LYCÉE JANSON DE SAILLY
DISTRIBUTION DES PRIX
ANNÉE 1911-1912
DISCOURS DE M. Etienne WALLON.
Professeur de Physique.
Mes chers amis,
Vous avez à coup sûr le droit d'être surpris en me voyant occuper une
place réservée, par une sage coutume, à ceux de vos maîtres que l'on
sait habiles en l'art de bien-dire.
Quels titres pouvais-je avoir à un tel honneur ? Je ne me suis pas
attardé à le rechercher : j'ai pensé que mon âge, et surtout mon
attachement à cette maison, où j'ai vu entrer les plus anciens d'entre
vos anciens, suffisaient à expliquer une dérogation qui me flattait,
d'ailleurs, autant qu'elle m'embarrassait ; et sans plus réfléchir,
sans assez réfléchir peut-être, j'ai accepté la mission qui m'était
offerte.
Je n'ai pas pris beaucoup plus de temps à choisir le thème que, très
brièvement, je développerai devant vous. Puisque ma vieille expérience
était seule à justifier mon élévation passagère au rang d'orateur, ne
devais-je pas m'en tenir à quelqu'une des leçons qu'elle me peut
fournir ? Or qu'apprend-on à vivre ainsi en perpétuel contact avec la
jeunesse, si ce n'est à la connaître et à l'aimer ? Ce sera donc une
leçon de pédagogie.
La pédagogie est, à l'heure où nous sommes, tenue en très grand
honneur ; et rien ne me paraît plus juste. Mais il n'est pas qu'une
manière de la comprendre.
On peut la considérer comme une science déjà définitive, et en quelque
sorte théorique, réservée aux philosophes comme étant de leur domaine
naturel : science que par suite il semble possible d'étudier,
voire même d'enseigner, avant d'avoir eu commerce avec les jeunes gens.
Mais, par une conception tout opposée, on peut soutenir qu'elle est une
science purement expérimentale ; qu'en dehors de quelques grands
principes très simples, et qui s'imposent d'eux-mêmes, elle ne comporte
guère de lois immuables, mais doit se modifier avec le temps et le
milieu ; qu'elle ne s'apprend pas au pied d'une chaire doctrinale,
mais au milieu de vous, mes amis, et qu'elle a comme véritable base
l'observation personnelle.
Or c'est à ce parti-là que je me range. C'est vous dire que nous allons
parler de pédagogie expérimentale : aussi bien un tel sujet est-il
de ceux qui conviennent encore à un physicien.
Vous n'imaginez pas que je vais, abusant de l'autorité dont je suis
pour un jour investi, faire leçon à mes collègues ! Si j'étais capable
— ce dont Dieu me garde ! — de prendre une si déplaisante posture, les
déclarations que je viens de vous faire ne me le permettraient pas !
Non ! C'est bien à vous, mes chers amis, que je prétends
m'adresser : à mes collègues je demanderais plutôt de ne pas
écouter notre entretien. La pédagogie n'est pas laite pour les seuls
professeurs ; elle n'intéresse pas moins les élèves, l'œuvre
d'enseignement et d'éducation n'étant qu'une continuelle et intime
collaboration. Il est de ses lois qui sont à votre usage : si vous
vous refusiez à les observer, nous ne trouverions pas chez vous l'aide
que nous sommes en droit d'attendre, et nous ne pourrions pas mener à
bien la tâche que nous avons assumée.
Et voici l'une de ces lois, que je voudrais vous faire reconnaître ;
elle est, de toutes, la première et la plus essentielle ; et elle
s'énonce très simplement :
L'élève doit au maître sa confiance et son affection.
Mais j'insiste, et je précise : une confiance et une affection
passives, qui se réserveraient, qui ne se refuseraient pas, mais qui ne
se donneraient pas pleinement, ouvertement, ne nous suffiraient
pas ; il nous les faut agissantes — je ne dis pas bruyantes ! —
et toujours prêtes à s'affirmer dans votre conduite.
Je suis très mal placé pour faire l'éloge de vos maîtres, et vous êtes
tout à fait capables de leur rendre justice ; je n'ai donc pas à vous
dire qu'ils sont dignes d'éveiller en vous de tels sentiments.
Mais ce que vous ne savez pas assez, peut-être, et ce que je voudrais
vous faire mieux connaître, c'est l'appui qu'ils y peuvent trouver et
le bien qui, finalement, doit vous en revenir. Laissez-moi, fidèle à la
méthode dont je me réclame, faire appel à vos souvenirs, rapprocher les
observations que, bien souvent déjà, vous avez pu recueillir, et vous
inciter à en tirer les conclusions.
Vous savez fort bien voir ; et je serais très étonné si vous n'aviez
acquis, depuis que vous êtes lycéens, quelques notions de pédagogie
expérimentale — à l'usage du maître ! C'est à votre âge que j'en
ai le plus appris ! Mais vous songiez moins sans doute à regarder en
vous-mêmes ; et c'est ce que je vous demande de vouloir bien
faire un instant.
Dans le travail de chaque jour, n'avez-vous pas maintes fois constaté
l'action immédiate qu'a, sur notre enseignement, votre propre
attitude ? Lorsque nous avions à traiter devant vous quelque question
délicate, à vous guider à travers les écueils d'un problème un peu
difficile ou d'une explication un peu ardue, n'avez-vous pas eu
l'impression que nous y réussissions mieux et plus vite quand vous
étiez vous-mêmes plus confiants, plus dociles à nos directions, plus
ardents à nous suivre ? N'avez-vous pas vu que nous cherchions vos
yeux, que nous y lisions avidement le travail de votre intelligence,
heureux et plus forts de les trouver brillants ?
S'ils s'éteignaient, au contraire, et se dérobaient, votre
indifférence et votre indolence avaient, trop souvent, raison de notre
entrain ; votre lassitude nous gagnait, et……et nous devenions ennuyeux.
Ah ! J'attends bien l'objection ! Mais, allez-vous me dire, car vous
n'êtes pas sans connaître quelque peu le langage parlementaire, vous
déplacez les responsabilités ; la faute était de vous : si vous
nous avez trouvés somnolents, c'est que vous étiez endormants ! Oui,
sans doute, quelquefois ; mais pas toujours :
rappelez-vous !
Et si, vous sentant non plus fuyants, mais rebelles, nous heurtant dans
notre effort à un effort contraire, obligés à la lutte quand nous
sollicitions l'accord, nous venions à perdre courage, n'avez-vous pas
eu conscience de notre déroute, et n'avez-vous pas compris que vous en
étiez les premières victimes ?
Souvenez-vous, encore, et cherchez quelles ont été, au cours de vos
études, les années les meilleures, les plus profitables à votre
formation, à votre développement intellectuel et moral, sinon — et j'en
appelle à vos parents, qui m'écoutent — sinon celles où vous avez
accepté de bon cœur l'emprise de vos professeurs, où vous les avez
aimés, où vous avez pris plaisir à les satisfaire ? Et les années
mauvaises, au contraire, les années perdues, ne sont-elles pas celles
où vous vous êtes dérobés à cette emprise, où vous avez cherché la
lutte, où vous avez traité en adversaire le maître qui ne demandait
qu'à vous ouvrir son cœur, et qui l'a refermé peut-être devant vos
premières défenses ?
Pardonnez-moi ! Je parle là comme si vous aviez été de ces
écoliers indociles, et je veux croire qu'aucun de vous n'a joué pareil
rôle, du moins consciemment. Il me suffit que vous ayez été des
témoins.
Mais il n'y a pas que ce travail journalier, fécond ou stérile suivant que vous vous livrez ou que vous vous refusez !
Notre mission est plus haute, et notre tâche plus lourde :
derrière le but immédiat où d'un commun accord nous tendons, en ces
années de lycée, il en est d'autres où nous voulons vous conduire.
Vous faire consciencieusement étudier les programmes qui vous sont
imposés, assurer votre succès aux examens et aux concours, vous ouvrir
ainsi la carrière où vous aspirez, là ne se borne pas notre devoir.
Nous ne l'avons vraiment rempli que si nous vous avons armés pour
l'avenir, si nous vous avons inspiré le goût de l'étude et inculqué
l'amour du bien ; si, quand vous nous quittez pour entrer dans la
vie, nous avons fait de vous, déjà, des hommes au cœur généreux, à
l'âme saine, prêts à bien servir le pays, sans réserve et de toute
manière. C'est là qu'est vraiment notre ambition, c'est à cela que nous
nous efforçons longuement, patiemment, du jour même où vous nous êtes
confiés.
Y pourrions-nous parvenir malgré vous, ou même sans vous, je veux dire
sans votre plein consentement, mieux encore, sans votre entier
concours ?
Voici donc une première conclusion où semblent bien vous amener vos
observations personnelles, et sur laquelle j'espère que nous sommes
d'accord : la confiance et l'affection que nous vous demandons, le
soin de votre propre bien, dans le présent comme dans l'avenir, vous
commande de nous les donner.
Mais vous avez l'âme trop fière pour ne pas plus volontiers obéir à de
plus nobles motifs ; et vous pourriez vous étonner à bon droit si je me
bornais à vous prêcher la seule morale de l'intérêt.
Élevons-nous donc à de plus hautes pensées : et dites-moi si, dans
la fréquentation de vos maîtres, vous n'avez pas appris à reconnaître
en eux des amis ? Des amis quelquefois sévères — sans
doute ! ils ne sont pas, ils ne peuvent pas être pour vous des
camarades — mais des amis sûrs, qui vraiment vous donnent le meilleur
et le plus pur d'eux-mêmes ; des amis fidèles aussi, qui, lorsque vous
vous séparez d'eux, n'estiment pas rompus les liens qui les unissaient
à vous ; qui vous suivent de loin, dans les classes supérieures
du Lycée, dans les Écoles, dans la société, heureux de vos succès et
plus encore de vos vertus, fiers, sans nulle pensée d'envie, de la
supériorité que vous pouvez prendre sur eux.
Ne les devez-vous pas payer de retour ? Si vous saviez combien votre
amitié nous est douce, quel réconfort elle nous apporte aux heures de
lassitude, quelle consolation aux jours de tristesse ! Si vous
saviez quelle joie et quelle émotion nous donne, venant d'un de vos
aînés, quelque souvenir affectueux des jours lointains, quelque
affirmation de fidèle attachement, surtout quelque témoignage de pieuse
gratitude, comme le touchant hommage rendu ici même, voici deux ans,
par un Le Dantec à un Lacour, ou comme la lettre admirable où, l'an
dernier, en un langage cornélien, le contrôleur général Prioux
remerciait les maîtres du Lycée Janson-de-Sailly d'avoir insufflé, dans
l'âme du héros que fut son fils, l'amour sans bornes de la
patrie !
Donnez-nous donc votre amitié pour répondre à la nôtre ! C'est justice !
Pouvez-vous oublier, enfin, que nous avons reçu de vos parents une
véritable délégation, le jour où, confiant à notre dévouement et à
notre loyauté vos intelligences et vos âmes, ils nous ont en quelque
sorte offert de partager avec eux la charge qu'ils avaient reçue de
Dieu ? Le caractère dont nous sommes par là même revêtus, s'il
nous crée des obligations impérieuses, ne vous impose-t-il pas aussi
des devoirs ?
Plus haut que votre intérêt, plus haut que votre esprit de justice,
c'est à votre piété filiale que s'adresse maintenant mon appel. Aux
maîtres qui représentent auprès de vous vos parents même, et qui ont
part à leur tâche sacrée d'éducateurs, faites une part aussi dans
l'affection et dans la confiance que vous témoignez à votre Père :
il n'en sera pas jaloux !
Mais je prêche des convertis ! De tels sentiments n'ont, pas
besoin d'être suggérés aux élèves du Lycée Janson-de-Sailly ; ils sont
parmi vous comme de tradition.
J'ai trop grand souci de ne pas blesser votre modestie pour me laisser
entraîner à vous prodiguer les éloges : si je parlais de vos
qualités, je me croirais obligé à dire un mot aussi de vos défauts, car
vous en avez bien quelques petits, n'est-il pas vrai ? Or,
quoique nous soyons aujourd'hui tout à fait en famille, avec un
président qui n'ignore rien de ce qui vous touche, le moment serait mal
choisi pour un examen de conscience ; ce n'est pas chose, d'ailleurs,
que l'on doive faire pour les autres !
Mais je puis bien constater, sans encourir le reproche de vous
louer à l'excès, que dans aucun autre Lycée, peut-être, le maître
n'est plus près qu'ici du cœur de ses élèves ! Et c'est pourquoi, sans
nul doute, on s'attache si facilement, si étroitement, à cette maison,
que l'on ne quitte pas sans un véritable déchirement.
Notre cher ancien proviseur ne me démentira pas, car sa seule présence
donne à mon affirmation une force singulière ; il semble n'être ici
aujourd'hui que pour joindre au mien son témoignage !
Laissez-moi, mes chers amis, me tourner vers M. Poirier, pour le saluer
très respectueusement, en votre nom et au nom de vos maîtres.
Lorsqu'une loi forcément insoucieuse des inégalités physiologiques est
venue lui imposer le repos, en pleine vigueur de corps et d'esprit,
j'ai eu mission de lui dire la peine très vive que nous ressentions de
son départ. Je suis sincèrement heureux d'avoir à lui dire ce matin la
joie très grande que nous éprouvons à le voir au milieu de nous ; il
m'est doux de le remercier pour la preuve qu'il nous donne ainsi de son
inaltérable affection ; doux de lui affirmer que ni le temps ni
l'absence n'ont affaibli, chez ses anciens élèves comme chez ses
anciens collaborateurs, les sentiments que je lui exprimais, voici
trois ans déjà, en lui promettant qu'ils seraient fidèlement conservés.
La loi de pédagogie expérimentale que nous venons de reconnaître ne
vous oblige pas seuls, mes chers amis ; vos maîtres, qui vous la
prêchent, savent aussi l'observer, vous le voyez ! Gardez-la
jalousement, pieusement, comme nous la gardons nous-mêmes. Cette union
cordiale du chef, des maîtres, des disciples — le mot n'est-il pas plus
beau que celui d'élèves ? — c'est comme le drapeau de notre
Lycée !