profiter de ces diversions pour at­taquer la France à sa convenance, fait la paix lui-même, comme si toute occasion de cette sorte lui était ravie pour longtemps. Mais parmi ceux qui, des premiers, traitèrent avec la France, était un jeune prince, petit-fils de Ferdinand et de Maximilien, Charles d'Autriche, qui alors régnait sur les Pays-Bas. Ce petit pays, qui pa­raît au début dans la clientèle de la France, est le point où se forme l'orage qui va fondre sur le royaume et ren­verser, avec plus de péril encore pour L'Europe, la supré­matie de François Ier.
De quel danger était ce petit prince, c'est ce que l'on pouvait voir dès lors sans qu'il fallût pour cela un
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couronne de l'Empire vînt s'ajouter à tant de, couronnes. Que fait-il pour cela? Il imagine de la demander pour lui-même : c'était la faire donner à Charles-Quint. Les électeurs, en effet, se montrèrent d'abord assez partagés entre les deux, selon qu'ils y trouvaient leur intérêt; mais quand il s'agit de se décider, l'or pesant à peu près le même poids dans les deux plateaux de la balance, ils se trouvè­rent en position de se résoudre conformément aux inté­rêts généraux. Ils auraient voulu ne point perpétuer la maison d'Autriche dans l'Empire ; mais ils redoutaient bien davantage de mettre sur le trône impérial un roi aussi absolu que François Ier. Le roi de France aurait eu tout crédit, s'il eût secondé leurs répugnances contre l'Autriche pour faire nommer tel autre prince d'Alle­magne. En voulant se faire élire lui-même, il fit nommer Charles-Quint.
Dès ce moment, la situation du monde est changée. François I" est toujours dans le Milanais, d'où il parait dominer l'Italie ; mais Charles-Quint a réuni cette masse d'États, qui, de l'Espagne à la Sicile et à Naples, de Naples aux provinces autrichiennes, et de l'Allemagne aux Pays-Bas, enveloppe la France et coupe l'Europe en deux parts comme pour en dominer tout le mouvement. La situation du monde est changée; et le monde pour­tant n'a pas l'air de s'en apercevoir. Telle est l'impres­sion que François 1" a causée dès ses débuts, qu'on le lézarde toujours comme un péril pour l'Europe; et, quand la rivalité éclate, c'est contre lui que les princi­pales puissances, Henri VIII, le pape, etc., se liguent avec Charles-Quint. François Ier, il le faut dire, dans cette France bien ramassée et déjà fort unie, avait plus de ressources que Charles-Quint n'en pouvait tirer de tant de pays étrangers les uns aux autres, et séparés par les intérêts les plus divers. La lutte n'était donc pas si iné­gale qu'on l'aurait pu croire; mais ces ressources furent mal employées. Le Milanais fut perdu, repris et perdu encore ; et la France se vit sérieusement menacée, quand le connétable de Bourbon, n'écoutant que ses ressenti­ments, tendait la main d'un côté à Henri VIII, de l'autre à Charles-Quint, pour les amener à Paris. Il fallut, pour ouvrir les yeux à l'Europe, que ce roi qu'on s'était ha­bitué à craindre, et qui, après la retraite de l'armée enva­hissante, reparaissait encore une fois de sa personne en Italie, y fût frappé lui-même d'un désastre plus grand que n'avait été sa victoire de Marignan même : la bataille de Pavie.
C'était un bien rude coup et bien imprévu, sans doute. Si peu de temps auparavant l'armée impériale, désor­ganisée, semblait lui livrer le nord de l'Italie ; le pape lui faisait des avances ; le royaume de Naples même pa­raissait menacé : et voici que les chances d'une bataille l'ont tomber ce roi redouté aux mains de son adversaire. Mais les conséquences de la journée ne furent pas aussi funestes qu'on l'aurait pu craindre. La puissance de Charles-Quint s'est enfin montrée ce qu'elle est. Partout, même en Angleterre, on sent qu'il faut se rapprocher de
la France. Aussi, dès le temps de sa captivité, François I" peut-il voir le mouvement se prononcer; et, quand il sort de prison par le traité de Madrid, tout le monde se fait son complice, pour qu'au prix même de sa foi il rompe avec Charles-Quint.
Mais ici encore des fautes politiques compromirent sa situation.
Pour garder cette place qui lui était faite à la tête de l'Europe en vue de résister à la suprématie de Charles-Quint, il eût fallu qu'il prît constamment pour guide l'intérêt général. Or, trop souvent il ne parut agir que dans un intérêt particulier. Quoique sorti de prison, quoique ayant rompu le traité, il traîne toujours quelque chose de sa chaîne. Ses fils sont en otage : les ravoir sans se soumettre aux conditions qu'il a jurées, telle est la principale préoccupation de son esprit. Il ne reprend donc la guerre qu'avec hésitation. Il accepte les avances des Italiens ; il les laisse commencer la lutte alors qu'il n'est pas encore en mesure de les soutenir, le regard toujours tourné vers l'Espagne, et tout prêt à désarmer, s'il voit un signe favorable à ses désirs. La guerre fut de tout point fatale à ceux qui s'étaient portés en avant, comptant trop sur son aide : fatale au duc de Milan, qui est forcé de rendre son château; fatale au pape, qui voit Rome prise d'assaut par des bandes forcenées. Elle ne fut pas plus heureuse au roi de France, quand enfin son armée entra en Italie. Il aurait dû, le bon sens le disait, se fortifier au nord avant tout, et négliger le sud; et, de cette sorte, il aurait pu reconquérir le Milanais : mais il aurait fallu le restituer à son .allié Sforza; il aima mieux conquérir Naples, qu'il eût gardée pour lui-même. L'expédition, mal conduite, fut mal soutenue. La conquête de Naples avorta ; et l'Italie se vit contrainte à se soumettre. Le pape signa le traité de Barcelone, et François Ier lui-même, bientôt après, le traite de Cambrai (1529).
Le traité de Cambrai, moins onéreux pour la France que le traité de Madrid, fut plus fatal à son influence. A Madrid, François Ier cédait à la force; à Cambrai, c'était librement qu'au prix de conditions moins dures pour lui-même, il abandonnait l'Italie à Charles-Quint, et avec l'Italie la prépondérance dans le monde. Était-il ré­solu à la subir? Et s'il songeait à la repousser, retrou­verait-il pour la combattre des alliés qu'il avait sacri­fiés ainsi? Il était difficile d'en garder l'espérance. Mais il y avait dans le monde d'autres ennemis de la prépondérance de Charles-Quint, cl des ennemis irré­conciliables : les protestants et les Turcs. Les protestants qui, vers ce temps-là même, à la diète de Spire, avaient, par leur protestation, gagné leur nom cl levé leur dra­peau contre l'Empire; les Turcs qui, avec Soliman, s'é­taient reportés vers l'Europe, et qui venaient de prendre dans Belgrade la clef de la Hongrie.
Des ennemis nécessaires de Charles-Quint semblaient être des alliés naturels pour François Ier. Mais pouvait-il en user sans plus de scrupule! Le roi de France s'hono-
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rait du titre de roi très-chrétien; il se glorifiait d'être le soutien de la foi et le défenseur de la chrétienté contre l'islamisme depuis le temps des croisades. Aussi Fran­çois Ier avait-il d'abord songé à se procurer d'autres ap­puis.
La France, n'ayant point de barrières contre l'Alle­magne, a d'autant plus besoin d'avoir derrière elle des freins pour la retenir. Derrière l'Allemagne, il y a la Hongrie, la Pologne et les États Scandinaves. La Hongrie est aujourd'hui clans la dépendance de l'Autriche; la Pologne râle encore sous la main qui l'étreint; le Dane­mark vient d'être brisé. Mais alors ces trois pays étaient encore pleins de force et de vie. C'est de ce côté que François Ier s'était tourné dès le commencement. Seule­ment, il le faut dire, la maison d'Autriche l'y avait de­vancé : des mariages lui avaient allié le Danemark et la Hongrie; la Hongrie lui était môme politiquement ratta­chée par un traité éventuel de succession. Quant à la Pologne, dont les dispositions étaient excellentes, elle ne pouvait prêter un concours assez actif au roi de France. Dans les circonstances nouvelles où il se trouvait, François Ier accepta donc les deux alliances qui s'offraient à lui : il ouvrit des relations avec les protestante d'Alle­magne et envoya des affidés vers Soliman.
Les premiers rapports de François I"' avec les Turcs étaient antérieurs au traité de Cambrai. On en signale la trace dès après la bataille de Pavie. Un envoyé fut chargé, dit-on, de provoquer, en forme de diversion, la grande invasion de Soliman, qui aboutit à la bataille de Mohacz, et mit fin, avec le roi tué dans la bataille, à l'in­dépendance de la Hongrie (1526). Si (ce qui est peu pro­bable) cette invasion ne s'était faite qu'à l'appel de François Ier, jamais diversion n'eût tourné plus directe­ment contre le but que l'on se proposait. La fin de la dynastie de Hongrie ouvrait le droit de succession éven­tuelle, stipulé dans ses traités de mariage avec l'Au­triche. Désormais, la Hongrie était nécessairement au­trichienne ou turque ; et, malgré des antipathies de race, c'est sous la protection de l'Allemagne que les Hongrois se devaient placer, s'ils ne voulaient abjurer leur foi. — Après le traité de Cambrai, François I" prit des allures plus décidées. Il députa vers les protestants confédérés à Smalkalde, et il envoya Rincon vers les Turcs.
Cette politique allait intervertir les rôles entre Fran­çois Ier et Charles-Quint.
Charles-Quint va jouer un personnage bien nouveau, ce semble., dans l'histoire du pouvoir impérial. Jusque-là, l'Empire était rival de la papauté ; avec Charles-Quint il se fait son auxiliaire. Charles se pose comme le défen­seur de la chrétienté à l'intérieur et au dehors. Ce rôle que les rois de France revendiquaient et que François Ier réclamait toujours officiellement, quoique en secret il s'y montrât si peu fidèle, ce rôle échoit à Charles-Quint. Il est vrai qu'en paraissant ne vouloir que le bien géné­ral, il n'y sacrifiait pas ses intérêts. En Italie, il ne pou­vait avoir aucune vue sur les États du pape. Même, em-
pereur et maître de tant d'États, il sentait que Rome est une capitale qui appartient à un autre empire ; et, du reste, ce patronage qu'il offrait au saint-siége lui créait à lui-même une influence qui récompensait largement son concours. Hors de l'Italie, combattre les protestants, c'était affermir sa puissance en Allemagne; et combattre les Turcs, c'était protéger les domaines de sa propre maison. Mais enfin ces intérêts particuliers s'accordaient avec ce qui était regardé comme d'un intérêt général; et, dans ces conditions, nul ne pouvait lui faire un crime de les soutenir.
Mais l'intérêt général ne pouvait-il pas être invoqué aussi par François Ier? N'était-ce rien que de revendiquer contre la suprématie de Charles-Quint l'indépendance de l'Europe? Et dans les alliances qu'il acceptait pour défendre cette grande cause, n'aurait-il pas pu s'autori­ser d'une autre liberté : la liberté de conscience?
Oui, sans doute, François Ier pouvait se dire qu'on luttant contre Charles-Quint il ne combattait pas seule­ment pour sa propre cause; mais en s'alliant aux pro­testants et aux Turcs, ce n'était pas de la liberté de con­science qu'il entendait se faire le champion. La liberté de conscience était chose fort étrangère à son temps. Les protestants ne la reconnaissaient pas plus que lui; car s'ils la réclamaient pour eux, ils la déniaient aux autres : comme, par exemple, lorsque, à la voix de Luther, ils tombaient sur les paysans qui, au nom de l'Évangile, demandaient aussi qu'on introduisît clans leur état quel­que réforme ; ou lorsque, toutes sectes réunies, ils se tournaient contre les anabaptistes, parce que les ana­baptistes tiraient des exemples de la Bible une autre forme de société que la société établie. Et pour ne point parler seulement de questions sociales, est-ce que les pays luthériens en Allemagne, est-ce que l'Angleterre sous Henri VIII, est-ce que Genève sous Calvin, ont connu la liberté de conscience ? La liberté de conscience était une sauvegarde qu'on invoquait lorsqu'on était en périt, et qu'on rejetait quand on avait la force. Les catho­liques au xvic siècle l'ont réclamée tout comme les protestants, selon les temps et les pays, sans qu'on puisse leur en faire plus de mérite. Dans l'édit de Nantes même, après les douloureuses épreuves de nos guerres religieuses, la liberté de conscience n'est en­core qu'une transaction. Pour qu'elle fût autre chose qu'un expédient, il fallait que, par une expérience prolongée, on arrivât à comprendre qu'en toute chose rien de plus sûr que la maxime : « Ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrais pas qu'on te fît à toi-même. » Ne nous étonnons donc pas qu'au temps de François Ier on n'en fût point encore arrivé là. En se rapprochant des protestants d'Allemagne, François Ier subissait une né­cessité politique ; il faisait une chose que son intérêt lui commandait et que sa conscience n'avouait pas ; car alors comment eût-il persécuté chez lui ce qu'il soute­nait chez les autres? — En pouvait-il être autrement des Turcs ?
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Les Turcs sont entrés aujourd'hui dans le droit public de l'Europe. Ils y sont entrés si avant, qu'ils sont deve­nus comme la clef de voûte de l'édifice. Autant on se préoccupait jadis de les chasser, autant on met de soin à les retenir à leur place. Que ferait-on s'ils nous faisaient défaut? L'Europe tomberait dans la plus étrange confu­sion. Les Turcs ont donc été compris, par l'accord ou, pour mieux dire, par la conspiration de tous les intérêts les plus contraires, dans le système de l'équilibre euro­péen; et l'intérêt de l'Église ne souffre pas de cette al­liance avec les infidèles. Si, en effet, la population con­tinue d'être fanatique (on en a eu récemment de sanglantes preuves), le gouvernement est un des plus tolérants du monde. Nos ordres religieux trouvent en Turquie une protection, une faveur même, qu'assurément dans beau­coup d'États catholiques ils ne rencontrent pas.
Voilà ce que sont les Turcs aujourd'hui; et, dans ces conditions, s'alliera eux n'a rien que de naturel. Mais il n'en était pas ainsi au temps de François Ier. Les Turcs alors étaient dans toute l'ardeur de leur fanatisme, et c'était le principal stimulant de leurs conquêtes. Ils con­quéraient encore pour leur foi : y aider, c'était donc travailler à la propagation de l'islam ; les appeler dans un pays, c'était y sacrifier le christianisme, changer les églises en mosquées, livrer les populations chrétiennes à la servitude ou les contraindre à l'abjuration. Était-ce là ce qu'un roi, je ne dis pas très-chrétien, mais purement et simplement chrétien, alors comme aujourd'hui encore, si les conditions étaient les mêmes, pourrait vouloir ? Non, sans doute; et François I", quand il envoyait des ambassadeurs à Constantinople et entretenait des rela­tions avec Soliman, disait bien haut que son unique but était de protéger les personnes et les biens contre les excès d'un peuple pour qui les chrétiens étaient moins que des hommes ; mais par le fait, quand il excitait Soli­man contre Charles-Quint, quand il sollicitait le con­cours de ses armées et de ses flottes, il livrait la Hongrie à l'islamisme ; il était complice de ces enlèvements de femmes et d'enfants que les Turcs opéraient sur les riva­ges de l'Italie. Une pareille alliance était assurément bien moins avouable que l'alliance protestante. Donc Fran­çois Ier, quand il luttait contre Charles-Quint, défendait un intérêt général et un principe : le principe de l'indé­pendance de l'Europe ; mais quand, pour soutenir cette, lutte, il s'était réduit lui-même à faire alliance avec les protestants et les Turcs, il faisait une chose qu'il ne pou­vait pas se justifier dans sa propre conscience, puisqu'il persécutait les protestants; une chose qu'il ne pouvait davantage avouer devant la chrétienté, puisque c'était la chrétienté elle-même qu'il livrait à l'islamisme.
Voilà pourquoi la politique de François Ier, tout en poursuivant un but hautement avouable, en est réduite à tenir ses moyens dans l'ombre. Charles-Quint, au con­traire, agit au grand jour; et le péril dont il menace la liberté de l'Europe, péril qui rend la résistance de François Ier si légitime, est oublié devant ce plus grand
péril qui va fondre sur la chrétienté, et qu'il prend à tâche de conjurer en combattant Soliman.
Tout l'intérêt se trouve alors ramené vers cette lutte. François Ier s'efface; Henri VIII, qui, par son divorce, vient de rompre en même temps avec Rome et avec Charles-Quint, se rapproche bien de François Ier, mais sans sortir de la défensive. Charles-Quint, ayant tout à la fois en présence les protestants et les Turcs, se tourne, du côté où est le vrai péril. Il transige avec les protes­tants à Nuremberg, et marche vers Soliman.
Ce grand duel, qui fixait tous les regards de l'Europe, n'aboutit point, comme on le sait, à une rencontre. Les deux adversaires demeurèrent en présence, l'un dans les murs, l'autre sous les murs de Vienne; mais Charles-Quint n'en sortit pas, et Soliman ne l'y vint pas atta­quer. Après quoi, on les vit l'un et l'autre chercher le succès et la gloire dans deux directions opposées, Soli­man à Bagdad (1534), Charles-Quint à Tunis (1535).
François Ier, tout en se tenant à l'écart dans ce conflit, ne laissait pas que d'épier les avantages qu'il en pour­rait tirer; et il y trouva l'occasion de rentrer en Italie. Le duc de Milan l'avait offensé ; le duc de Savoie lui re­fusait passage : il prit le pays qu'on lui refusait de traver­ser, et il était aux portes du Milanais quand la mort de Sforza lui laissa l'espérance d'obtenir de Charles-Quint, par une investiture, ce, qu'il avait déjà tant de fois pris et perdu par le sort des armes. On sait comment Charles-Quint, revenu de Tunis, trompa son attente. Il éclate, et son rival est chassé de l'Italie; mais lui-même est forcé à son tour de quitter la France qu'il avait envahie.
Ce n'était qu'un prélude, et l'on s'attendait à voir les deux rivaux, ramenés l'un contre l'autre, déployer toutes leurs ressources. Mais François Ierne sait pas mieux user des alliances qui s'offrent à lui : il ne semble avancer que pour faire au plus vite un pas en arrière. Il députe à la ligue, de Smalkalde ; il fait un traité avec Soliman, et ce traité cache sous les formes d'une convention com­merciale une alliance offensive. François Ier et Soliman doivent attaquer de concert l'Italie, Soliman par le sud, François I" par le nord. Soliman vient ; mais François I" lui fait défaut, et cette défection est bientôt suivie d'un abandon réel. Effrayé lui-même du plan d'invasion qu'il a osé concerté sans l'oser exécuter, craignant de voir cette alliance divulguée et l'Europe entière se lever pour lui en demander compte, il accepte avec empressement les ouvertures du pape, et conclut la trêve de Nice (1538).
La trêve de Nice marque un changement complet dans la politique. On put croire un moment qu'à la voix du pape, les deux rivaux allaient unir leurs forces pour le bien de la chrétienté tout entière; Charles-Quint était disposé à faire des concessions en Italie. Il abandonnait provisoirement à la France la Savoie et le Piémont ; il lui faisait espérer un arrangement pour le Milanais. Avec cela, l'équilibre semblait rétabli, et François Ier n'hésitait pas à abandonner de son côté des alliés dont il croyait n'avoir plus besoin. Il promettait à l'empereur
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de l'aider contre les ennemis de la chrétienté, ce qui était ouvertement se déclarer contre les protestants et les Turcs. Les engagements de la trêve de Nice, les paroles et les bons procédés échangés à l'entrevue d'Aigues-Mortes, et le passage de Charles-Quint à travers la France (1540), quand il allait d'Espagne réprimer la révolte de Gand ; cette hospitalité, si loyalement offerte, si hardi­ment acceptée, tout faisait croire à un rapprochement sincère et durable. Mais ce bon accord était à une con­dition que Charles-Quint n'avait jamais bien franchement accueillie : un partage de l'Italie avec la France. Il re­cula au moment de conclure. Plutôt que d'admettre un prince français en Italie, il lui eût donné les Pays-Bas ; il les offrit, on refusa : c'était une nouvelle rupture. Mais François 1", recommençant la lutte, devait-il re­trouver les mêmes moyens pour la soutenir? Il retrouva encore, sinon les protestants, rebutés de ses défections, au moins les Turcs, moins attentifs aux choses de l'Oc­cident. Son ambassadeur, Rincón, leur avait dit que la trêve de Nice était toute à leur avantage ; et les Turcs avaient bien voulu l'en croire, comme des gens qui n'a­vaient pas besoin d'y regarder de fort près. L'alliance, cette fois, devait nécessairement aboutir; et Charles-Quint s'en préoccupait, non sans raison. Pour s'en gar­der et mettre l'Europe en demeure d'y pourvoir avec lui, il voulut en avoir la preuve écrite, et fit tendre une em­buscade à l'envoyé français qui, revenu à Paris, en rap­portait à Constantinople les engagements de la France. Ses agents commirent la double maladresse de manquer les dépêches et de tuer l'ambassadeur.
Ce crime dont Charles-Quint est innocent, on le veut croire, mais qui était commis à son service et dont il gardait toute la responsabilité, mettait ostensiblement le bon droit du côté de François Ier et lui donnait les moyens de parler haut devant les cours de l'Europe. Charles-Quint, placé dans une fausse position, mit en­core contre lui la fâcheuse impression d'un revers, dans sa campagne d'Alger (1541). François I" reprenait donc l'avantage ; mais il ne tarda pas à le perdre par le contre­coup de cette alliance même au moyen de laquelle il avait cru se le mieux assurer. Charles-Quint avait voulu prouver à l'Europe l'alliance de François Ier avec les Turcs, en saisissant et en publiant, en regard de ses déné­gations, ses dépêches. Qu'était-il besoin de papiers pour prouver cette alliance, quand le nouvel envoyé français, Paulin de la Garde, et Barberousse, amenaient vers les côtes (l'Italie les flottes unies des deux nations; quand ils ravageaient les côtes du royaume de Naples; quand ils bombardaient Nice (1543); quand François Ier, pour continuer une année encore ces exploits et retenir les Turcs à son service, faisait évacuer et livrait comme lo­gis aux Turcs la ville de Toulon? II y eut alors un cri universel contre François Ier : il était l'ennemi de la chré­tienté tout entière. Henri VIII voulut faire acte de bon chrétien en s'unissant à Charles-Quint pour enlever à la France quelque morceau de province; et, malgré la vic-
toire de Cérisoles et les espérances qu'elle donnait en Italie (1554), François Ier dut songer uniquement à se défendre contre cette double invasion qui le menaçait par le nord : invasion retardée heureusement parles vues diversement intéressées des deux alliés, et interrompue du côté le plus menaçant par la diversion des Turcs en Hongrie. François Ier laissa Henri VIII maître de Bou­logne, et signa avec Charles-Quint le traité de Crespy (1544).
François Ier, dans ce traité, devait faire plusieurs con­cessions : rendre les places qu'il avait conquises sur le duc de Savoie depuis la trêve' de Nice ; rendre Stenay au duc de Lorraine. Mais il gardait presque toute la Savoie et le Piémont; le Milanais était promis à son deuxième fils, le duc d'Orléans, en vue d'un mariage qui restait indécis quant à la personne. Il achetait ces avantages au prix de renonciations qui ne lui coûtaient guère (Naples, l'Artois, etc.), et d'un abandon d'alliés qui y étaient, d'ailleurs, assez indifférents : je veux parler des Turcs. Charles-Quint voulait être libre de tourner ses forces contre les protestants, qui commençaient à l'inquiéter, ou contre les Turcs, dont on vient de rappeler les nou­veaux progrès en Hongrie. Cette fois, ce fut avec les Turcs qu'il souhaitait de faire une trêve, pour se tour­ner contre les protestants; et François Ier se montra fort empressé à le seconder dans cette voie : c'était se libérer de l'engagement de le servir par le concours de ses forces; c'était d'ailleurs, s'il arrivait à opérer ce rap­prochement, se faire absoudre lui-même des relations qu'il entretenait depuis si longtemps avec les infidèles. On pourrait oublier Nice, et croire qu'il n'avait jamais songé qu'à arrêter, comme il le prétendait, la marche de l'islamisme, à frayer la route où s'engageait après lui Charles-Quint. Il souhaitait donc maintenant cette paix: le Milanais promis au duc d'Orléans rétablissait l'équi­libre entre les deux puissances en Italie, et supprimait la principale cause de la guerre. Mais le duc d'Orléans mourut : plus d'espoir d'obtenir le Milanais par ma­riage ; plus de moyen même d'empêcher la conclusion de cette trêve qui, en ôtant à Charles-Quint toute inquié­tude du côté des Turcs, devait le rendre moins accom­modant partout ailleurs. Que fera François Ier? Ce qu'il a fait après tous les autres traités de paix, après Madrid, après Cambrai, après Nice et le voyage de Charles-Quint à travers la France. Réconcilié avec Henri VIII qui rend Boulogne pour de l'argent, il cherche à remuer encore le monde contre Charles-Quint. C'est l'objet de toutes ses missions : à Constantinople, où ses ambassadeurs ont pour instruction de résoudre les difficultés, et pour but réel d'en faire naître; en Allemagne, où il excite les pro­testants en leur parlant des armements des Turcs; à Venise, où il exagère les préparatifs des protestants alle­mands. Au fond, dans tout cela il n'y avait que des bruits dont il se berçait le premier avant de chercher à en remuer les autres. Charles-Quint était plus fort que jamais : libre du côté des Turcs, il triomphe des protes-
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tants à Muhlberg. Mais déjà François Ier était mort.
Ce règne, si brillant au début, finissait donc dans une agitation stérile. Comment François Ier en était-il arrivé là? Est-ce la faute de son ambition, et doit-on chercher la cause de ses revers dans les entreprises mômes qui avaient d'abord fait sa grandeur et sa gloire? Non; l'ob­jet de la politique française était légitime ; et si la guerre d'Italie était en soi une chose fatale, ce n'est pas à Fran­çois Ier qu'on la peut reprocher. François Ier héritait d'une situation qu'il avait à soutenir. Il ne pouvait pas se résigner à laisser l'Italie aux mains de Ferdinand et de Maximilien, qu'y avait introduits la politique insen­sée de Louis XII. Du moment que l'Espagne était à Naples et l'Autriche aux portes de Venise, il y avait pour François Ier nécessité de prendre position au delà des Alpes : l'occupation du Milanais par la France était, dans cette situation, une condition de l'équilibre euro­péen. Mais ce qu'il fallait surtout pour maintenir l'équi­libre entre les puissances, c'était d'empêcher les cou­ronnes d'Espagne ou d'Allemagne de se réunir sur la même tête : sur la tête d'un prince qui, maître des Pays-Bas, se trouvait, à ce titre même, l'allié naturel de l'Angleterre. Or, c'est ce que François Ie1' pouvait faire, et ce qu'il n'a pas fait : faute capitale de sa politique, qui pèsera sur tout son règne et sur la suite de l'his­toire. Dès ce moment, la lutte est forcément engagée; et, dans les premiers temps, c'est François Ier qui de­meure l'objet de toutes les défiances ; c'est contre lui que les ligues se forment, comme si en lui était tout le péril. La bataille de Pavie met la situation sous son vrai jour. Dès lors, la France a perdu sa suprématie; mais ce rang qu'elle occupait, non sans péril pour les autres États, elle peut le retrouver à leur tète pour les protéger contre la suprématie bien autrement dangereuse de Charles-Quint. François Ier ne prend cette situation que pour la compromettre par des fautes nouvelles. II aban­donne ses alliés italiens à Cambrai. Il est bientôt forcé d'en chercher d'autres : il s'adresse aux protestants et aux Turcs ; mais il ne les accepte qu'en les désavouant ; il est toujours prêt à les abandonner, et il les sacrifie dès qu'il espère arriver au but par une autre voie ; il les sacrifie avec d'autant moins de scrupule, qu'il croit ainsi alléger sa conscience. C'est ce qu'il fit à la trêve de Nice, à la paix de Crespy. Il y perdit ses alliés et ses peines, et mourut sans pouvoir empêcher son rival, réconcilié par lui-même avec les Turcs, de mettre le comble à sa puis­sance en accablant les protestants.
Ce n'est donc pas l'ambition qui a perdu François 1er et amené ses revers ; car, nous le répétons, son ambition était motivée, et l'objet qu'il poursuit avec tant de té­nacité, quoique souvent il prenne les dehors d'un intérêt de famille, était un intérêt public, où l'Europe entière, comme la France, avait sa part. Ce qui le perdit, c'est ce qu'il y eut de peu sincère dans sa politique, consé­quence de la fausse position où il s'était mis; et le vrai
principe des fautes qui l'avaient réduit là doit se cher­cher dans le vice de son gouvernement personnel, dans son despotisme : sa volonté devenue la loi publique : « Cartel est notre bon plaisir »; et cette volonté, qui s'affranchit du contrôle des États, asservie au caprice d'une femme, d'une maîtresse ; l'impôt levé arbitrai­rement et dépensé sans règle, et les intérêts les plus urgents de la paix, de la guerre, compromis et perdus, parce que celui qui veut être tout dans l'Etat, qui décide de toutes les affaires, est tout entier à ses plaisirs. Tout l'argent ne fut pas dilapidé, sans doute; et il faut tenir compte à François I" des encouragements qu'il a don­nés aux lettres et aux arts; il a sa part de gloire dans le mouvement de la Renaissance. Il faut lui tenir compte aussi de la persévérance qu'il a montrée dans l'infor­tune, de la ténacité qu'il a mise dans une lutte qui était plus qu'une rivalité d'homme à homme, plus qu'une ri­valité même de nation, qui était au fond la résistance de l'Europe, exposée à une domination capable de l'asservir ; et cette lutte, malgré ses revers, ne demeura pas abso­lument sans fruit. François I", chassé de l'Italie, se rac­crocha aux Alpes, et il les retint sous la main de la France, puisqu'il gardait le Piémont et la Savoie. C'était avoir encore les portes de l'Italie, et y tenir un pied pour y marcher, à l'occasion, plus avant. Mais on n'en a pas moins le droit d'être sévère envers lui comme en­vers ceux qui; dans une grande situation, ont compro­mis la fortune de la France. François I?5> au début, as­sure une position dominante à son pays; c'est par sa faute que cette prépondérance est passée à la maison d'Autriche. Il résista à cette prépondérance, et son fils après lui, et nous lui en savons gré. Mais à l'intérieur, en mettant, comme on disait, la royauté hors de page, il abandonnait la France à des hasards qui ne devaient pas tarder à lui être bien funestes.
Les questions agitées entre François Ier et Charles-Quint continuent de se débattre entre ce dernier prince et Henri II, et elles ne devaient se résoudre qu'après l'abdication de Charles-Quint. Le traité de Cateau-Cam-brésis, qui suivit de près la mort de l'empereur, marque une halte dans ce mouvement des affaires étrangères. Il marque .aussi pour la France le commencement d'une période où les affaires intérieures vont prendre le pas sur les autres, et ouvrir le royaume à l'étranger ; pé­riode pleine d'agitations, de crimes et de misères, dont on ne se console qu'en voyant grandir parmi ces épreuves celui qui, parvenu au trône, saura chasser l'ennemi, cal­mer les passions, et donner à la France cette juste posi­tion, où, sans menacer l'indépendance des autres, elle tient en main la balance et sait la faire respecter.
H. Wallon.
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auront été mieux connues, et qu'un système de généra­lisation, à la fois large et prudent, aura été appliqué à la grammaire comparée de ces divers idiomes, l'histoire primitive de cette partie du monde s'éclairera sans doute d'une lumière nouvelle ; peut-être alors nous surpren­drons dans le passé d'antiques relations que les circon­stances et le cours des âges avaient interrompues.
Du reste, ce qui fait toujours l'intérêt capital des étu­des tibétaines, ce qui, malgré la position exceptionnelle du Tibet, son éloignement des mers, les montagnes gigantesques qui l'enferment, l'âpreté de son climat, le maintient en communication officielle ou non officielle, ouverte ou cachée, avec toute l'Asie orientale, c'est la chose du monde qui agit le plus sur les hommes, qui contribue le plus à former les caractères et les mœurs, la religion. Il est vrai que plusieurs peuples de celte vaste région, ceux de l'Inde transgangétique en particulier, ne paraissent pas actuellement avoir de relations suivies avec les Tibétains. Les rapports qui ont dû exister entre eux se perdent clans la nuit du passé. La religion même n'est point aujourd'hui un lien visible pour les populations des montagnes méditerranées et celles des terres basses maritimes. Et cependant cette religion est la même pour les unes et pour les autres : toutes elles ont les mêmes livres sacrés, reconnaissent le même auteur de leur reli­gion, révèrent les mêmes personnages de l'histoire et de la légende. Le bouddhisme, qui s'est établi avec une si grande puissance chez tous les peuples de l'Asie orien­tale, qui y a créé un sacerdoce puissant et respecté, n'est pas actuellement, n'a même peut-être jamais été, pour tous ces peuples, un principe d'union, une source de communications actives et fréquentes ; mais même chez ceux qui sont restés le plus séparés les uns des autres, il a créé des institutions identiques qui manifestent un accord remarquable ; et c'est un spectacle assez éton­nant que de voir les populations nomades des plaines âpres et stériles de l'Asie centrale, et les habitants de la luxuriante île de Ceylan, des rives chaudes et fertiles du Më-nam et des bords du golfe de Bengale, avoir les mêmes croyances, obéir à la même discipline, recon­naître l'autorité des mêmes livres religieux.
Le bouddhisme, qui, d'après les calculs les plus ré­cents et les mieux établis, compte aujourd'hui trois cent quarante millions de sectateurs, cinq millions de plus que le christianisme, se divise en deux grandes sections, le bouddhisme du nord et le bouddhisme du sud. Au bouddhisme du sud appartiennent l'île de Ceylan et les principaux peuples de l'Inde transgangétique, notam­mant les Barmans et les Siamois. Le bouddhisme du nord comprend les Tibétains, les Mongols, les Mand­chous et tous les peuples tartares adonnés au boud­dhisme, les bouddhistes chinois et japonais. Cette dis­tinction n'est pas seulement géographique; elle est aussi historique, en ce sens que la propagation de la doctrine et du culte ne s'est pas faite en même temps,
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ÉTUDES ORIENTALES.
COURS DE M. LÉON FEER. Le bouddhisme tibétain.
Nos études, messieurs, ont toujours paru retranchées dans une retraite inaccessible ; leur nature toute spéciale a jeté comme un voile sur leur importance philosophi­que, historique et littéraire, pour ne laisser voir qu'une bizarrerie étrange, aussi éloignée de nos idées et de nos mœurs que le Tibet l'est de notre ciel. Néanmoins le cours naturel des choses et d'incessants progrès dissi­pent peu à peu ces préjugés, et tendent à ajouter à l'im­portance que je signalais tout à l'heure une utilité prati­que. Aujourd'hui que les relations avec l'extrême Orient deviennent de plus en plus fréquentes, que la Chine et le Japon s'ouvrent aux nations européennes, que la France, reprenant les traditions de Louis XIV, fonde, avec de nouveaux éléments de succès, un établissement dans l'Inde transgangétique et s'y crée une influence sérieuse et durable, les études qui doivent nous occuper ici prennent un certain degré d'actualité.
Je ne parle pas seulement des relations directes et suivies qui, par un mouvement successif, gagnant de proche en proche, s'établiront sans doute, quelque jour, avec les parties les plus reculées et les moins visitées de l'Asie centrale, spécialement avec le Tibet. Mais c'est du côté de la Chine et de l'Inde transgangétique que doivent être dirigées les recherches qui auraient pour résultat de rattacher la langue tibétaine à d'autres idiomes, et de découvrir les affinités qu'elle peut avoir avec telle ou telle autre langue. Une des tâches de la philologie, de nos jours, est de saisir, d'après une mé­thode scientifique rigoureuse, les rapports essentiels qui existent entre diverses langues, et accusent une com­mune origine, une véritable parenté, de manière à for­mer des groupes dans lesquels chaque idiome vient se placer, sans choix arbitraire, par la seule évidence de faits scientifiquement constatés, en vertu d'un pro­cédé de généralisation» et de comparaison appliqué d'a­près des lois fixes et certaines.
L'étude du tibétain, à cause de sa nouveauté et du grand intérêt qu'elle présentait et présente encore à de tout autres points de vue, n'est guère entrée encore dans cette voie de la philologie comparée. Elle y entrera peu à peu ; mais, pour la lui faire suivre, il n'y a qu'à lui imprimer la direction même indiquée par les cours d'eau qui descendent du Tibet et se rendent en Chine ou dans la péninsule transgangétique ; c'est dans ces con­trées que des raisons géographiques aussi bien que phi­lologiques nous invitent à chercher des affinités natu­relles de langue et de race avec le Tibet. Quand ces pays auront été mieux étudiés, que les diverses langues en
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dans la lutte terrible que les successeurs de Çâkyamuni eurent à soutenir dans l'Inde, lutte qui absorba tous leurs efforts et empêcha le bouddhisme indien de maintenir la primauté à laquelle il avait droit. L'extinction totale de la doctrine et du culte sur les bords du Gange, vers la fin du moyen âge, acheva de faire disparaître le lien qui rattachait les bouddhistes du nord à leur mère pa­trie religieuse.
Mais pondant qu'il déclinait dans l'Inde, le bouddhisme, au milieu de bien des révolutions, s'était organisé avec une force remarquable au centre de l'Asie, sur la lisière de l'Inde, entre les Tartares, les Mongols, les Chinois et les peuples des deux péninsules, en un mot, au Tibet; il s'y était créé une hiérarchie religieuse, s'y était donné un et même deux pontifes suprêmes. Les livres boud­dhiques avaient été traduits dans la langue du pays avec une fidélité dont tous les traducteurs bouddhistes ont, du reste, été jaloux. Quand le bouddhisme fut extirpé de l'Inde, que les livres sanscrits de cette religion, détruits par des adversaires implacables, eurent disparu à tel point qu'il en est beaucoup qui ne se retrouvent plus, et que ceux qui subsistent n'ont pu être conservés que secrète­ment dans quelque obscure province, les bouddhistes du nord oublièrent l'Inde et le sanscrit, malgré le souvenir qui en revient sans cesse dans leurs livres religieux ; ne voyant plus d'autre chef religieux que le Dalaï-Lama de Lhassa et le Pan-tché-ria-po-tché de Tassilhunpo, ils n'accordèrent plus d'autorité canonique qu'aux livres tibétains. Et. c'est ainsi que le tibétain a remplacé le sanscrit comme langue, sacrée dans le, nord.
Si le bouddhisme avait subsisté dans l'Inde, ce pays, dont l'influence intellectuelle et religieuse a été si puissante, eût sans doute maintenu dans le monde bouddhique une unité rigoureuse : il fût demeuré le centre et le foyer do la religion comme il en avait été le berceau ; on fût venu y chercher, de toutes les contrées qui avaient reçu la bonne loi, l'enseignement le plus savant, les textes sacrés les plus authentiques, les institutions les plus parfaites, les exemples les plus admirables ; en un mot, le modèle delà vie religieuse. Il n'en fut pas ainsi : la persécution qui anéantit le bouddhisme dans l'Inde ne le détruisit pas au dehors, il est vrai, elle l'y fortifia plutôt; mais elle rompit l'unité du monde bouddhique, ou du moins elle fut la principale des causes qui décidèrent cette rupture et la rendirent définitive. Les deux fractions qui parais­sent avoir toujours été divisées, mais qui auraient pu se réunir à la longue, ayant un centre commun, restèrent séparées ; et voilà comment aujourd'hui les bouddhistes, avec les mêmes traditions, les mêmes livres sacrés, la môme religion, livres indiens, religion tout indienne, forment deux communautés distinctes, et reconnaissent deux langues sacrées si différentes l'une de l'autre,— les bouddhistes du sud un idiome indien, mais populaire, les bouddhistes du nord un idiome monosyllabique d'une origine et d'une nature tout autres que celles qui dislin­guentj'idiome sacré des brahmanes.
de la môme manière et sous la même forme pour l'une et l'autre fraction du bouddhisme.
L'Inde a été le berceau de cette religion et est de­meurée longtemps le foyer d'où elle a rayonné au loin. Mais dans la marche qu'elle a suivie vers le sud, elle a commencé par s'établir fortement et de très-bonne heure dans l'île de Ceylan, par s'emparer de cette lie, par s'y créer une existence propre et indépendante ; et c'est de là qu'elle a été portée aux peuples de l'Inde transgangé­tique. La propagande qui aurait été dirigée de l'Inde même vers ces peuples, s'il en a effectivement existé une, fut étouffée par celle qui partit de Ceylan ; et cette île, malgré des révolutions qui semblaient devoir lui faire perdre ce privilège, est demeurée pour les boud­dhistes du sud le point de départ de leurs croyances et le centre de leur culte. La langue dans laquelle le boud­dhisme fut apportée aux Singhalais ou habitants de Cey­lan, et qui est le pâli, sanscrit populaire du pays de Ma­gadha en Inde, s'est conservée chez eux et chez leurs disciples comme langue sacrée; il est en grande faveur dans l'île et dans la Péninsule ; de là vient quel le barman et le siamois contiennent une très-forte proportion de mots palis, et que le langage religieux y est entièrement pali.
Tel fut le mode de propagation du bouddhisme méri­dional ; bien autre fut celui du bouddhisme septen­trional.
Porté directement de' l'Inde, mais à une époque bien plus tardive, et après des tentatives diverses, aux Chi­nois, aux Tibétains et à quelques autres peuples ; trans­mis par ceux-ci à des nations plus lointaines, il s'est maintenu plus longtemps que le bouddhisme du sud en communications directes avec l'Inde, et ce n'est que lentement, par degrés, qu'il s'est créé au Tibet un centre et un pontificat devant lequel s'incline aujourd'hui la presque totalité des bouddhistes du nord. Ce qui distin­gue encore cette propagation des doctrines du Bouddha Çâkyamuni dans les régions septentrionales, c'est qu'elle fut faite au moyen du sanscrit : c'est sur des originaux sanscrits qu'ont été formées les collections de livres bouddhiques du nord, comme celles du midi l'ont ■été sur des originaux palis. Les bouddhistes indiens paraissent avoir eu peu de sympathie, au moins dans le principe, pour la langue sacrée de leurs adversaires, les brahmanes : prédicateurs d'une religion toute popu­laire, antisacerdotale, c'est-à-dire opposée au sacer­doce de naissance constitué par le brahmanisme, ils semblent n'avoir adopté le sanscrit que tardivement, comme à regret, par une sorte de concession; et encore ne se servent-ils guère que d'un sanscrit très-incorrect. Quoi qu'il en soit, cette langue finit par prendre le dessus et par devenir langue sacrée dans le nord. Mais elle ne conserva pas son rang comme le pali garda le sien dans le midi. La difficulté des communications, plus grande de l'Asie centrale à l'Inde que de la péninsule transgan­gétique à l'île de Ceylan, fut peut-être une des causes de cette déchéance ; mais la principale doit être cherchée
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Les travaux qui se font avec activité sur le bouddhisme du nord et sur le bouddhisme du sud ont pour résultai d'attester d'une manière de plus en plus positive l'iden­tité des deux fractions de cette religion : c'est bien un môme arbre qui s'est partagé en deux grandes branches ; la même sève circule dans l'une et dans l'autre. Le boud­dhisme semblait cependant exposé à bien des chances d'altérations : religion populaire créée pour la multitude par un prédicateur de multitudes ; religion de propa­gande portée par le prosélytisme à des peuples divers; religion mutilée enfin, puisque la source en fut comme tarie par la persécution brahmanique, il semble qu'il eût dû s'anéantir quand ses livres furent traduits dans tant de langues, que l'esprit éminemment indien de ce culte fut en contact avec l'esprit dépeuples tout différents. Il a résisté à ces causes de ruine et à bien d'autres : il est vrai que des superstitions étrangères s'y sont souvent mê­lées ; il a môme, dans le nord, pris un développement et formé tout un système qui porte un nom spécial, le la­maïsme, et qui, s'il n'est point contraire aux principes du bouddhisme, s'il est fondé sur ces principes, n'en est pas moins une évolution propre du bouddhisme septen­trional étrangère à l'Inde. A travers toutes ces vicissi­tudes, le bouddhisme est néanmoins resté lui-môme; et cette persistance tient à deux causes principales qui l'ont préservé d'une dissolution certaine : 1° une organisation simple, mais forte, appuyée sur une discipline sévère qui maintient la tradition, sans imposer à la faiblesse humaine un joug insupportable ; 2° la conservation d'une langue sacrée qui, malgré une ignorance très-profonde et très-étendue, garantit le maintien de l'enseignement dans sa pureté. Que si, au lieu d'avoir une seule langue sacrée, le bouddhisme se trouve en avoir deux, cet étal de choses déjà ancien l'a peut-être préservé de quelque commotion redoutable, ou du moins lui assure l'étendue de sa prépondérance. Il a été utile au maintien de son em­pire qu'une langue non indienne devînt langue sacrée au nord de l'Inde, et qu'une langue indienne, la langue propre du bouddhisme selon toutes les apparences, restât l'idiome sacré du sud. Les textes écrits dans les deux langues, et qui pour l'une ne sont que des traductions, pour l'au­tre sont peut-être, des écrits originaux, maintiennent de part et d'autre une tradition, une loi, un enseignement identiques : les traductions faites dans les langues vul­gaires sont, du reste, d'une exactitude telle, et se sont conservées avec une telle intégrité, que c'est à peine si l'on y remarque une déviation du texte originaire. Ainsi s'ex­plique-t-on comment des peuples séparés par des distances considérables, sans communications régulières, ont conservé intacts, chacun de leur côté, des textes d'une même provenance. Et c'est une juste raison que les éditeurs du Journal asiatique de Londres, en publiant en regard deux traductions d'un des livres les plus im­portants de la discipline bouddhique, traductions faites séparément et sans que les auteurs eussent réciproque­ment connaissance de leur travail, l'une sur le texte pâli,
l'autre sur le texte chinois, ont remarqué la permanence et l'immutabilité durant tant de siècles, d'une religion dont l'un des principaux enseignements est le principe de l'instabilité universelle.
Le caractère primitif de ces livres sacrés a été si fidè­lement conservé, que rien n'a pu en altérer le type ori­ginal, ni leur donner une physionomie plus particulière aux divers pays qui les ont respectivement reçus ou à ceux qui seraient devenus postérieurement des centres religieux. Les livres bouddhiques, en quelque langue qu'on les lise, ne nous transportent jamais, ni dans l'île de Ceylan, la terre sacrée des bouddhistes du sud, ni dans le Tibet, où se dresse le trône pontifical des boud­dhistes du nord; c'est toujours sur les bords du Gange qu'ils nous ramènent: l'Inde est constamment demeu­rée le point de départ, le centre spirituel de cette reli­gion; et l'étude du bouddhisme, avec son immense va­riété, n'est au fond qu'une branche, un développement, un épanouissement des études indiennes.
Aussi les travaux scientifiques qui s'exécutent dans l'Inde, et qui se rattachent à nos études, sont-ils di­gnes du plus vif intérêt. C'est sur l'un d'eux que je voudrais aujourd'hui, messieurs, appeler quelques in­stants encore votre attention. « Je n'hésite pas à penser», disait il y a deux ans M. Barthélémy Saint-Hilaire, en parlant d'un arbre célèbre dans l'histoire du Bouddha, « qu'il serait possible de le retrouver, et je ne se­» rais pas étonné que quelque jour un des officiers de » l'armée anglaise, si intelligents et si courageux, ne » nous apprît qu'il a fait cette découverte (1). » Cette prévision se réalisait dans le temps même où le savant écrivain l'exprimait. Un officier anglais, célèbre par des explorations antérieures qui lui ont fait acquérir une très-grande expérience en ces matières, le colonel Cun­ningham, attaché au gouvernement de l'Inde comme inspecteur des travaux archéologiques, a commencé en 1861-62, au nom de ce gouvernement, une série d'ex­plorations et de fouilles dans toutes les localités aux­quelles s'est attaché le souvenir du Bouddha. La mar­che qu'il a suivie et le guide qu'il a choisi sont d'autant plus remarquables, qu'ils nous ramènent, à des livres chinois traduits et commentés par des savants français, preuve nouvelle delà variété des études bouddhiques et du lien qui en unit les parties les plus divergentes.
Si le colonel Cunningham n'avait eu à sa disposition que les livres indiens bouddhiques, dont bien peu, il faut le dire, ont encore été étudiés, il eût sans doute pu ac­complir sa mission dans une certaine mesure. Mais elle fut singulièrement facilitée et rendue plus fructueuse par les indications bien plus abondantes, bien plus sûres, et à quelques égards indispensables, qu'il trouva dans deux auteurs chinois dont il est nécessaire de dire ici quelques mots.
(1) Le Bouddha et sa religion, par M. Barthélémy Saint-Hilaire. Paris, 1862, p. 30.
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ficile problème; il a restitué les noms sanscrits-chinois avec la plus entière certitude, et donné les règles de la méthode par laquelle il est toujours facile de remonter d'un nom chinois bouddhique à l'original sanscrit. On peut juger des conséquences de ce résultat, qui met à notre disposition les indications si précises du docteur bouddhiste de la Chine, sans que nous en puissions con­cevoir aucun doute, par les avantages que le colonel Cunningham en a retirés.
C'est armé de la relation des pèlerins chinois qu'il a entrepris et exécuté ses fouilles : c'est d'après leurs don­nées qu'il a choisi les lieux à observer, qu'il a recherché les monuments anciens; c'est sur les descriptions don­nées par eux qu'il s'appuie, soit pour identifier un mo­nument, soit pour en fixer l'âge d'une manière approxi­mative, en concluant, de la comparaison de l'état actuel des lieux avec la description des pèlerins, que tel mo­nument leur est postérieur ou antérieur ou date des temps qui les séparent l'un de l'autre. Presque partout il a pu retrouver des traces, soit du Bouddha, soit de son culte, malgré les doubles profanations des brahmanes, qui sont les persécuteurs acharnés du bouddhisme, leur ennemi naturel, et des musulmans, qui ne savent pas supporter une autre religion que l'islam.
C'est ainsi que notre savant voyageur a retrouvé à Bouddha-Gaya, parmi d'autres souvenirs bouddhiques, l'arbre célèbre, ou du moins un des remplaçants de l'arbre primitif sous le feuillage duquel Çakyamouni trouva la sagesse absolue : car c'est toujours sous un ar­bre, qu'on arrive à la perfection et qu'on devient Bouddha. A Rajgir, dans le Behar, l'ancienne Râjagriha, capitale du pays de Magadha, et premier théâtre de la vie active du Bouddha, mais qui fut de bonne heure abandonnée par ses sectateurs, il a reconnu la position de la ville, souvent décrite par les auteurs indiens, la montagne, où le futur Bouddha faisait sa retraite, et les sources d'eau chaude dont le nom avait été donné à l'une des portes de la ville, celle même par laquelle entra Çakyamouni la première fois qu'il fit son apparition. Non loin de Râja­griha, le colonel Cunningham a pu découvrir les vestiges étendus du célèbre couvent Nâlanda, lieu que la pre­mière section du Kanjur tibétain nous représente, peut-être par anachronisme, comme ayant été un foyer de science dès avant la naissance de Çakyamouni, et où Hiouen-thsang a séjourné dans le temps où l'enseigne­ment bouddhique s'y donnait avec le plus d'éclat.
A Bénarès, lieu également vénéré des brahmanes et des bouddhistes, et la seule de ces antiques cités qui ait survécu à la gloire d'autrefois, le savant colonel a visité, avec un nouvel intérêt et de nouveaux moyens d'instruc­tion, des ruines qu'il avait explorées jadis, il y a déjà trente ans. Le bois des Gazelles, célèbre dans la légende et dans l'histoire, subsiste encore, quoique probable­ment sous une forme quelque peu différente, et un tamna, ou parc des Antilopes, rappelle encore aujourd'hui le Mrigadâva, ou enclos des gazelles, des livres san-
Du vc au xe siècle de notre ère, il y eut un mouvement remarquable qui sembla porter la Chine sur l'Inde, mouvement tout pacifique, signalé par de nombreux voyages. Quelques-uns de ces voyages curent un carac­tère officiel, et furent accomplis par des personnages marquants, de hauts fonctionnaires envoyés en mission et chargés de faire des rapports au point de vue des in­térêts politiques et commerciaux; mais les hommes qui jouèrent le principal rôle dans ces pérégrinations furent des religieux. La plus grande partie de ces voyageurs furent, en effet, des docteurs bouddhistes, et des plus éminents, qui se rendaient dans l'Inde pour puiser à sa source la loi du maître, visiter les couvents, prendre part aux séances publiques, être témoins en un mot de la vie intellectuelle et religieuse de l'Inde bouddhique, et enfin rapporter dans leur pays soit les livres qui leur manquaient, soit des copies nouvelles de ceux qu'ils avaient déjà, soit même la collection complète de trois recueils qui forment l'ensemble des écritures bouddhi­ques.
De ces pieux voyageurs, les plus célèbres sont Fa-hion, qui exécuta son voyage tout à la fin du ive siècle, et Hiouen-thsang, qui partit en 629 et ne rentra dans son pays qu'en 645, après dix-sept années d'absence, pen­dant lesquelles il avait visité l'Inde, habité ses couvents, pris part aux débats oratoires qui s'y renouvelaient si fréquemment, visité plusieurs fois ou habité longuement quelques localités particulièrement remarquables, et recueilli sur les pays qu'il n'avait pas parcourus les ren­seignements les plus exacts. Tout ce que ces pèlerins ont fait, tout ce qu'ils ont vu, les circonstances de leur voyage, les détails relatifs aux contrées qu'ils ont visi­tées, les légendes qu'ils ont écoutées et notées avec un soin scrupuleux, tout cela est noté avec la précision et la parfaite exactitude qui est le trait caractéristique de l'esprit chinois, dans le Fo-koué-ki (mémoire sur le royaume de Bouddha), qui est la relation de Fa-hian, et dans le Si-yu-ki (mémoire sur les contrées occidentales), qui est l'ouvrage de Hiouen-thsang, ainsi que dans la biographie de ce pèlerin écrite par deux de ses disciples.
C'est à des savants français que nous devons la con­naissance de ces livres importants. Abel Rémusat a tra­duit l'ouvrage de Fa-hian; depuis, M. Stanislas Julien nous a donné en français les deux ouvrages relatifs à Hiouen-thsang, sa vie par ses disciples, et ses mémoires, c'est-à-dire la description des pays qu'il a visités ou dont il a eu des nouvelles certaines. Le service que M. Stanislas Julien a rendu aux études bouddhiques par cette importante publication s'est trouvé encore aug­menté par le travail qu'il a dû faire sur les noms pro­pres, défigurés et rendus méconnaissables par les Chi­nois. Il a fallu une patience prodigieuse, une science immense et un labeur infini, pour retrouver les mots sanscrits sous leur enveloppe chinoise, et donner la clef du système de transcription adopté par les bouddhistes de l'empire du milieu. M. Stanislas Julien a résolu ce dif-
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scrits. C'est dans le parc des Gazelles que, selon la lé­gende, Çakyamouni, étant roi des cerfs dans une existence antérieure, se serait offert à la place d'une biche, pour lui conserver son faon, à un roi amateur de la chasse, auquel, d'après un traité, cette biche devait être livrée : et ce qui augmente le mérite de cette belle action, c'est qu'il fit ce sacrifice en faveur d'une des biches, non de son propre troupeau, mais du troupeau de Dévadatta, son cousin, qui était cerf comme lui dans ce temps-là, et qui préludait déjà aux méchancetés sans nombre par lesquelles il devait s'efforcer d'entraver les efforts 'du Bouddha pour le bien de tous les êtres. C'est encore dans ce parc des Gazelles, que, selon l'histoire, une histoire bien mêlée de légendes, il est vrai, mais qu'on ne peut absolument rejeter, Çakyamouni, dans ce que les boud­dhistes appellent sa dernière existence, ce qui est pour nous sa vie, fit tourner la roue de la loi, c'est-à-dire commença la prédication de ses doctrines. Le monu­ment célèbre parmi les bouddhistes, que le roi Tçôka y fit élever en mémoire de cet événement, parait s'être conservé jusqu'à nous dans la tour appelée aujourd'hui Dhamek, l'une des plus importantes ruines de Bénarès, et que M. Cunningham avait attentivement fouillée dans ses précédentes excavations. Le savant explorateur voit dans le mot Dhamek, par lequel cet édifice est désigné, une contraction du mot sanscrit Dharmadêçaka, docteur ou prédicateur de la loi : il est, dans tous les cas, diffi­cile d'y méconnaître le mot Dharma, en langage vulgaire ( pali et prakrit) Dhamma, la loi constamment em­ployé pour exprimer la doctrine ou la religion du Boud­dha. Les débris de statue retrouvés à Bénarès représen­tent le Bouddha dans l'attitude du prédicateur, comme les statues de Bouddha-Gaya le représentent dans celle du contemplatif, de l'ascète absorbé dans la méditation.
Je ne terminerai pas, messieurs, ces quelques mots sur les intéressants travaux du colonel Cunningham, qui, dans la première partie de ses explorations, avait étudié vingt-quatre localités, sans parler encore d'une d'entre elles, de celle où s'accomplit l'événement célèbre connu sous le nom d'entrée dans le Niwâna, en langage vul­gaire, la mort de Bouddha. Les savants, il faut le dire, ont joué de malheur avec cet événement capital de l'his­toire : je ne parle pas des discussions soulevées sur la nature de l'état que le mot Nirvana exprime, discussions qui ne sont pas encore épuisées ; mais en ce qui con­cerne le fait lui-même, les savants ne savent encore quelle place lui donner dans le temps, incertitude fâ­cheuse pour tout l'ensemble de la chronologie indienne; et ils ont commis, à ce sujet, une erreur géographique en le plaçant en Assam, clans une contrée beaucoup trop orientale, et tout à fait en dehors du théâtre ordinaire des pérégrinations du fondateur du bouddhisme. Cette erreur, abritée du nom de Csoma, qui en est l'auteur, ne peut subsister devant les témoignages formels des pè­lerins chinois, et c'est en suivant leur précieux itinéraire que le colonel Cunningham a cru découvrir le lieu précis
où mourut Çakyamouni, près de Kuçinâgara (ville de l'herbe kuça), selon les livres bouddhiques, dans les en­virons du village actuel de Kasia. Le nom de Kasia, qui peut se prononcer Kusia, rappelle bien le nom antique, et les monuments que la piété des fidèles bouddhistes pouvait vénérer à l'aise au ive et au vu" siècle parais­sent représentés aujourd'hui par une masse de ruines appelées Matha-kuar-ka-kot, c'est-à-dire, le fort du prince décédé. On sait que Çakyamouni était fils de roi ; et bien que sa royauté ne soit jamais invoquée par les doc­teurs bouddhistes, qui ne veulent voir en lui que le sage accompli, le parlait Bouddha, le souvenir a bien pu s'en perpétuer dans les masses populaires, et se fixer par un nom qui l'exprimerait encore aujourd'hui.
J'espère en avoir dit assez pour montrer que l'étude du bouddhisme est plus vivante et plus florissante que ja­mais. Les obscurités de l'histoire et de la doctrine de cette célèbre religion ne sont pas sans cloute complète­ment dissipées; mais le jour qui s'est déjà fait sur cette nuit profonde ne fera que grandir. Si l'on compte les années, le temps n'est pas éloigné où l'on discutait en­core l'antériorité ou la postériorité réciproque du boud­dhisme et du brahmanisme, et où l'on avait besoin de prouver l'antériorité du brahmanisme : si l'on regarde aux résultats acquis, ce temps est déjà loin de nous. Malgré les entraves qui embarrassent encore sa chrono­logie, l'histoire du bouddhisme n'en est pas moins la base la plus solide de l'histoire générale de l'Inde, et c'est par lui sans doute, à cause de son caractère particulier de popularité et de publicité, autant que de l'époque tar­dive de son apparition, que cette histoire commence à s'éclairer. Toutes les questions importantes qui se rat­tachent à cette branche d'études approchent de plus en plus d'une solution complète et définitive. On puise à toutes les sources d'instruction, on en fait en quelque sorte jaillir de nouvelles : les pèlerins chinois des siè­cles passés et les ruines de l'Inde moderne s'unissent pour nous apporter leurs témoignages; les écrits qui sont en vénération chez les divers peuples bouddhiques sont interrogés avec soin; chaque littérature fournit son contingent dans cet ensemble de recherches. La littéra­ture tibétaine a déjà rendu de grands services à ces éludes, et l'on sait tout ce que le Salitanstara, traduit par M. Foucaux, a fourni de renseignements pour l'his­toire du bouddhisme; elle est appelée à en rendre en­core. Les cent volumes de son Kanjur, sans parler de bien d'autres ouvrages, représentent une Somme boud­dhique d'une étendue respectable, qui n'a pas moins de poids à raison de sa vaste étendue et de l'autorité consi­dérable dont elle jouit clans toute une partie de la com­munauté bouddhique qu'à raison des éléments qu'elle renferme. C'est une mine presque inépuisable : il s'y trouve sans doute, comme dans tous les livres bouddhi­ques, force énumérations, force légendes, une métaphy­sique quintessenciée et vaporeuse, mais l'histoire y a aussi sa place; et je ne pense pas qu'aucun recueil boud-
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dhique présente un tableau plus vif et plus animé de l'Inde au moment de l'apparition de Çakyamouni et du­rant sa vie, que celui qui nous est offert dans le Dulva, la première section des livres canoniques des bouddhistes du nord. Si la légende et des remaniements postérieurs ont accru considérablement et même altéré cette his­toire, il est indubitable néanmoins que la tradition y a conservé une foule de traits authentiques, et que la phy­sionomie générale du premier siècle de l'ère bouddhique doit s'y retrouver retracée avec une fidélité plus grande qu'on ne l'attendrait d'une imagination si prompte à s'élancer en dehors des limites du sens commun. On trouve dans ces livres une masse de documents qui per­mettent de restituer une portion importante des annales de l'humanité.
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reux. Il est bien peu de lecteurs qui n'aient subi cette attraction, et la robinsonade si connue, si charmante de Bernardin de Saint-Pierre enfant, n'est qu'un des mille exemples de cet entraînement général. Heureuse­ment, si le danger est incontestable, il n'est pas grave, dans les conditions de civilisation où nous nous trou­vons. D'ailleurs, il y aurait, pour le conjurer, un moyen bien simple : ce serait d'opposer l'histoire au roman, la réalité à la fiction.
» Au lieu de gracieuses idylles, où tout est pour le mieux dans la meilleure des solitudes; où les obstacles ne paraissent que pour être vaincus, où tout finit bien, toujours et partout, parce qu'il n'en coûte à l'auteur qu'un trait de plume pour sauver ses héros, nous aurions sous les yeux des drames sombres, navrants, où règne en souveraine l'inexorable fatalité, et qui inspirent tou­jours la pitié, souvent l'effroi.
» Je voudrais vous raconter brièvement quelques-uns de ces drames, cinq ou six tout au plus, choisis dans la multitude. Car le nombre des vrais Robinsons est bien plus grand qu'on ne le suppose généralement. Et je ne parle ici que des Robinsons connus, les moins nom­breux à coup sûr, et les moins intéressants. Depuis que l'homme ose lutter contre la mer, combien de malheu­reux ont péri, Robinsons ignorés, sur des plages dé­sertes : les uns, et ce sont les plus heureux, au bout de quelques jours; les autres après dix, vingt, trente ans, attendant chaque jour l'heure de la délivrance, et suc­combant enfin à la misère, au désespoir, à la vieillesse, loin de tous ceux qui les avaient aimés, et qui les croyaient depuis longtemps rayés du nombre des vivants ! Tous ceux-là n'ont laissé d'autre trace de leur passage sur la terre que quelques ossements blanchis, restes sans nom qu'outragent éternellement, sur quelque rocher inconnu, les vents et les tempêtes ! Pour eux, l'histoire, hélas i sera toujours muette, et le secret de leurs douleurs est mort avec eux !
» Il y a eu des Robinsons de toute antiquité, mais, si vous le voulez bien, nous passerons tout d'abord au dé­luge, c'est-à-dire aux temps modernes. Il me suffira de vous citer les Robinsons mythologiques : Philoctète dans l'île de Lemnos,
Ariane aux rochers contant ses injustices, etc.
Puis les Robinsons de la légende religieuse : saint Maclou, saint Brandan et cent autres. Enfin ceux de la légende historique, comme le roi Sébastien, qui, du champ de bataille d'Alcaçar-Kébir, où il périt avec toute son armée, fut, selon la tradition, emporté par Dieu dans l'île Incoberta, île cachée où, couronne en tête et sceptre en main, gardé par deux lions, il doit dormir mille ans, puis ressusciter pour conduire le Portugal à la conquête du monde. Je ne parlerai point des Robinsons qui, comme Anna d'Arfet et Macham, dans l'île de Madère, sont in­téressants, mais dont les aventures ne paraissent pas suffisamment authentiques. Pour être court, et rester
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conférence de m. victor chauvin. Les vrais Robinsons.
Il y a deux ans, M. Victor Chauvin a publié sur ce sujet un volume qu'il signa avec M. Ferdinand Denis, conservateur à la bibliothèque Sainte-Geneviève. En empruntant à cet ouvrage les éléments de sa conférence, il a voulu restituer publiquement à son savant collabo­rateur la part très-importante qui lui revenait dans l'œu­vre commune, et après un court préambule consacré à cet acte de justice, il a continué en ces termes :
« Il n'y a très-probablement personne, parmi ceux qui m'écoutent, qui n'ait lu le roman fameux dont le héros a donné son nom à toute une classe d'infortunés sur lesquels je veux aujourd'hui appeler votre attention. Le Robinson Crusoé est un chef-d'œuvre; le Robinson Suisse, un livre excellent; et presque tous les ouvrages du même genre possèdent, plus ou moins, des qualités réelles. Cela tient au plan singulièrement heureux sur lequel ils sont conçus. Dans ce cadre ingénieux, il y a place pour des incidents dramatiques et saisissants, pour des renseignements scientifiques très-variés, et présentés sous une forme agréable; il y a surtout la grande leçon morale qui se dégage toujours du spectacle de l'homme isolé, mais luttant avec courage. Aussi, moraux sans fa­deur, intéressants sans danger, les Robinsons réunissent presque tous les conditions exigées par le poëte latin : l'utile et l'agréable.
» J'ai dit : intéressants sans danger; je me trompe. Ces livres, quel que soit d'ailleurs leur mérite, présen­tent tous un danger commun. Chez les enfants, sur­tout, dont l'imagination est généralement vive et im­pressionnable, ils frappent puissamment l'esprit; ils séduisent, ils fascinent, ils excitent lé désir de réaliser ces merveilleuses aventures aux résultats toujours heu-
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entre Marguerite et un jeune gentilhomme breton. Ces relations ayant été découvertes, Roberval jura de tirer une vengeance terrible de cet affront, dans lequel il voyait une atteinte portée à son propre honneur. Il ne dit rien au jeune homme, dans la crainte sans cloute de blesser une famille puissante, mais sa colère ne s'appe­santit que plus dure sur les deux femmes. La flotte se trouvait alors dans les environs de Terre-Neuve. Rober­val choisit, dans ces parages désolés, une petite île dé­serte, que l'on a .appelée depuis île de la Damoiselle, et il y abandonna sa nièce et la gouvernante, avec quelques provisions. Le jeune homme voulut partager leur sort, et il se fit mettre à terre avec son arquebuse et son épée. Grâce à lui, les trois exilés s'installèrent et vécurent tant bien que mal pendant quelques mois : malheureu­sement il mourut bientôt. Marguerite était enceinte, et il lui fallut, malgré sa position, aller à la chasse et pour­voir à ses besoins, ainsi qu'à ceux de sa vieille gouver­nante. Elle accoucha et essaya d'élever son enfant, mais elle resta bientôt chargée seule de ce soin, car la gou­vernante succomba aussi à la misère et aux privations. L'enfant ne put être sauvé par la tendresse de sa mère, et au bout de dix-sept mois Marguerite se trouva seule sur l'île. Ce ne fut que dix-huit mois plus tard qu'elle fut délivrée par des pêcheurs bas bretons. Nous ne don­nons ici, on le comprend, qu'un très-court résumé de ce drame touchant dont l'orateur a raconté ainsi le dé­noûment.
" Au moment de quitter pour toujours cette terre fa­tale, Marguerite voulut dire un dernier adieu aux trois lombes qu'elle avait creusées sous les sapins de la forêt. Elle pria et pleura longtemps, et, quand ses libérateurs voulurent l'arracher à ce triste lieu où elle laissait toutes ses affections, un douloureux regret la saisit, un pieux souvenir l'arrêta. Impuissante à supporter le déchire­ment de cet adieu suprême, elle perdit de vue, et le sou­venir de ses misères, et la délivrance qui l'attendait, et la patrie qui allait lui être rendue. 11 fallut que les rudes marins, dont elle avait béni la venue providentielle, l'entraînassent presque malgré elle. Ils la sauvèrent,
mais nul ne la consola....., et ni la France, ni la famille
ne lui liront oublier cet îlot désolé, où les grands sapins couverts de neige abritaient le dernier sommeil de tous ceux qu'elle avait aimés. »
L'orateur développe ensuite l'aventureuse odyssée de Léguât et de ses neuf compagnons (1690-1698), réfugiés bannis de France par suite de la révocation de ledit de Nantes; d'abord Robinsons volontaires pendant deux ans à l'île Rodrigue, puis, pendant six aimées, soumis aux plus terribles épreuves et à des souffrances inouïes sur File Maurice et sur un rocher voisin. Ce récit, extrait tout entier de la relation publiée en 1708 par Léguât lui-même, est trop long pour être résumé ici, même dans ses principaux traits, mais il est saisissant et dra­matique au plus haut point.
M. Victor Chauvin ne pouvait, dans un tel sujet, omet-
dans l'histoire, nous irons tout d'abord- jusqu'à un Ro­binson du xvie siècle. »
M. Chauvin raconte alors la curieuse histoire du matelot espagnol Pedro Serrano, jeté par un naufrage sur l'île qui, de son nom, s'est appelée Serrana. Prodi­gieux nageur, il survécut seul au sinistre, et parvint à gagner cet îlot sablonneux, dépourvu de bois, d'eau notable, de toute végétation. Il ne possédait que son couteau et quelques vêtements, qui ne tardèrent pas à se pourrir sous l'action de Ce climat à la fois pluvieux et chaud. Heureusement l'île était fréquentée par d'in­nombrables tortues, auxquelles il dut son unique ali­ment. D'abord il les mangeait crues et buvait leur sang; bientôt la nécessité le rendit industrieux : il songea à se procurer du feu, non-seulement pour faire cuire ses ali­ments, mais aussi pour produire une colonne de fumée destinée à attirer l'attention des navigateurs. Il chercha vainement un silex sur son île, et ce ne fut qu'après avoir souvent plongé qu'il put s'en procurer un. A défaut de bois, il employait, pour alimenter son feu, de la graisse de tortue, des arêtes de poisson, des herbes marines desséchées; en un mot, toutes les épaves qu'il pouvait ramasser. Pour se désaltérer, il recueillait l'eau de pluie dans des carapaces de tortue. Apres trois ans de cette vie solitaire, il fut fort surpris un matin en voyant un étranger dans son île. Ce nouveau venu. Espagnol comme lui, avait, comme lui aussi, survécu seul à la perle du navire qu'il montait. Leur premier mouvement fut une grande joie : ils mirent tout en commun, puis, par une singulière bizarrerie, ils se disputèrent pour un motif futile, et faillirent en venir aux coups. Du reste, ils ne tardè­rent pas à se réconcilier, et vécurent toujours ensuite dans la meilleure intelligence. Enfin, au bout de sept ans, délivrés par des compatriotes que leur aspect terrifia, et qu'ils ne purent rassurer qu'en leur récitant à haute voix le 6Verfo, ils revinrent en Europe. Le compagnon de Serrano mourut en route. Quant à lui, il fut présenté à Charles-Quint, qui lui accorda une pension de 4800 du­cats sur les fonds en réserve au Brésil. Mais le malheu­reux n'en jouit pas; il mourut en mer, en allant loucher le premier quartier de sa rente.
A la même époque souffraient, sous d'autres cieux, trois infortunés dont la touchante et romanesque aven­ture se rapporte plus directement à notre histoire. Tout le monde sait que le Malouin Jacques Cartier a décou­vert le Canada. Mais ce que l'on sait moins, c'est que Cartier était tout simplement le premier pilote de Fran­çois de la Roque, sieur de Roberval, nommé, en 1540, amiral et gouverneur des terres neuves du Canada. Ce que l'on ignore presque généralement, c'est que ce Roberval, marin énergique, mais cruel et violent, ajouta \olontairement, dans un jour de colère, un chapitre aussi curieux que triste à l'histoire des vrais Robinsons.
Chargé d'établir une colonie en Amérique, il emme­nait avec lui sa nièce Marguerite, accompagnée d'une gouvernante. Pendant le voyage, une intrigue se noua
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poche et un seul crayon. Son tarif était fixé à douze pommes de terre par portrait, s'il ne taillait son crayon qu'une fois; les délicats, qui voulaient que le crayon fût taillé deux fois, payaient double.
M. Victor Chauvin a conclu en ces termes : « J'arrêterai ici cette revue extrêmement incomplète. Jamais, d'ailleurs, cette sinistre histoire n'aura dit son dernier mot. Chaque jour y ajoute une nouvelle page, et peut-être en ce moment même, sur quelque îlot désolé, perdu dans l'immensité des mers, quelques malheureux voient commencer pour eux cette affreuse existence de misères, de désespoir et d'abandon. Est-ce donc une pensée de découragement qui doit être notre conclu­sion? Non certes; c'est une impression toute différente que j'éprouve moi-même, et que je veux essayer de vous laisser. A côté de la compassion qu'excitent de si grandes infortunes, on ressent une juste fierté, un légitime sen­timent d'estime pour la dignité humaine, en voyant l'homme faible, isolé, sans autres ressources que son énergie, lutter, souvent avec succès, contre la nature, contre les éléments, contre une implacable fatalité acharnée à sa perte. »
BULLETIN DES COURS.
conférences de la rue de la paix.
Lundi 3 avril. — M. Villiaumé : Jeanne d'Arc; sa mort; sa réha­bilitation.
Mardi 4.— M. Désiré Charnay : Le Canada et les États-Unis. Souvenirs anecdotiques de voyage.
Mercredi 5. — Madame Esther Sezzi : L'esprit des bêtes.
Jeudi 6. — M. Ernest Desjardins : Les grandes époques de l'his­toire de France. La chevalerie.
Vendredi 7. — M. Samson : Beaumarchais. Le Mariage de Figaro.
Samedi 8. — M. Charles Battaille : Déclamation lyrique. Élude de rôles. Fra-Diavolo.
— Un retard inattendu nous oblige à remettre à notre prochain numéro la savante conférence de M. A. Maury sur la Société romaine sous les premiers empereurs, comparée à la Société française de l'ancien régime.
AVIS. — Nous prévenons ceux de nos lecteurs qui ont l'habitude d'acheter la Revue au numéro que s'ils désirent s'abonner pour une année, on leur tiendra compte, en déduction du montant de l'abonne­ment, du prix des numéros achetés séparément, à raison de 25 cen­times par numéro. L'abonnement part du 1er décembre de chaque année.
tre l'histoire de Selkirk et celle de l'Indien Mosqnito de Juan Fernandez, types reconnus de Robinson Crusoé et de Vendredi : toutefois ces faits étant relativement plus connus que les autres, il s'est contenté de les indiquer rapidement.
L'ordre chronologique l'amenait ensuite à un épisode presque .aussi connu, et non moins intéressant : l'his­toire de la colonisation de l'île Pitcairn par Adams et les révoltés de la Bounty. On sait qu'en 1789, dans la nuit du 27 au 28 avril, l'équipage de ce bâtiment, irrité des duretés du capitaine Bligh, se souleva sous le com­mandement du premier lieutenant Fletcher Christian ; que les mutins se débarrassèrent du capitaine en le ren­voyant dans un canot avec quelques matelots fidèles ; que restés maîtres du bâtiment, ils errèrent d'île en île, cherchant une retraite ignorée pour échapper aux lois de la Grande-Bretagne; qu'enfin, après mille vicissitudes, ils s'établirent à Pitcairn avec des femmes amenées par eux de Taïti. Là, du reste, ils ne vécurent pas encore en paix, car peu de grands États ont eu, proportionnelle­ment, plus de crimes et de sang versé à leur origine; peu aussi, après cette période de laborieuse organisation, ont présenté un tableau plus riant et plus agréable. Pen­dant les soixante dernières années, l'histoire de Pitcairn est une vraie pastorale, qui n'a guère été troublée que pendant quelques mois. Malheureusement tout tend à changer aujourd'hui, et l'orateur n'a pas voulu laisser à son auditoire des illusions romanesques.
« Aux dernières nouvelles, dit-il, l'île était devenue trop petite pour nourrir sa population : il a fallu trans­porter une partie des habitants sur d'autres îles de la mer du Sud. En même temps, la civilisation européenne a gagné les bons insulaires. Ils riraient aujourd'hui de leurs pères, qui, en 1814, lorsqu'ils virent pour la pre­mière fois une vache à bord du Briton, discutaient gra­vement pour savoir si c'était une chèvre énorme ou un cochon gigantesque. Aujourd'hui Pitcairn doit avoir son imprimerie et son journal, et vous verrez qu'avant dix ans on y fera des conférences. »
M. Chauvin a terminé par le récit de la robinsonade toute récente (1849) de M. Ernest Charton (frère de l'ho­norable directeur du Magasin pittoresque) et de ses com­pagnons, à l'île Saint-Charles (archipel des Galapagos). Fidèle à la variété qu'il avait apportée dans toutes les parties de cette conférence, l'orateur a présenté dans M. Charton un Robinson intéressant, non-seulement à cause de son nom bien connu en France et de la date récente de son aventure, mais encore parce qu'il ne devait son isolement à aucune des causes ordinaires : son navire avait été volé pendant qu'il était à terre. Les détails de son séjour sur l'île sont aussi des plus curieux. Citons seulement un trait caractéristique. Pendant quelque temps, M. Charton put procurer quelques aliments à ses compagnons en faisant les portraits de quelques misérables déportés de la république de l'Equa­teur, seuls habitants de l'île. Il n'avait qu'un carnet de
Sommaire de la Bévue des cours scientifiques du 1er avril 1865.
Faculté de médecine. Conférences historiques. M. Verneuil : Les chirurgiens érudits; Antoine Louis.— Muséum d'histoire naturelle. Physiologie comparée. Cours de M. Vulpian : Physiolgie du bulbe rachi-dien ; le nœud vital. — Faculté de médecine. Histologie. Cours de M. Bobin : Évolution embryogénique des tissus. — Bulletin des cours.
Le propriétaire-gérant : Germer Baillière.
paris. -imprimerie de e. martinet, rue mignon, 2.