Retour à l'accueil Biographie d'Henri Wallon Résumé (source : site du Sénat)
Henri-Alexandre Wallon naquit à Valenciennes, le 23 décembre 1812, dans un milieu de bourgeoisie modeste. Son père, Martin-Alexandre-Joseph Wallon, ancien adjoint au commissariat des guerres, était, au moment de la naissance de son fils, agent des messageries Laffitte et Caillard, dans sa ville natale, à Valenciennes ; il le resta sous la Restauration et, pendant le règne de Louis-Philippe, jusqu'au moment où la locomotive vint remplacer la diligence. Par ses fonctions mêmes, Alexandre Wallon était en rapport avec tout le petit peuple de la cité ; il s'intéressait à ses affaires et à ses aspirations confuses. C'était ce que l'on appelait un homme d'opinions avancées. Sous la monarchie de Juillet, il passait pour républicain. Tout en le sachant le meilleur et le plus honnête homme du monde, c'était un rouge, disait-on de lui non sans quelque secret effroi. Quant à Mme Wallon, c'était une femme de grand sens et d'esprit ouvert. Elle avait le goût des arts et surtout celui de la musique. Elle fréquentait le théâtre, quand on y donnait quelque opéra en vogue; mais sa piété était profonde. Elle avait été élevée dans une maison où l'on était attaché aux traditions de la vieille France. Son père, coiffeur à Valenciennes, avait, avant 1789, la clientèle de l'aristocratie et du clergé. Les événements de la fin du siècle, la ruine de l'Église et l'émigration de la noblesse lui avaient causé un grave préjudice. Fébronie Caffiaux avait, dès l'enfance, entendu regretter le passé. Le contraste était donc très marqué entre les habitudes d'esprit, entre les tendances des deux époux. Le ménage n'en fut pas moins uni et heureux, malgré le chagrin qu'éprouvait souvent Mme Wallon et les bras qu'elle levait au ciel lorsque, devant elle, son mari, dans son langage imagé, jurait contre ses postillons ou tonnait contre les curés. C'est ainsi que, dès sa première jeunesse, à l'âge où l'âme prend sa forme durable, Henri Wallon subit à la fois l'influence des idées de son père et des sentiments de sa mère. Sans doute ce fut ceux-ci qui pénétrèrent le plus avant dans le fond même et comme dans les moelles de son être moral. Sa foi de chrétien ne connut jamais ni le doute ni même ces périodes d'attiédissement et de langueur que confessent avoir traversées, à certaines heures de leur vie, beaucoup de croyants fidèles et sincères. Cette foi resta toujours inébranlée ; mais ce qu'il y cherchait, c'était seulement le principe et la règle de sa vie morale. Jamais il n'eut le moindre goût pour ces théories ambitieuses qui mêlent la religion à la politique, qui prétendent faire intervenir l'Église, en maîtresse souveraine, dans le gouvernement des peuples et contester, en son nom, aux sociétés modernes le droit de s'organiser à leur guise, sous des formes non encore essayées, dans des cadres où trouvent satisfaction des intérêts et des besoins nouveaux. Fidèle à la tradition des grands chrétiens du XVIIe siècle, avec lesquels il avait plus d'une affinité, il resta toujours fermement attaché à la distinction du spirituel et du temporel. Il crut toujours que, dans ce dernier domaine, l'homme d'État n'avait à tenir compte que des conseils de la raison et des leçons de l'expérience. Aussi le vit-on, dans de mémorables occasions, se prononcer hardiment pour des solutions qui effrayaient les esprits timides et leur paraissaient de dangereuses innovations. Quand il prenait ce parti, n'était-ce pas la secrète et persistante vertu des ardeurs paternelles qui revivait en lui et qui lui inspirait ces actes de courageuse indépendance? La double empreinte que laissèrent dans l'intelligence et dans le cœur de l'enfant les conversations et les exemples de parents très tendrement aimés fut d'autant plus nette et plus persistante que, pendant toutes ses années d'adolescence, Henri Wallon ne quitta jamais le foyer domestique. Externe au collège de Valenciennes, il y travailla avec cette application soutenue où nous l'avons vu persévérer jusqu'à la dernière heure. De la sixième à la philosophie, il y remporta presque tous les premiers prix de sa classe. J'ai sous les yeux les palmarès où sont enregistrées ses victoires d'écolier. L'aspect en est tout autre que celui des livrets que publient aujourd'hui, à cette occasion, les plus importants même de nos lycées. Il y a là une sorte de luxe dont nos proviseurs ont perdu le goût. Le format in-quarto, la vignette gravée en tête de la première page, l'impression très soignée sur papier de fil, tout témoigne de l'importance que l'on attachait alors aux succès de ces luttes courtoises. Maintenant, ni les familles, ni les élèves, ni même l'administration ne paraissent les prendre très au sérieux. Celle-ci semble parfois inviter les lauréats à ne pas s'exagérer la valeur des couronnes qu'elle leur décerne. Les théoriciens de la pédagogie ont médit de l'émulation, qu'ils ont voulu considérer comme un principe corrupteur et nous avons vu, l'an dernier, supprimer ce concours général des lycées de Paris et de la province qui avait, jadis, donné à plusieurs d'entre nous des joies si vives, récompense d'efforts dont tout n'était pas perdu. Quand il eut terminé ses études, Henri Wallon, on croit s'en souvenir dans la famille, songea un moment à entrer au séminaire; mais sa mère, malgré la chaleur de sa foi, fut la première à l'en détourner. Elle n'avait pas d'autres enfants que lui et une fille qui venait d'épouser M. Jannet. Celui-ci, alors professeur au lycée de Douai, devint ensuite proviseur du lycée de Versailles, C'était, j'en puis juger par des lettres qui m'ont été communiquées, un homme de mérite, d'esprit judicieux et fin. Il s'attacha beaucoup à son jeune beau-frère, et ce fut lui qui le décida à se tourner vers l'École normale. Sans avoir jamais quitté sa province, Wallon était admis à l'École, en 183i. La promotion dont il faisait partie et les quatre autres promotions qui habitèrent avec lui l'Ecole comptèrent dans leurs rangs plusieurs jeunes gens qui, dans la suite de leur vie, se sont distingués à des titres divers, qui ont occupé de grandes situations dans l'Université, qui ont fait honneur aux lettres françaises; il suffira de nommer ici Victor Duruy et Germain, Théodore-Henri Martin, Ernest Havet, Emile Saisset, Jules Simon, etc. L'Ecole normale était alors logée dans les combles des vieux bâtiments du lycée Louis-le-Grand. On a souvent décrit les misères de cette installation, la pauvreté de la chère à laquelle on était condamné par l'économe du lycée, la sévérité d'une discipline presque monastique. Les pensionnaires ne franchissaient guère le seuil de l'antique et sombre édifice, que pour aller à la Sorbonne toute voisine, où l'on suivait certains cours. C'était à peine si, le dimanche, pour visiter les musées et les autres curiosités de la capitale, on avait quelques heures de sortie, que le règlement semblait concéder à regret. De réunions mondaines et de théâtres, il n'était pas question; il fallait être rentré à huit heures. Wallon n'avait pas le goût de la dissipation; il s'accommoda fort bien de ce régime, dont la seule annonce, aujourd'hui, découragerait les vocations les plus fermes. Dirigée de haut et de loin par Victor Cousin, membre du Conseil royal de l'Université, administrée de plus près, avec beaucoup d'affectueuse bonté, par M. Guigniaut, le meilleur des hommes, l'Ecole comptait alors des maîtres dont plusieurs, tels que Jean-Jacques Ampère, Rinn, Patin et surtout Michelet, avaient une forte prise sur l'esprit des élèves. Dans cette vie cloîtrée, il y avait, entre ces jeunes gens, un incessant assaut et échange d'idées; il se nouait là de viriles et solides amitiés, qui devaient durer toute la vie. Wallon ne se plaignit jamais de contraintes que d'autres avaient supportées avec moins de résignation, et son couvent lui laissa les meilleurs souvenirs. Je ne crois pas que personne ait mieux et plus tendrement aimé l'Ecole. Il n'en parlait qu'avec émotion. Il lui a donné deux de ses fils et deux de ses petits-fils. Quand se fonda, pour secourir des misères imméritées, l'association des anciens élèves de l'École, il fut un des membres les plus actifs de son conseil et, lorsque son âge lui eut fait décerner l'honorariat, il tint à user du droit que celui-ci lui conférait d'assister à nos séances. Nous l'avons encore vu, dans la dernière année de sa vie, venir prendre part à nos délibérations. Jamais non plus il ne manquait à cette séance générale de janvier où, par la bouche de son cher président, notre confrère, M. Gaston Boissier, l'Association fait le compte de ses gains et de ses perles. Il a donné à notre annuaire deux notices intéressantes sur d'anciens camarades et amis, qu'il avait tous vus disparaître l'un après l'autre, sur Fleury, recteur de l'Académie de Douai, et sur un des maîtres les plus estimés de notre enseignement secondaire, Paul Croiset, le père de nos deux chers confrères, MM. Alfred et Maurice Croiset (en 1895, quand nous célébrâmes le Centenaire de l'École, Wallon assista, joyeux et souriant, à toutes nos fêtes ; il vint au bal, et y resta jusqu'à une heure assez avancée. A cette occasion, il fit à la caisse de l'Association un don de 1 000 francs). Quand, à dix-neuf ans, Henri Wallon fut reçu à l'École, il commença par faire ce qu'il avait fait au lycée, à suivre avec une même application tous les cours; mais bientôt se posa devant lui la question de savoir à quelles études il se livrerait plus particulièrement. Il avait le choix entre les lettres, la philosophie ou l'histoire. Il était trop sage et trop réfléchi pour se décider par caprice et comme au hasard. Il sollicita les conseils de son beau-frère et, quoi qu’ils fussent bons, il les suivit. Ce n'est pas sans intérêt que, sur les quatre grandes pages de ce papier jauni, j'ai lu cette consultation en règle, où sont pesées, avec un grand sens, toutes les raisons qui pouvaient être alléguées pour et contre chacun des partis à prendre. M. Jannet connaissait bien le jeune homme et l'estimait fort; il lui parla avec une entière franchise. Il commence par le détourner de l'idée d'aspirer à l'agrégation des lettres. Après avoir énuméré toutes les qualités que doit réunir un professeur de rhétorique pour être, comme le fut Villemain, à la hauteur de sa tâche, il poursuit en ces termes : En outre, sans vouloir déprécier le caractère particulier de ton esprit, je te dirai, et tu le sais bien toi-même, que tu n'as pas ce brillant, cette vivacité, cette exubérance de force qui font un homme à part de celui que la nature a destiné à sentir et à faire sentir aux autres ce qui est l'objet des beaux-arts. Sa conclusion, c'est que le normalien dont l'avenir le préoccupe, ne peut et ne doit hésiter qu'entre la philosophie et l'histoire ; il se prononce pourtant, très résolument, pour l'histoire. Celle-ci donne de bien autres certitudes que la philosophie. Or, dit-il à son correspondant, « ton esprit, mon cher Henri, est fait pour la vérité ». Wallon entra donc dans la section d'histoire, et celui qui l'avait poussé dans cette voie, s'applaudit des résultats obtenus : Mon cher ami, — lui écrit-il en Décembre 1833, —tes deux dernières lettres m'ont fait un plaisir infini. Je vois tes idées s'étendre et s'affermir. A ton jugement si spontanément juste commence à se joindre dans l'expression une vivacité, une couleur que tu n'avais pas auparavant. C'est probablement l'effet du contact presque journalier d'un talent aussi vivant, aussi dégagé dans ses allures que celui de M. Michelet. C'est l'homme qu'il te fallait pour maître. Tu sauras lui prendre, je l'espère, tout ce dont tu avais besoin pour faire porter à ton excellent fonds tous les fruits qui lui sont naturels, et en même temps ta saine raison te préservera des écarts où une imagination trop poétique entraîne parfois cet historien. Wallon avait tout à gagner aux leçons d'un pareil maître, à ces leçons dont nous pouvons nous faire une idée par le Précis d'Histoire moderne, et par l'Histoire romaine. C'étaient des revues brillantes et rapides, de larges tableaux où les faits importants et les personnages principaux se détachaient en relief, dessinés d'un trait vif et .comme illuminés par la soudaineté de l'éclair. Sous l'impression de cette parole ardente, l'esprit de l'élève s'anima et s'échauffa. Au concours de 1834, Wallon fut reçu le premier à l'agrégation d'histoire. Ce succès l'avait mis en vue. Il fut question de le nommer à Orléans ; puis on décida de le garder à Paris, comme professeur divisionnaire au collège Louis-le-Grand, faveur exceptionnelle qu'il eut bientôt justifiée par la solidité de son enseignement. Seul de sa promotion, Wallon restait donc à Paris, tandis que ses camarades se dispersaient, partagés entre les chaires des villes de province, où ceux mêmes qui avaient le goût du travail ne trouvaient pas alors les ressources que l'on y rencontre aujourd'hui dans les bibliothèques des universités. Il n'était pas homme à ne point profiter de cet avantage ; il ne négligea rien pour compléter son éducation d'historien. Deux ans après sa sortie de l'École, il était licencié en droit et, deux ans plus tard, docteur ès lettres. Sans avoir les dimensions des énormes volumes que l'on s'est accoutumé, dans ces derniers temps, à soumettre au jugement de nos Facultés, ses deux thèses étaient plus développées que beaucoup de celles qui valaient alors ce titre à leurs auteurs. La thèse latine est intitulée : Qualis fuerit apud veteres ante Christian de animœ immortalitate doctrina (64 pages). Ce n'est qu'un résumé sommaire, fait d'après des ouvrages de seconde main.' L'auteur ne distingue point entre les conceptions successives par lesquelles a passé l'esprit des peuples anciens, quand il a essayé de se figurer cette vie posthume à laquelle il voulait croire. Ces conceptions si diverses, il les confond toutes sous une même rubrique. La thèse française, Du droit d'asile (122 pages), a plus d'importance. L'histoire du droit d'asile y est présentée, chez les anciens, au moyen âge et jusqu'à la suppression de ce droit dans les temps modernes, comme une des formes d'une lutte engagée entre la grâce et la loi. Les préoccupations religieuses de l'écrivain s'accusent dans ces deux essais, soit qu'il oppose au vague des théologies et des philosophies de l'antiquité les certitudes qu'apporte l'Évangile, soit que, dans la conclusion de sa seconde étude, tout en constatant que les franchises de l'asile n'étaient pas compatibles avec les règles d'un État bien ordonné, il réserve les droits de la grâce. Un fois docteur, Wallon pouvait aspirer à l'enseignement supérieur. L'occasion d'y entrer s'offrit bientôt à lui. Michelet était alors un peu las de son enseignement à l'École, où les exigences du programme le forçaient à se répéter. Il avait fait paraître, en 1833, les deux premiers volumes de l’Histoire de France. Afin de suffire au travail de recherche que lui imposait cette grande entreprise, il avait pris pour auxiliaires plusieurs de ses anciens élèves, Victor Duruy, Chéruel, Yanoski, Wallon. Ces jeunes gens lisaient pour lui les vieilles chroniques ; ils transcrivaient les chartes, les diplômes et autres documents originaux. Ils apportaient au maître, en venant déjeuner avec lui, les textes qu'ils avaient transcrits à son intention. Wallon avait dû être un des plus laborieux et des plus exacts de ces secrétaires bénévoles. Michelet l'avait pris en affection et quand, en 1837, il se chercha un suppléant pour son cours de l'École, ce fut sur lui qu'il jeta les yeux. Voici la lettre qu'il écrivit, à ce propos, à M. Cousin. Elle fait autant d'honneur au maître qu'à l'élève. Monsieur,
II m'est impossible de reprendre mes conférences à l'Ecole normale. J'espère que, dans le courant de cette année, ma position se régularisera d'une manière ou d'une autre. Permettez, en attendant, que je sois encore suppléé. La santé de M. Duruy l'oblige à renoncer à l'Ecole. Aucun des anciens élèves n'est plus capable de faire le cours d'histoire que M. Wallon, professeur au collège Louis-le-Grand. II a été reçu le premier à l'agrégation. Il est docteur ès lettres et licencié en droit. Sa thèse sur les asiles est certainement une des plus remarquables qui aient paru depuis longtemps. Son caractère m'inspire beaucoup de confiance. C'est un jeune homme religieux et grave. C'est vraiment le venerandus puer de Virgile. Recevez l'hommage, etc. Michelet. Ainsi, cette lettre en fait foi, le sentiment que, dès l'âge de vingt-cinq ans, notre futur confrère inspirait à tous ceux qui l'approchaient, à ses aînés même et à ses maîtres, était celui dont il n'a jamais cessé de recueillir le témoignage sincère dans tous les milieux que sa longue camere a traversés : c'était le sentiment du respect. Wallon fut agréé. Je n'ai pu m'empêcher de sourire en lisant la lettre pleine d'effusion que lui écrit à ce propos M. Guigniaut, qui avait soutenu sa candidature. Il lui annonce, comme une excellente aubaine, qu'il est chargé de la conférence d'histoire ancienne en première année, et qu'il aura, de ce chef, quinze cents francs, la moitié du traitement du titulaire. Il n'est pas d'enseignement qui exige du maître de plus grands efforts que celui des conférences de l'École, parce qu'il n'en est point qui mette ce maître en présence d'auditeurs plus informés et, par suite, plus difficiles à satisfaire. Quelle devait être la simplicité des habitudes, chez ces universitaires du bon vieux temps, alors que l'on briguait l'honneur de porter un pareil fardeau, dans la première École de France, en échange d'un salaire dont ne voudrait pas aujourd'hui un instituteur, dans un chef-lieu de canton ! L'année suivante, en 1838, Michelet remplaçait Daunou, au Collège de France, dans la chaire d'histoire et de morale. II donnait sa démission de l'École, où Wallon était chargé de la conférence que son maître abandonnait ; mais il ne lui en fallait pas moins continuer à donner aux collégiens de Louis-le-Grand le meilleur de son temps. Ce fut alors, quand sa vie était ainsi remplie par deux tâches dont chacune, semble-t-il, aurait suffi à l'occuper tout entière, que lui tomba sous les yeux le texte d'une question mise au concours par l'Académie des sciences morales et politiques. Cette question était ainsi posée : 1° Par quelles causes l'esclavage ancien a-t-il été aboli ? 2° A quelle époque, cet esclavage ayant entièrement cessé dans l'Europe occidentale, n'est-il resté que la servitude de la glèbe ? Il n'était pas d'esprit curieux que ne pût tenter l'histoire d'une institution presque aussi vieille que l'humanité même et de la transformation sociale qui l'avait fait disparaître de l'Europe sans réussir à la supprimer encore dans ses colonies d'outre-mer; mais ce qui, dans un pareil sujet, devait tenter particulièrement une intelligence toute pénétrée de foi, c'était l'espérance qu'elle pouvait concevoir de trouver là matière à rendre hommage au christianisme et à en célébrer les bienfaits. Le malheur, c'est qu'il ne restait plus que trois mois à courir jusqu'au terme fixé pour le dépôt des mémoires. Bien d'autres, en pareil cas, auraient, non sans regret, renoncé tout d'abord à risquer l'aventure. Wallon ne put s'y résoudre ; mais il sollicita la collaboration de l'un de ses camarades d'école, comme lui agrégé d'histoire, Yanoski. Les amis se partagèrent la besogne. Professeur d'histoire ancienne, Wallon entreprit d'étudier l'esclavage antique. Yanoski se chargea d'exposer ce qu'était devenue, sous le régime du servage, la condition des personnes et quel progrès avait été ainsi accompli, dans l'Europe du moyen âge, progrès qui présageait, à échéance certaine, l'émancipation finale de la classe des ouvriers ruraux et des gens de métier. Au prix d'un travail opiniâtre, les deux associés arrivèrent à remettre, en temps utile, un mémoire qui, toute hâtive qu'en eût été la rédaction, fut couronné par l'Académie. L'issue de ce concours avait encore ajouté à la notoriété du jeune maître; on commençait à deviner en lui un savant d'avenir. A peine remis de la fatigue d'une si rapide improvisation, il fut convié à un nouvel effort. C'était en 1840. M. Cousin, alors ministre de l'Instruction publique, eut l'idée d'établir, pour le recrutement des Facultés de sciences et de lettres, un concours d'agrégation, analogue à celui qui ouvre encore aujourd’hui l'accès des Facultés de droit et de médecine. Ces agrèges de Faculté auraient un droit exclusif à suppléer les professeurs qui délaisseraient momentanément leurs chaires; si une chaire devenait vacante, c'est parmi eux que devrait être choisi le chargé de cours qui l'occuperait jusqu'à ce qu'un vote de la Faculté y eût appelé un titulaire. Un arrêté ministériel fixait le nombre des places que les candidats auraient à se disputer, dans chaque catégorie d'études. Deux de ces places étaient réservées à l'histoire. Il y aurait des épreuves écrites et des épreuves orales. M. Naudet, membre de l'Institut, devait présider le jury d'histoire. Quels que fussent les avantages assurés à ceux qui sortiraient vainqueurs de ces luttes, on pouvait craindre que le combat n'eût pas lieu faute de combattants. Pour des hommes qui ont déjà quitté depuis un certain nombre d'années les bancs du collège et même ceux des écoles spéciales, qui se sont déjà distingués comme maîtres et parfois comme écrivains, il ne peut être agréable de revenir faire, en quelque façon, métier d'écoliers et de s'exposer à échouer dans un concours où la chance joue toujours un certain rôle. Mais le Ministre tenait à la réussite de son entreprise et il battit lui-même le rappel des candidats. Wallon avait conservé la lettre, conçue dans les termes les plus flatteurs, par laquelle Cousin l'engageait à se mettre sur les rangs ! Voici le texte de cette lettre : Monsieur,
Un concours doit s'ouvrir, le 18 septembre prochain, pour deux places d'agrégés d'histoire près la Faculté des Lettres de Paris. La spécialité de vos études et le succès que vous obtenez dans votre enseignement au Collège Louis-le-Grand et à l'Ecole normale, vous désignent pour ce concours; je désire vivement que vous y preniez part, et je ne crains pas de faire appel, en cette circonstance, au zèle dont vous vous êtes toujours montré animé pour le progrès des hautes études historiques. Je vous adresse, en conséquence, le règlement général du concours et la liste des questions d'où seront tirés les sujets pour l'épreuve de l'argumentation. Recevez, Monsieur, etc. Le Pair de France, Ministre de l'Instruction publique, V. Cousin. Après une pareille invite, il ne pouvait songer à se dérober. Cousin n'était pas de ceux qui savent accepter et pardonner un refus. Quatre candidats étaient inscrits. Deux prirent part à toutes les épreuves. Wallon, seul, fut admis. La Faculté à laquelle le rattachait le diplôme ainsi conquis n'avait pas, pour le moment, de suppléance à lui offrir; mais il n'en tira pas moins de son succès un profit immédiat. En 184i, il devenait tout à la fois titulaire de sa conférence à l'École et d'une chaire au collège Rollin. Sa situation matérielle se trouvait ainsi sensiblement améliorée, changement heureux, qui venait fort à propos; marié depuis deux ans, il était déjà père de famille. Près du foyer auquel l'attachaient la naissance d'une fille et la présence d'une femme dont la mémoire est restée chère à tous ceux qui l'ont connue, il occupait le peu qui lui restait de loisirs à remanier le mémoire qui lui avait valu, en 1839, son prix académique. Celui-ci n'était qu'une esquisse dont nul mieux que lui ne sentait l'insuffisance. Le livre parut en 1847, en trois volumes in-octavo. II était intitulé : Histoire de l'esclavage dans l'antiquité. Ce qu'il offrait au public, ce n'était pas une simple réponse à la question posée par l'Académie. Celle-ci lui avait suggéré l'idée d'une enquête bien autrement vaste, d'un travail bien plus étendu qui reste encore le meilleur ouvrage d'ensemble que l'on ait sur la matière (Une seconde édition a été donnée en 1879; l'ouvrage y a été revu, mais non refondu ni développé. Les titres de chapitres sont les mêmes et, pour chaque volume, le nombre de pages ne diffère pas ou diffère peu. L'auteur s'est borné à quelques additions que lui fournissaient des documents récemment découverts, tels que les actes delphiques d'affranchissement publiés par M. Foucart). On se serait d'ailleurs trompé en ne voyant là, sur la foi du titre, qu'un pur ouvrage d'érudition. Libéral et chrétien. Wallon considérait l'esclavage comme un crime de lèse-humanité. L'ouvrage est dédié à Victor de Broglie, « au sage et ferme défenseur des droits de l'homme à la liberté » (V. de Broglie avait présenté à la Chambre des Pairs, sur la question de l'esclavage, un rapport qui avait fait sensation.). Le premier volume, consacré à l'Orient et à la Grèce, s'ouvre par une Introduction de CLXXVI pages, où l'auteur étudie l'esclavage, tel qu'il existait alors dans les colonies. Il en décrit les effets qui démoralisent le maître aussi bien que l'esclave. Sans se laisser arrêter par la haute situation de quelques-uns des défenseurs de l'institution servile, il réfute, avec une ironie discrète et une chaleur contenue, leurs sophismes intéressés. Il insiste sur le peu d'efficacité des demi-mesures par lesquelles une loi récente avait essayé d'atténuer, aux Antilles françaises, les maux qui résultaient de ce régime. II n'a d'ailleurs pas l'esprit violent ni absolu; il se contenterait d'un affranchissement progressif; mais il ne l'accepterait que si la période de transition, assez courte, aboutissait à un terme fixe. Sa conclusion est formelle. « Il n'y a, dit-il, qu'un seul moyen de faire cesser les abus de l'esclavage, c'est de l'abolir. » Un souffle généreux court à travers ces pages. Elles provoquèrent des colères dont profita la réputation de l'écrivain; elles contribuèrent à préparer le mouvement d'opinion qui, dès l'année suivante, au lendemain de la Révolution, entraîna l'Assemblée constituante à décréter, un peu brusquement peut-être, cette émancipation des noirs que l'historien avait appelée de ses vœux et justifiée d'avance. Quand parut ce livre, Wallon n'était déjà plus professeur de collège. Il enseignait l'histoire moderne à la Faculté des Lettres de Paris. L'illustre titulaire de cette chaire, M. Guizot, avait cessé d'y monter depuis que la politique, après la Révolution de Juillet, l'avait pris tout entier. Il s'y était fait remplacer, depuis lors, par diverses personnes, qu'il avait choisies lui-même. Des désordres, dont il serait trop long de rappeler ici les causes ou plutôt les prétextes, avaient forcé le dernier de ces suppléants, Charles Lenormand, à se retirer. Wallon était le seul agrégé d'histoire que le concours de 1840 eût attaché à la Faculté. Par application de l'ordonnance qui avait institué le concours, il fut appelé à la suppléance, où il réussit de la façon la plus honorable; aussi était-il loin de s'attendre à la surprise que lui réservait le premier Ministre de l'Instruction publique du nouveau régime, M. Garnot. Un rapport de M. Charton, secrétaire général, au Ministre, inséré au Moniteur du 5 avril 1848, affirmait que le titre de M. Guizot « avait été brisé par la victoire du peuple ». Tout en rendant pleine justice au zèle et à la compétence de Wallon, il se terminait par ces mots : « Il importe à la République de témoigner qu'un enseignement agréé par le précédent titulaire diffère de celui que le gouvernement entend faire donner à la jeunesse. C'est ce que nous recommandent instamment des raisons politiques de l'ordre le plus élevé. » En conséquence, il proposait de charger du cours M. Henri Martin, auteur d'une volumineuse Histoire de France, qui n'a pas fait oublier celle de Michelet. Le choix n'était pas heureux. Henri Martin était le plus honnête homme du monde, mais le moins fait qu'il y eût pour la parole publique ; il n'avait jamais enseigné. Inopportune à tous égards, la mesure était illégale de tout point. Henri Martin n'était pas docteur, et la loi exigeait ce grade de quiconque prétendait à parler en Sorbonne. Visée dans le rapport de Charton, l'ordonnance de 184o n'était pas rapportée; or, elle garantissait aux agrégés de la Faculté le privilège de primer, soit pour les suppléances, soit pour les fonctions de chargé de cours, tous autres candidats non pourvus du même titre. Avec son énergie et sa ténacité de Flamand, Wallon n'était pas homme à s'incliner sans mot dire devant un acte arbitraire qui le lésait dans ses intérêts et dans ce qu'il considérait comme son droit. Il protesta par une lettre des plus fermes adressée au doyen et aux professeurs de la Faculté des Lettres de Paris. Celle-ci, par des observations fortement motivées qu'elle adressa au Ministre, s'associa à cette protestation. Henri Martin fit à la Sorbonne quelques leçons sur la politique extérieure de la Révolution française ; mais les événements de Juin interrompirent son cours, et il ne le reprit point à la rentrée. Dès lors, un ministre mieux informé, Vaulabelle, réparait l'injustice commise. La chaire, l'année suivante, était déclarée vacante et, sur la double présentation de la Faculté et du Conseil académique, Wallon en recevait le titre. Il l'a gardé pendant trente-huit ans. Wallon s'était mal trouvé de sa première rencontre avec la politique. Celle-ci avait failli l'arrêter ou, du moins, le retarder dans sa carrière. Elle lui devait des dédommagements ; elle ne tarda pas à les lui fournir. Aussitôt après les élections d'avril 1848, Schœlcher l'avait fait adjoindre, comme secrétaire, à la Commission qui préparait l'abolition de l'esclavage. Cette fonction lui valut d'être nommé suppléant du député de la Guadeloupe à l'Assemblée constituante; s'il n'y siégea pas, ce fut par suite d'une erreur dans le recensement des votes qui ne fut reconnue qu'après coup. La réparation lui vint sous une autre forme. En 1849, il était envoyé à l'Assemblée nationale par le département du Nord. Il avait été nommé le neuvième sur une liste de vingt-quatre élus. Dans cette députation du Nord, ce qu'il représentait plus particulièrement, c'était l'arrondissement, c'était surtout la ville de Valenciennes. Il aimait tendrement cette ville où vivaient ses parents et dans le voisinage de laquelle il avait pris femme. Il y retournait, tous les ans, passer ses vacances. Cette affection fidèle qu'il témoignait à ses concitoyens, ceux-ci la lui rendaient et ils commençaient à le compter au nombre des hommes dont ils inséreraient le nom sur la liste, déjà longue, de ceux de ses enfants qui avaient fait honneur à la cité. De toutes les villes flamandes que les guerres d'autrefois ont faites françaises, Valenciennes est celle qui a le mieux conservé l'esprit et les traditions des vieilles communes belges, celle où le patriotisme municipal, avec tout ce qu'il suscite d'efforts et de sacrifices, a résisté le plus victorieusement à cette atonie de la vie locale que tend à produire l'excès de notre centralisation. Dans cette contrée où, depuis longtemps déjà, toutes les ambitions semblent s'être tournées vers les travaux et les bénéfices de la grande industrie, Valenciennes s'est toujours distinguée par son amour des arts, des arts qui créent de la beauté plutôt que de la richesse. La ville entretient un conservatoire de musique et une école où sont enseignés tous les arts du dessin. Un jeune homme se recommande-t-il par des dispositions exceptionnelles qui permettent de croire à son avenir, la ville n'hésite pas à l'adopter. S'il est pauvre, elle l'envoie, avec une pension, compléter ses études à Paris, et parfois jusqu’en Italie. Ses libéralités n'ont pas été stériles. Patrie de Watteau, ce maître exquis, que la critique contemporaine a mis en si belle place, elle a, de nos jours, donné naissance au puissant et original statuaire Carpeaux ; mais, à côté de ces noms illustres, combien d'autres on en pourrait citer d'artistes éminents, musiciens, architectes, sculpteurs et peintres, qui ont joui, en leurs temps, d'une juste renommée et dont plus d'un a siégé dans une Académie sœur de la nôtre ! On a dit parfois de Valenciennes qu'elle était l'Athènes du Nord. Ces comparaisons prêtent toujours à quelques réserves; mais on peut, tout au moins, accorder à Valenciennes cette louange, qu'aucune ville n'a été meilleure mère pour ses enfants et ne s'est davantage appliquée à conduire jusqu'à la fleur et aux fruits tous les talents des fils qu'elle avait portés dans son sein. Pour faire son chemin dans la carrière qu'il avait choisie, Wallon n'avait pas eu besoin de ces subventions sans lesquelles maints de ses compatriotes auraient été empêchés de donner l'essor à leurs facultés natives; mais sa ville natale ne lui rendit pas moins un service signalé, quand elle lui ouvrit l'accès de cette vie politique où son rôle n'a pas été sans gloire. A l'Assemblée, il ne chercha point à se mettre en avant. Il n'était pas de ces ambitieux pressés qui ont hâte d'appeler sur eux l'attention; mais, quand il crut avoir quelque chose d'utile à dire, il ne craignit pas d'aborder la tribune. Le 19 janvier 185o, il prit la parole dans la discussion de la loi qui, préparée de concert par les chefs du parti catholique et par ceux du parti orléaniste, est connue sous le nom de Loi Falloux. Il y a dans ce discours plus de verdeur et de verve que dans ceux de sa vieillesse. Au début de sa harangue, il raille « ces grands mots d'ordre social menacé et de salut public qui ont été apportés à la tribune ». Tout en se déclarant nettement catholique, il affirme que, « pour accomplir son œuvre, l'Église n'a pas besoin de ce qui fait la puissance du monde. Si elle a perdu la légitime et salutaire influence qu'elle exerçait, au moyen âge, sur la direction des peuples, c'est qu'au lieu de se borner au conseil elle eut le malheur de vouloir aller jusqu'à la domination. » Pour faire accepter la loi par ceux qui, anciens élèves de l'Université, lui avaient gardé quelque estime et quelque reconnaissance, on la présentait comme une mesure transactionnelle, destinée à mettre fin, par des concessions réciproques, à un conflit qui, depuis longtemps, passionnait les esprits. Or l'orateur montre avec beaucoup de force que, si transaction il y a, c'est l'Université qui en fait tous les frais. En échange des privilèges qui lui sont enlevés, ses adversaires n'abandonnent rien de leurs prétentions. D'autre part, bien des dispositions du projet leur ménagent les moyens d'intervenir dans les affaires de l'Université. Comme il le rappelait, cinquante et un ans plus tard, devant le Sénat de la troisième République, Wallon ne vota pas la loi. C'était se séparer de presque tous ses amis politiques, car il avait été porté sur la liste de ceux que l'on appelait alors les modérés. Six mois après, il faisait, avec plus d'éclat encore, preuve d'indépendance. Malgré l'opposition de la gauche, la droite et le centre droit, où siégeait Wallon, avaient préparé, comme une revanche prise sur la Révolution de 1848, et votaient avec ensemble la loi dite du 3i mai, qui apportait des restrictions au suffrage universel. Wallon ne crut pas pouvoir consentir à cette loi, qui privait du droit de vote beaucoup de ceux dont il était l'élu. Aussitôt après l'avoir repoussée, il écrivit au président de l'Assemblée cette lettre très simple et très digne : Monsieur le Président,
Élu dans le département du Nord par le grand parti qui domine dans l'Assemblée et dans la France, j'ai eu le regret de me séparer de la majorité sur un point capital. Ce vote, dicté uniquement par ma conscience, ne m'a point détaché de la cause où je vois toujours le salut du pays ; mais il a pu être interprété différemment et il me serait pénible de penser que je n'ai plus au même degré l'approbation de ceux qui m'ont honoré de leurs suffrages. C'est pourquoi je crois devoir leur résigner le mandat dont ils m'avaient investi. Je vous prie donc, Monsieur le président, de vouloir bien faire agréer à l'Assemblée ma démission de représentant du peuple. Recevez, etc. Ce n'était pas ici une fausse sortie. Le démissionnaire ne voulut pas se représenter devant ses électeurs. Le faire, c'eût été paraître blâmer hautement les actes d'hommes avec lesquels, sur presque tous les points, il était en communauté d'idées. Peut-être eut-il encore une autre raison de se résoudre à cette retraite. Son esprit lucide ne pouvait méconnaître les signes précurseurs de la lutte qui allait bientôt s'engager entre l'Assemblée et le prince président. Peut-être, à part lui, sans se croire assez d'autorité pour faire prévaloir ses avis, devinait-il, dans la présentation de cette loi par un ministre du prince, un piège où allaient se prendre les chefs de la majorité, un acte impolitique qui leur enlèverait les sympathies de la multitude, complice espérée des futurs coups d'État. Quoi qu'il en soit, Wallon, après les vacances de 185o, reprit, cette fois comme successeur de M. Guizot, possession de la chaire d'histoire moderne en Sorbonne et, quelques jours après, le 22 novembre 185o, il devenait, à trente-huit ans, membre de l'Institut. Avec ce retour à l'enseignement public et cette entrée dans notre Compagnie s'ouvre dans la vie de Wallon une période de travail et de production féconde qui aurait été pour lui le bonheur même s'il n'avait eu, le 28 juin 1851, la douleur de perdre sa femme. Elle lui avait donné six enfants. Il voulut rendre une mère à ces orphelins et se remaria en août 185a; mais la plaie laissée dans son cœur par la perte de cette compagne de sa jeunesse ne se referma jamais. Ce fut surtout dans la lecture et l'étude des livres saints qu'il chercha un remède à son affliction. La Sainte-Bible est par lui résumée dans son histoire et dans ses enseignements (1854). Il fait la preuve de la croyance due à l’Évangile (1858). Il écrit une Vie de Notre-Seigneur Jésus-Christ d'après la concordance des quatre évangélistes (1863). Bossuet, dans son œuvre si vaste et si variée, avait été amené à transcrire presque toutes les pages des Évangiles, qu'il traduisait dans sa belle langue, sur le texte grec ou sur le texte latin de la Vulgate. Wallon eut la patience de rechercher et de rapprocher toutes ces citations; il traduisit lui-même les passages auxquels Bossuet n'avait pas eu l'occasion de toucher et les mit entre crochets. Ce fut ainsi qu'il put donner ce titre à un livre qu'il publia chez Didot : Les saints Évangiles, traduction de Bossuet, mis en ordre par H. Wallon (1855). Devant ces livres d'édification, nous nous inclinons respectueusement, sans prétendre critiquer ni juger; mais ils nous aident à comprendre quelles ont été, chez notre confrère, les sources de la vie morale, dans quelles pensées et quelles espérances il a trouvé le secret de supporter, sans jamais fléchir sous le poids, les épreuves qui ne sont pas épargnées à ceux mêmes que le monde proclame les plus heureux. Ce qui doit ici nous intéresser plus particulièrement, c'est les ouvrages qui, par leur titre et par leur caractère, rentrent dans le cadre des études dont s'occupe notre Compagnie et qui sont placées sous son haut patronage. C'était dans l'histoire des institutions de l'antiquité que Wallon avait trouvé la matière de son premier livre et de plusieurs mémoires qui avaient été lus devant l'Académie (Explication d'un passage de Plutarque sur une loi de Lycurgue nommée la Cryptie, fragment d'une histoire des institutions politiques de la Grèce, 1850. Le droit d'asile en Attique. Observations sur une inscription relative à des esclaves fugitifs, trouvée dans l'Acropole d'Athènes. Mémoire lu à l'Institut, dans la séance annuelle des cinq Académies, le 25 octobre 1851(Jeanne d'Arc, 2 vol. in-8, 1860.) ; mais, l'enseignement dont il était chargé, en Sorbonne, depuis 1846, le conviait à étudier la genèse et le développement des sociétés qui, nées du mélange de l'élément romain et de l'élément germanique, ont reçu de la Renaissance et de la Révolution française leur forme actuelle. Ce fut donc dans les temps modernes, à prendre ce terme dans son sens le plus large, qu'il chercha dès lors le sujet de ses travaux. Sa Jeanne d'Arc (1) était déjà un livre d'histoire; mais c'était encore un acte de foi. S'il s'était décidé à choisir ce thème, à braver le péril de la comparaison qui s'imposerait entre son œuvre et l'admirable récit de son maître Michelet, ce n'était pas seulement parce que Jeanne d'Arc, émue « de la grande pitié qu'il y avait au royaume de France », a donné sa vie pour son pays; c'était surtout parce que, dans l'héroïne du patriotisme il voyait une sainte, une sainte dont il aurait voulu, par son témoignage, hâter la canonisation, suprême honneur qui lui semblait dû par l'Église à tant de vertu et à un si pur sacrifice, à la victime que la lâcheté d'un évêque avait livrée au bourreau. Cette Jeanne d'Arc obtint de l'Académie française le prix Gobert et eut auprès du grand public un vif succès de lecture. De sévères critiques regrettent d'y trouver plutôt les allures de l'hagiographie que le ton de l'histoire. Ils préfèrent de beaucoup l'ouvrage que Wallon a consacré, en 1864, à Richard II d'Angleterre, fils du Prince Noir, le vainqueur de Poitiers, petit-fils d'Edouard III, le vainqueur de Crécy. C'est peut-être, parmi tous les ouvrages de l'auteur, le seul où ne se trahisse pas une autre préoccupation que celle de la vérité historique. Dans sa préface, l'auteur fait ressortir le caractère tragique de l'histoire d'Angleterre, celui qu'elle présente jusqu'en 1688. « Pendant plus de six cents ans », dit-il, « l'historien de l'Angleterre aurait plus d'une occasion de s'écrier, comme le fait si souvent le moine de Saint-Denis dans sa vie de Charles VI : je devrais laisser cela à la tragédie (Richard II. Épisode de la rivalité de la France et de F Angleterre, 2 vol. in-8, 1864) ! » Cette histoire de l'Angleterre des XIVe, XVe et XVIe siècles, c'est celle où Shakespeare a trouvé tant de tragédies toutes faites. Le scénario lui en était donné par les chroniques qu'il avait sous les yeux. Pour en faire jaillir la pitié et la terreur, il n'a eu qu'à ressusciter, en les animant du feu de son génie, les âmes violentes et passionnées des héros de ces drames sanglants. C'est avec ce règne de Richard II que commence, en un certain sens, la longue histoire de la révolution d'Angleterre, puisque c'est lui qui donna le premier exemple d'un roi jugé et condamné par les deux chambres du Parlement ; mais il nous intéresse, peut-être plus vivement encore, à un autre titre. C'est alors que naît et se manifeste, pour la première fois, dans l'esprit des princes et des plus intelligents de leurs serviteurs, cette pensée très simple que les deux grands peuples voisins auraient mieux à faire que de s'épuiser sans lin en des luttes meurtrières, que leur intérêt bien entendu serait de vivre en paix et de s'enrichir par des échanges que rendraient profitables aux deux parties la diversité des sols, des climats et des industries. Richard II et Charles VI concluent un traité d'alliance que scelle une promesse de mariage. Cette tentative de rapprochement se produit en pleine guerre de Cent ans, entre Poitiers et Azincourt. Cette fois, l'essai n'aboutit pas. Richard II fut détrôné et mis à mort. La petite fiancée, âgée de dix ans, fut renvoyée en France. La guerre recommença plus acharnée que jamais. L'idée survécut, parce qu'elle est juste et sensée. Elle a été souvent reprise, surtout au cours du siècle dernier, par les chefs et par les plus sages esprits des deux nations. Je ne sais de quel philosophe est cet aphorisme : « La raison finit toujours par avoir raison. » Peut-être ce philosophe s'avance-t-il beaucoup; mais si, au lieu de toujours, il avait dit quelquefois, on ne pourrait guère refuser d'être de son avis. Cette entente cordiale de la France et de l'Angleterre, tant de fois pressentie et souhaitée par des hommes de bonne volonté, vient d'être proclamée de nouveau, à grand bruit, par la voix des canons, par celle des orateurs les plus autorisés et par les vivats de la foule. Puisse-t-elle être durable et définitive ! C'est ce que nous désirons, c'est ce que nous espérons du meilleur de notre âme ! Ce livre, à son heure, eut un autre mérite que l'intérêt même du sujet qu'il traite. Il montrait, il ouvrait aux historiens une voie nouvelle. L'histoire de l'Angleterre du moyen âge finissant sous les derniers Tudors, n'avait pas encore tenté chez nous la curiosité. Nous avions la Conquête de F Angleterre par les Normands, d'Augustin Thierrv, et la Révolution d Angleterre, de Guizot; mais nous n'avions rien pour la période intermédiaire. Wallon donna là un exemple qui a été suivi en France même et qui a profité aussi aux historiens anglais. Les partisans des Lancastre, après l'avènement de cette famille, détruisirent ou falsifièrent beaucoup des pièces qui auraient pu justifier Richard ou compromettre les auteurs des trahisons qui l'avaient perdu; mais, en raison des accords qui avaient été signés entre les deux maisons royales, on s'était alors, en France, beaucoup intéressé aux affaires d'Angleterre, comme l'attestent de nombreux documents, lettres royales et lettres privées, récits des chroniqueurs, textes de tout genre qui, sur bien des points, suppléent au silence des documents anglais ou en corrigent les assertions. Ces documents français, Wallon a su en tirer un très heureux parti. Depuis lors, on a pu, grâce à la richesse des archives d'État, à Londres, ajouter plus d'un trait au tableau que notre confrère avait présenté de ce règne si court et si tourmenté; mais le travail de l'historien français a mis ses successeurs en garde contre des erreurs jusqu'alors accréditées; il les a disposés à témoigner plus d'estime et de sympathie que ne l'avaient fait leurs prédécesseurs à la mémoire de ce dernier rejeton d'une race illustre, à ce prince dont les débuts avaient été si brillants et qui, s'il avait été mieux servi par les circonstances, aurait peut-être donné un grand roi à l'Angleterre. Nous avons insisté sur ce livre, parce que c'est, nous disent les juges compétents, celui des ouvrages de notre confrère qui a le plus rendu service aux études historiques. On place moins haut son Saint Louis (Saint Louis et son temps, 2 vol. in-8°, 1875), malgré les mérites sérieux que Ton y reconnaît. Notre confrère admire trop la foi profonde et la piété du saint pour apprécier les actes du roi avec une pleine liberté d'esprit; dans le panégyrique, il va plus loin que Joinville lui-même. A peine a-t-il le courage de blâmer la croisade de Tunis, cette entreprise mal conçue, mal préparée et mal exécutée, où Louis, contre l'avis de ses plus sages conseillers, alla chercher la mort dans une aventure qui ne pouvait être profitable ni au royaume de France ni à la chrétienté. Le Saint Louis date d'ailleurs d'un temps où Wallon, repris par la politique, avait, pour se livrer à la recherche historique, moins de loisir que pendant les années où il n'était que professeur. Patriote comme on l'est et comme on le restera, malgré tous les sophismes, dans nos provinces du Nord et de l'Est, si souvent éprouvées par l'invasion, il ressentit profondément, dans l'été de 1870, la douleur de nos premiers désastres. En raison de ses origines, le régime impérial n'avait jamais eu ses sympathies ; mais il n'était pas de ceux que le triomphe de leurs théories ou de leurs rancunes console presque des malheurs publics. Lorsque Paris fut sur le point d'être investi, laissant en province sa femme et ses filles, il revint s'enfermer dans la ville assiégée. Avec son ferme sentiment du devoir, il voulait être à son poste, à son poste d'académicien, de professeur, de citoyen. Il n'avait près de lui, dans cette réclusion volontaire, que son second fils Paul, élève architecte de l'École des Beaux-Arts, alors engagé dans un bataillon de la garde mobile ; celui-ci, pendant tout le siège, tint garnison au fort d'Issy. Le service était dur à Issy. Le père avait grand'peine à se procurer quelquefois un laissez-passer qui l'autorisât à aller voir son fils aux avant-postes et celui-ci à obtenir la permission de s'échapper pendant quelques heures pour venir, à Paris, embrasser son père. De cette correspondance ont été conservées vingt-sept lettres de notre confrère qui vont du 4 septembre 1870 au 4 juin 187 1. Ce n'est pas sans une vive émotion que je les ai lues de la première à la dernière ligne. Elles m'ont rappelé, heure par heure, tout ce que, emprisonné dans la même enceinte, j'avais alors, pendant ces longs mois d'isolement, vu et senti, craint et espéré, espéré contre toute vraisemblance. J'ai retrouvé là toutes les angoisses, toutes les vaillances, toutes les illusions du siège. Notre confrère attend avec anxiété, comme nous le faisions tous, les nouvelles qui arrivaient par pigeons voyageurs, celles de sa nombreuse famille, dispersée sur divers points de la France, et c'est pour lui une joie d'apprendre que son fils aîné, professeur au lycée de Besançon, y sert dans la garde nationale qui s'apprête à partager avec une trop faible garnison la défense delà forteresse. Là le péril était encore à venir; mais, à Issy, il était de tous les jours et de toutes les nuits. Les obus prussiens ne cessaient pas d'y pleuvoir; ils y faisaient victime sur victime. Or, si le père recommande sans cesse à son fils de ne pas s'exposer inutilement, jamais il ne semble lui venir à l'esprit que le jeune soldat pourrait peut-être, comme quelques-uns en donnaient près de lui l'exemple, se prévaloir d'indispositions passagères pour se soustraire au danger, pendant une semaine ou deux. Tout entier à ses tristesses de citoyen et à ses inquiétudes de père, Wallon ne semble pas s'apercevoir des souffrances matérielles que la rapide diminution des vivres et autres denrées lui infligeait comme au reste de la population civile. Il n'y a pas une plainte, dans 'toute cette correspondance, au sujet de la nourriture mauvaise ou insuffisante, du froid dont nous souffrions cruellement, faute de charbon et de bois. Son âme est de bonne trempe. Les malheurs de la patrie l'émeuvent assez profondément pour qu'elle soit indifférente à ces misères. Elle les accepte avec une résignation où il y a même de la belle humeur. Quand commence l'inutile et odieux bombardement, quand les obus commencent à tomber dans le quartier qu'il habite et que l'un d'eux écorne sa maison, c'est d'un ton enjoué qu'il raconte comment les gamins s'amusent des explosions et comment lui-même, dans son logis du boulevard Saint-Michel, o,5, s'est ménagé une sorte de réduit blindé où il continuée travailler. Il y a presque de la gaieté, avec une note d'attendrissement, dans la lettre du 3o décembre, par laquelle il informe son fils qu'il va, lui aussi, porter les armes, non pas comme simple fantassin, mais dans un corps savant, comme artilleur. La page est trop aimable pour que je résiste au plaisir de la citer. Mon cher Paul,
On ne t'a pas trompé ! je suis canonnier ; mais rassure-toi ; mon service n'est pas très rude. Je désirais prendre ma petite part, comme les autres, à la défense de Paris et il me semblait que dans l'artillerie il y a de la place pour tout le monde. Qui n'a pas la force de charger peut apporter la charge. Qui n'est pas assez fort pour porter la charge peut tirer le cordon, c'est-à-dire mettre le feu. Un de mes collègues, Martha, était, depuis le commencement du siège, dans l'artillerie. Il m'offrit de me présenter à sa batterie et il se trouve que c'est la batterie de l'École polytechnique. Je m'y trouve donc en très belle compagnie... Seulement, le tour de garde revient assez souvent. J'en étais dimanche soir et mardi matin. Je vais reprendre samedi soir. Je verrai, sabre au poing, devant la poudrière, luire ce jour de l'an où il m'était si doux de vous voir accourir tous autour de moi m'apporter vos souhaits. Puisses-tu, au moins, venir, comme tu l'espères, ce jour-là, à Paris ! Notre garde est de neuf heures à neuf heures. Ainsi, avant dix heures, je serai à la maison. Notre bastion est le bastion 86, près de la grande route de Fontainebleau (quartier de la Maison-Blanche), et la pièce de notre escouade est un obusier de 15, qui balaie l'entrée de la Bièvre, une rivière qui a bien besoin d'être balayée. Nous sommes juste derrière le fort de Bicêtre. Si les Prussiens venaient de ce côté, ils trouveraient tout d'abord à qui parler. Wallon se fait trop modeste. Алее quelques jours d'exercice, il se serait fort bien tiré d'affaire comme servant de son obusier. Jusque très tard dans la vie, il a conservé le goût et la pratique de certains exercices du corps. Tout enfant, il avait appris à patiner sur les canaux de la Flandre, et je me souviens de l'avoir vu, dans le rude hiver de 1890, sortir de l'Institut ses patins à la main. Il voulait aller, une fois de plus, prendre sur le lac du bois de Boulogne un plaisir cher à sa jeunesse et ce ne fut pas sans peine que la prudence inquiète des siens réussit à l'empêcher de se lancer sur la glace trop encombrée. 11 était excellent nageur, et dans ce village des Petites-Dalles, sur la côte de Normandie, où il avait acquis une maison qui lui fut chère, il ne laissait guère passer un jour, pendant les vacances, sans prendre son bain de mer. Le 20 septembre 1878, il travaillait dans son cabinet quand il vit, par la fenêtre, trois baigneurs, dont deux jeunes filles, emportés vers le large, à mer baissante, par un fort courant. Il entendit leurs cris. Sans prendre le temps de s'habiller, il se jeta à l'eau, où il fut aussitôt suivi par son plus jeune fils, Etienne, élève sortant de l'École normale. II avait emporté une bouée de sauvetage, qui s'était trouvée sous sa main, sur la grève ; il la donna à l'une des nageuses •, lui et son fils réussirent à soutenir les deux autres, jusqu'à ce qu'une barque, mise à flot en toute hâte, vînt recueillir sauveteurs et sauvés. Il était temps. Tous étaient à bout de forces. Quand Wallon, entouré des siens, reprit pied sur la grève : « J'ai cru, dit-il, que mon tribunal révolutionnaire n'irait pas jusqu'au 9 Thermidor. » Cet acte de courage, si simplement accompli, valut à notre confrère une médaille d'or décernée par le ministre de l'Intérieur. Je ne serais pas étonné que cette médaille de sauvetage lui ait fait plus de plaisir que ne lui en avaient donné ses promotions successives dans l'ordre de la Légion d'honneur, ses croix de chevalier, d'officier et de commandeur (Wallon avait été nommé chevalier de la Légion d'honneur en 1847, et officier en 1858. H reçut, en 1886, la croix de commandeur). Elle l'assimilait à ces héros obscurs qui, tous les ans, sur nos côtes battues par la tempête, disputent et arrachent à la mer, non sans être parfois les victimes de leur dévouement, tant de vies d'hommes. Pour montrer que Wallon, en 1870, eût été très capable de bravement payer de sa personne, si le siège s'était prolongé, j'ai devancé les temps; mais il ne fut pas mis à l'épreuve. L'heure approchait où la famine commanda la capitulation. Dès que furent ouvertes les portes de la ville, Wallon s'empressa de les franchir, comme nous le fîmes tous à ce moment, pour aller revoir sa famille. Son voyage à travers le pays occupé par l'ennemi, où la circulation sur les chemins de fer n'était pas encore rétablie, fut très pénible et très accidenté; mais il eut le bonheur de retrouver tous les siens en vie et bien portants. Une surprise l'attendait à Valenciennes, surprise qui lui causa d'abord, on peut l'en croire sur parole, plus de crainte que de joie. Les électeurs avaient été convoqués, à très bref délai, pour nommer leurs députés à l'Assemblée nationale. Il fallait se presser, pour que pût être réunie le plus tôt possible l'Assemblée qui seule avait qualité pour trancher la question de la paix ou de la guerre. L'heure n'était donc pas aux réunions électorales et aux programmes ambitieux. Dans chaque département, il se forma des comités qui dressèrent leurs listes, où ils cherchèrent à grouper les noms d'hommes connus et estimés dans le pays. Wallon était tout désigné par les souvenirs de 184g et par sa réputation de professeur et d'historien. Quand il arriva à Valenciennes, ses amis l'avaient déjà inscrit sur la liste dite de droite. Il ne pouvait refuser; mais dans une lettre écrite à la veille du scrutin, il raconte assez plaisamment qu'une chance lui restait encore d'échapper à ce qu'il appelle « ce redoutable honneur ». Cette chance, il la devait au rang que son initiale occupait dans l'alphabet. On s'était trompé, au premier moment, dans la supputation du nombre des députés à élire. Les listes déjà distribuées contenaient un nom de trop. Wallon supposait que, pour s'éviter l'embarras du choix, la plupart des électeurs trouveraient commode de rayer d'un trait de plume le dernier nom. Les électeurs du Nord firent preuve de plus de discernement que n'en attendait d'eux leur compatriote. Wallon fut nommé, le vingt-cinquième sur vingt-huit, par a8i ooo suffrages. Il partit donc pour Bordeaux où devaient se tenir les premières séances de l'Assemblée. Il y trouva une cordiale hospitalité chez son ancien camarade d'école, Dabas, alors doyen de la Faculté des Lettres. Convaincu que toute lutte était désormais impossible, il vota la paix; mais il n'hésita pas davantage à s'associer au vote qui proclamait la déchéance de l'empire. Bientôt après, il revenait à Versailles, avec l'Assemblée ; mais ce fut pour assister de tout près, la mort dans l'âme, à de nouveaux combats, à ceux de la guerre civile, qui, comme pour achever la France, avait succédé à la guerre étrangère. Ses lettres témoignent de la stupeur et de l'indignation qu'il éprouva quand, du haut des coteaux voisins, il vit s'allumer les incendies qui menacèrent le Louvre, la Bibliothèque Nationale et les Archives, qui anéantirent l'Hôtel de Ville et les Tuileries, tous ces monuments auxquels s'attachaient, pour l'historien, tant de souvenirs, tristes ou glorieux, du passé de la France. Avec la rectitude naturelle de son esprit, Wallon était alors un de ceux qui rendaient le plus pleinement justice à l'effort de M. Thiers, à la fermeté qu'il avait déployée pour réduire l'insurrection, au succès qu'il avait obtenu en rétablissant le crédit de la France et en pourvoyant au paiement de la colossale contribution de guerre. Chargé de justifier la proposition qui avait été faite à l'Assemblée de rebâtir aux frais de l'État la maison du président que la Commune avait démolie, il se montre, dans une de ses lettres, très sensible aux remerciements que lui adresse M. Thiers. Après la signature de la convention qui assurait la libération anticipée du territoire, il invita l'Assemblée à déclarer que M. Thiers « avait bien mérité de la patrie ». Aussi n'est-ce pas sans quelque étonnement qu'on le voit, le a4 mai 1873, voter l'ordre du jour Ernoul qui amena la démission de M. Thiers. Cette démission, il ne l'avait pas souhaitée; il proposa de la repousser; mais c'était peine perdue et il aurait pu mieux mesurer les conséquences certaines de son vote. Celui-ci avait dû lui coûter beaucoup ; mais il siégeait au centre droit et ses croyances religieuses avaient noué entre lui et les chefs de ce groupe un lien qu'il ne pouvait se décider à briser ou même à relâcher du premier coup. On avait sans doute inquiété sa conscience ; on lui avait persuadé que M. Thiers, en cherchant son point d'appui à gauche, risquait de livrer la France à un parti qui méditait la ruine de l'Église. Après la chute de M. Thiers, Wallon soutint le ministère de Broglie ; mais, quand celui-ci fut tombé sans avoir pu faire la monarchie qu'il désirait, Wallon fut de ceux qui ne se reconnurent pas le droit de condamner la France à se débattre et à s'énerver dans le provisoire. C'est ce que déclaraient dans leur manifeste, le 16 juin 1874, cent seize députés du centre-gauche. Quelques jours après, comme s'il eût attendu et entendu cet appel, Wallon déposait un projet très bien étudié sur l'organisation des pouvoirs du président de la République et sur le mode de révision des lois constitutionnelles. Ces lois, la majorité sentait confusément qu'il lui faudrait les faire un jour ou l'autre; mais elle essayait, en gagnant du temps, d'échapper à cette dure nécessité. Elle se prorogea jusqu'à la fin de l'année et le débat si longtemps différé ne s'ouvrit qu'au mois de janvier 1875, sur un projet des Trente qui perpétuait l'incertitude. Le 28, Laboulaye déposait un amendement ainsi conçu : « Le gouvernement de la République se compose de deux Chambres et d'un président. » Cet amendement, il le soutenait, avec la mesure et la finesse dont il était coutumier, par un discours plein de force et de sens. Peut-être, si l'on eût voté séance tenante, la victoire aurait-elle été gagnée dès ce jour; mais le vote fut renvoyé au lendemain ; une majorité de vingt-trois voix se prononça contre l'amendement. On adopta un article qui instituait une Chambre haute, puis Wallon présenta un article additionnel rédigé en ces termes : « Le président de la République est élu à la pluralité des suffrages, par le Sénat et la Chambre des députés, réunis en Assemblée nationale. Il est élu pour sept ans. Il est rééligible. » Par sa signification et sa portée, cet article de loi équivalait à celui que Laboulaye avait proposé. Il n'en différait que par la forme. Dans l'un, le mot de République, ce mot qui offusquait tant d'oreilles, était en vedette ; la République s'y montrait de face, si l'on peut ainsi parler; dans l'autre, elle ne se présentait que de profil; elle était comme sous-entendue. La commission n'en proposa pas moins le rejet ; mais le jour suivant, le 3o, Wallon, à la tribune, défendit son œuvre avec une extrême modération et une réelle habileté de langage. « Sept ans de sécu- rite pour le pays », dit-ii aux Trente, « c'est beaucoup sans doute ; mais quand vous dites que cela ne durera que sept ans; il semble que ce ne soit plus rien. Quand vous marquez un terme, il semble qu'on y touche... Dire que le provisoire durera sept ans, ce n'est pas faire cesser le malaise, c'est le faire durer. » Le général de Ghabaud-Latour, ministre de l'Intérieur, ayant interrompu trois fois l'orateur, pour lui reprocher de vouloir proclamer la République, celui-ci lui répondit doucement : « Je ne proclame rien. Je prends ce qui est. J'appelle les choses par leur nom. Je les prends sous le nom que vous avez accepté, que vous acceptez encore... Nous trouvons établie une forme de gouvernement. Il faut la prendre telle qu'elle est; il faut la faire durer... Je ne vous demande pas de déclarer ce régime définitif. Qu'est-ce qui est définitif? Mais ne le déclarez pas non plus provisoire. » L'article additionnel Wallon fut adopté, après un pointage minutieux, par 353 voix contre 352. Douze membres du centre droit l'avaient voté. Gomme le dit Laboulaye, « ils avaient eu pitié de notre malheureux pays ». Rien ne réussit comme le succès. Le vote des lois constitutionnelles était désormais assuré. C'est, vous le voyez, Messieurs, par l'intervention de deux de nos confrères que ce vote mémorable a été emporté de haute lutte. Laboulaye y avait préparé les esprits; il les avait ébranlés. Wallon leur donna le choc qui fit tomber les dernières résistances. Il ne faut pas nous le dissimuler, mes chers confrères : c'est l'Académie des inscriptions et belles-lettres qui a fait la République. Mis en vue par le gain de cette bataille, Wallon prit une part active et s>ou\ent prépondérante à l'élaboration des autres articles du projet de loi. Ce fut lui qui, de concert avec notre confrère de l'Académie des sciences morales, Léonce de Lavergne, régla le mode d'élection du Sénat de la République, lui qui imagina et fit accepter cette institution des soixante-quinze sénateurs inamovibles que beaucoup de bons esprits regrettent d'avoir vu disparaître. Pai¬sa droiture et son évidente sincérité, Wallon avait gagné la confiance des députés de la gauche. Ceux-ci, malgré les réserves qu'ils auraient pu faire à propos de telle ou telle disposition du projet, s'engagèrent à repousser tous les amendements et à voter la loi constitutive du Sénat telle que l'avaient rédigée Wallon et Léonce de Lavergne. Depuis le 3o janvier, c'est par des majorités sans cesse croissantes qu'avaient été successivement votés les divers articles de la loi organique et, le 25 février, l'ensemble de cette ioi était adopté par 4^5 voix contre 264. C'était bien à Wallon qu'était due l'heureuse issue de la campagne que les républicains menaient depuis quatre ans contre des regrets stériles et des espérances irréalisables. L'opinion lui en fut reconnaissante ; elle n'oublia pas le service rendu. On s'amusait quelquefois, dans les petits journaux et dans les entretiens familiers, à appeler notre confrère le Père de la Constitution. Il ne s'en fâchait pas. C'est qu'il y avait là autre chose qu'une inoffensive plaisanterie. Wallon avait vraiment quelques droits à ce titre et ce n'est pas sans une légitime fierté qu'il entendait rappeler, sous une forme sérieuse ou gaie, que c'était lui qui avait marqué les derniers points dans une partie qui était demeurée si longtemps indécise. Il a eu la satisfaction de voir vivre et durer le régime qu'il avait si efficacement concouru à fonder. Quand il est mort, plus de trente ans s'étaient écoulés depuis qu'il avait posé la première pierre de cet édifice et qu'il en avait réglé l'ordonnance générale; or, si celle-ci a subi quelques retouches qui n'ont peut-être pas été toutes également heureuses, les assises sur lesquelles repose le monument sont restées intactes, ainsi que les lignes maîtresses des façades. Wallon savait son histoire. A qui se serait avisé de critiquer sa constitution, puisque l'on peut la nommer ainsi, il aurait répondu qu'elle était déjà parvenue, avant que disparût son auteur, à un âge que n'a réussi à atteindre aucun des systèmes d'organisation des pouvoirs publics que la France avait essayés depuis 1789 et brisés l'un après l'autre, comme des jouets jetés au rebut, aucune des dix constitutions qui s'étaient succédé en moins d'un siècle. Nous ne saurions, sans dépasser les limites où doivent se renfermer ces notices, suivre notre confrère dans le reste de sa vie politique. L'occasion ne se présenta d'ailleurs plus pour lui de figurer sur la scène au premier plan, d'y faire un de ces gestes, d'y prononcer une de ces paroles qui retentissent au loin dans l'histoire. Il avait eu son jour. Ministre de l'Instruction publique dans le premier cabinet républicain du maréchal de Mac-Mahon, avec MM. Buffet et Dufaure, il prit quelques mesures utiles. II tenta de rétablir cette agrégation des Facultés qui lui était restée chère, parce qu'il lui avait dû les brillants débuts de sa carrière; mais son décret resta lettre morte. Les candidats firent défaut. En revanche, il obtint du Parlement des crédits qui profitèrent largement à l'enseignement supérieur. Il dota Lyon d'une Faculté de droit et Lille d'une Faculté de médecine. Il fonda des chaires nouvelles, dans plusieurs grandes villes de province et à Paris même. Ce fut lui qui créa, ici, cette chaire d'archéologie classique que notre président de cette année, M. Maxime Collignon, occupe maintenant avec tant de succès et d'autorité. C'est donc à ce ministre ami, j'ai plaisir à le rappeler aujourd'hui, que j'ai dû l'honneur d'inaugurer alors en Sorbonne un enseignement qui existait depuis longtemps dans toutes les universités étrangères de quelque importance, mais qui manquait encore, il y a trente ans, à ce qui devait s'appeler, bientôt après, l'Université de Paris. Si ces mesures libérales obtinrent l'approbation universelle, certains regrettèrent que, dans la discussion de la loi qui établissait la liberté de l'enseignement supérieur, le ministre n'eût pas défendu avec plus d'énergie les droits de l'État. On lui en voulut d'avoir accepté, pour les examens à subir devant les Facultés, l'institution des jurys mixtes. Supprimé dès l'année suivante, ce système n'a jamais été appliqué. Peut-être aurait-il également trompé les espérances de ses inventeurs et les craintes de ceux qui le repoussaient. En tout cas, si Wallon s'y résigna par déférence pour les chefs de l'épiscopat français, promoteurs de cette loi, c'est qu'il ne croyait pas, en son âme et conscience, porter ainsi atteinte aux intérêts de l'Université. En refusant, au prix que l'on sait, de voter la loi de 185o, n'avait-il pas donné une preuve éclatante du dévouement qu'il portait à ce grand corps où il avait toutes ses amitiés et à l'estime duquel, pour rien au monde, il n'aurait voulu renoncer ? Pendant son ministère, le i4 décembre 1875, Wallon avait été nommé sénateur inamovible. Sur les soixante-quinze à choisir, il passait un des derniers. Son élection avait été retardée par les rancunes de la droite qui ne lui pardonnait pas d'avoir, quelques mois plus tôt, donné le signal de sa déroute. Quand le maréchal demanda au Sénat la dissolution de la Chambre des députés, Wallon refusa de la voter. Il s'abstint. Dans la suite, Wallon monta assez souvent à la tribune du Sénat; mais c'était bien moins pour attirer sur lui l'attention que pour remplir un devoir. Il ne se serait pas cru permis de se taire lorsqu’étaient en jeu les grandes causes dont il avait été, pendant toute sa vie, le fidèle soutien. Dans les lois sur l'enseignement et sur les associations qui furent présentées au Parlement après ce triomphe du parti républicain auquel il avait si efficacement contribué, il rencontrait bien des dispositions qui l'alarmaient et l'affligeaient. Elles lui paraissaient menacer la liberté religieuse et compromettre l'Université sous couleur de la servir. Il les combattit sans jamais se laisser décourager par des échecs répétés. Parfois aussi, quand, sous prétexte de compléter et d'améliorer la constitution de 1875, on proposait de la réviser, il intervint pour rappeler dans quel esprit elle avait été conçue et ce qu'elle risquerait de perdre à ces remaniements. Dans les dernières années de sa vie, il présida plusieurs fois, comme doyen d'âge, la séance d'ouverture de la session ordinaire du Sénat. Il saisissait cette occasion pour donner à ses collègues des conseils de modération qui, s'ils ne furent pas toujours suivis, étaient toujours écoutés avec une respectueuse déférence. Sa parole, précise et claire, mais un peu froide, n'avait de prise sur les assemblées que dans ces heures rares où la gravité de la situation donne à certains mots, prononcés par un homme honnête et désintéressé, un accent et un effet qui imposent un moment silence aux passions et déjouent les calculs intéressés. D'ailleurs, dans ces dernières années, si l'esprit de notre confrère avait gardé toute sa lucidité, sa voix avait perdu de sa force et portait moins; mais on faisait effort pour l'entendre, touché que l'on était par la dignité de sa vie et la fermeté de ses convictions. Après que Wallon eut quitté le ministère, ce fut à ses devoirs de professeur et d'académicien et à ses travaux d'écrivain que, tout en suivant les séances du Sénat, il consacra le meilleur de son temps. Depuis 1870, il s'était fait suppléer dans sa chaire de Sorbonne; mais, en mars 1876, ce n'en fut pas moins lui que la Faculté des Lettres choisit comme doyen, à la mort de Patin. En 1881, il se démit de cette fonction où il eut pour successeur notre confrère M. Himly. Il resta pourtant titulaire à la Faculté jusqu'en 1887; ce fut alors qu'il prit sa retraite comme professeur et doyen honoraire. Avant même d'être appelé au décanat par la confiance de ses collègues, Wallon avait reçu de ses confrères, dans cette Académie, une marque d'estime non moins signalée. Le 10 janvier 1873, le secrétaire perpétuel, M. Guigniaut, fatigué par l'âge, se démettait d'une fonction où il ne croyait plus pouvoir fournir la somme d'activité nécessaire. Le 24, Wallon remplaçait son ancien maître de l'École normale. Détail piquant, c'était sur Edouard Laboulaye qu'il l'emportait dans ce scrutin académique ; deux ans plus tard, en choisissant mieux l'heure et la minute, il devait encore dérober à Laboulave l'honneur de triompher des hésitations de l'Assemblée et de fonder la République. Cette magistrature élective que vos suffrages ou plutôt ceux de vos devanciers lui avaient conférée, Wallon l'exerça pendant trente et un ans. Vous l'avez vu, année après année, chaque vendredi, venir partager avec le président le travail des commissions, puis, en séance, siéger au bureau sans que son attention parût jamais se relâcher. Ai-je besoin de vous rappeler avec quel dévouement assidu il a servi notre Compagnie, avec quel soin il surveillait la rédaction de nos comptes rendus et l'impression de nos divers recueils? II était aussi le gardien vigilant de nos traditions et l'interprète autorisé de nos règlements. Je me suis assis deux fois, comme président, à ses côtés; il m'a été très profitable de pouvoir le consulter à mi-voix dès que j'éprouvais quelque incertitude. Les précédents lui étaient familiers. Sa mémoire restée toujours fidèle me tirait d'embarras. Au début et à la fin des séances, vous vous en souvenez, mes chers confrères, on aimait à s'approcher du bureau, à serrer la main du secrétaire perpétuel et à lui demander des nouvelles de sa santé. L'austérité de ses croyances religieuses n'avait pas, comme on aurait pu le craindre, élevé de barrière entre lui et ceux qu'il savait ne point les partager ou qui parfois même les avaient combattues par des écrits retentissants. Malgré la divergence des idées, il avait gardé les relations les plus amicales avec un de ses anciens camarades d'École, Ernest Havet, celui de nos contemporains qui a peut-être appliqué à l'histoire de la naissance du dogme chrétien la critique la plus radicale, la plus destructive de la tradition. Contristé par le succès qu'obtenait l'édition populaire de la Vie de Jésus, il crut, en 1864, devoir prendre la plume pour réfuter les assertions de son illustre confrère, Ernest Renan. Dans l'écrit qu'il publia à cette occasion, il n'y a pas une violence, pas une insinuation blessante (La Vie de Jésus et son nouvel historien, in-12, 1864). Cette discussion courtoise ne laissa, de part et d'autre, aucune aigreur. Wallon eut toujours, pour ses confrères, en réponse aux questions et aux compliments qu'on lui adressait, les mêmes paroles aimables, d'une cordialité discrète. On comprend que, dans ces conditions, nous ayons saisi avec empressement l'occasion qui se présenta, en novembre 1900, de fêter le cinquantenaire de notre doyen d'âge et d'ancienneté académique. Nous tînmes à célébrer, en famille, ce que notre président appela « les noces d'or de M. Wallon et de l'Académie ». Une médaille commé¬morative avait été demandée au fier et savant burin de notre confrère M. Chaplain. Elle fut remise à celui dont elle reproduisait les traits. Wallon avait été prévenu. Il avait alors quatre-vingt-huit ans. On n'avait pas voulu risquer une surprise qui aurait pu lui porter un coup. Il répondit à la spirituelle et touchante allocution de M. de Lasteyrie par quelques mots pleins d'une émotion contenue; puis il nous lut une brève et piquante notice sur la carrière très accidentée du confrère dont il avait pris la place dans notre Compagnie, en 1850, Quatremère de Quincy. Quatremère était né en 1755. C'était donc sur un siècle et demi, à quelques années près, que s'étendait la vie de ces deux hommes qui ont occupé le même fauteuil dans notre Académie. Dans cette Académie où il était entré jeune encore, il avait survécu à tous ceux qui l'avaient élu en 185o, et combien étaient plus nombreux les confrères, nommés après lui, qu'il avait vus disparaître ! Pendant les cinquante-quatre ans qu'il a ainsi passés parmi nous, il a fréquenté, dans la libre familiarité du commerce académique, presque tous les savants de la seconde moitié du dernier siècle ; il a été, jour par jour, tenu au courant de leurs recherches et de leurs découvertes par ce qu'ils en disaient et parce qu'ils en lisaient à l'Académie, par les expositions de titres qui y précèdent les élections, parles concours dont il était juge et souvent rapporteur. Ce serait un beau livre à écrire qu'une histoire d'ensemble de l'érudition contemporaine, de son mouvement et de ses conquêtes. Cette entreprise, Wallon ne l'a pas tentée ; mais il nous a donné bien des fragments de cette histoire dans ces éloges que, pendant trente et un ans, il a lus dans chacune de nos séances publiques. Rien de plus varié que cette galerie de portraits. Un des plus illustres de nos associés étrangers, De Rossi, y figure à côté de membres ordinaires et de membres libres. Le peintre ne songe point à cacher que des liens de sympathie ou d'amitié l'attachaient plus particulièrement à quelques-uns de ceux dont il se fait le biographe. Son pinceau a peut-être des touches plus tendres lorsqu'il esquisse l'image d'hommes que rapprochaient de lui la nature de leurs études et le caractère de leurs croyances, d'un comte Arthur Beugnot, d'un Paulin Paris, d'un Henri Martin de Rennes, d'un Natalis de Wailly ; mais le biographe s'intéresse à tous ses modèles. Il tient à être juste pour tous ses confrères. Afin de présenter la personne sous le jour le plus favorable, il n'avait qu'à choisir parmi les souvenirs qu'il en avait gardés; ensuite il se renseignait ; il lisait; surtout il interrogeait les gens compétents. Il est arrivé ainsi à donner de l'œuvre d'un Stanislas Julien, d'un Rougé et d'un Mariette une analyse qui en fait comprendre la haute valeur et l'originalité (Les notices des neuf premières années du secrétariat de Wallon ont été réunies par lui sous ce titre : Éloges académiques, 2 vol. in-8, 1882). Tout en payant ainsi sa dette à l'Académie, notre confrère avait repris le cours de ses travaux personnels. Depuis sa sortie du ministère, il s'était remis à l'ouvrage avec une ardeur que l'âge semblait avoir augmentée plutôt que diminuée. C'est sur l'histoire de la Révolution française que portent tous les travaux de cette dernière période de sa vie. Son attention s'était déjà tournée de ce côté, quand il enseignait en Sorbonne. Dès 1870, il avait entrepris de raconter et de discuter la Terreur ; il avait combattu avec force l'assertion de certains historiens qui ont voulu atténuer l'horreur de ces massacres, en prétendant que, dans la crise où était alors engagée la France, ce régime avait contribué à tendre les ressorts de l'énergie nationale et à sauver le pays du péril de l'invasion (La Terreur, élude critique sur l'histoire de la Révolution française, \ vol. in-8, 1870). Après les épreuves de la guerre et de la Commune, de la Commune dont les crimes avaient, dans la presse, leurs apologistes attitrés, alors que la démocratie française, après un siècle d'agitations et d'avortements, cherchait à se donner, sous l'étiquette républicaine, des institutions qui lui assurassent enfin la sécurité du lendemain, notre confrère sentit très vivement la nécessité d'éclairer l'opinion, de lui faire mieux connaître un passé où l'on allait souvent chercher des exemples et des leçons. Il voulait la convaincre des vices et des dangers de la violence érigée en méthode d'action et de gouvernement. C'est de cette patriotique pensée que sont nés tous les ouvrages qu'il publia, de 1880 à 1890, ses histoires du Tribunal révolutionnaire de Paris, de la Révolution du 31 mai, et des représentants du peuple en mission (Histoire du Tribunal révolutionnaire de Paris, avec le journal de ses actes, 6 vol. in-8°. La Révolution du 31 mai et le fédéralisme en 1893, ou la France vaincue par la Commune de Paris, 1886, 2 vol. in-8°, 1880-1882. Les Représentants du peuple en mission et la justice révolutionnaire dans les départements en l'an II (1793-1794), 1 vol. in-8°, 1S89-1890). Aux Archives nationales, m'assure-t-on, les papiers du tribunal que présidait Fouquier-Tinville ne remplissent pas moins de six cents cartons. L'historien, sans doute, n'a pas transcrit lui-même toutes les pièces qu'il a reproduites, mais encore a-t-il dû, pour les désigner aux copistes, les examiner une à une et les trier. Combien d'heures ce vieillard a passées ainsi, courbé sur ces dossiers poudreux, dans la petite salle du palais Soubise, qui n'était pas alors aussi spacieuse et aussi bien éclairée que celle où s'y assoient aujourd'hui les travailleurs ! Quand il adonné le dernier volume de cette série, il était plus qu'octogénaire. Ces trois ouvrages supposent un travail matériel considérable et l'un d'eux n'a pas moins de six volumes^ ils se sont succédé dans le court espace de dix ans. Aussi, bien que l'auteur y présente un récit continu, sont-ce là moins des histoires composées avec un souci d'art que des recueils de pièces; mais ces recueils ont le mérite de fournir aux futurs narrateurs des mêmes événements nombre de documents dont beaucoup étaient inédits. Ces documents sont bien publiés. L'auteur n'use point là du procédé auquel recourent trop souvent les historiens de parti, sous prétexte de mieux mettre en lumière ce qu'ils croient être la vérité. Ce n'est point par extraits qu'il cite les documents, par extraits choisis de façon que seuls les faits à charge se dégagent de l'enquête. Il juge presque toujours très sévèrement les personnages qu'il a traduits à sa barre; mais il nous livre, avec une parfaite loyauté, toutes les pièces du procès, et il nous fournit ainsi les moyens de réformer, s'il y a vraiment lieu, ses rigoureux arrêts. Depuis 1863, Wallon était un des rédacteurs ordinaires du Journal des Savants. A ce vénérable recueil, le doyen des journaux littéraires de l'Europe, il a donné, pendant une quarantaine d'années, beaucoup d'exacts comptes rendus. Lorsque notre confrère, craignant de trop présumer de ses forces, eut renoncé à entreprendre des ouvrages de longue haleine, il continua de collaborer à ce recueil qu'il aimait. Je trouve encore un article de lui dans le cahier d'octobre de 1904. Ainsi, toujours ponctuel, toujours actif, toujours des livres sous les yeux et la plume aux doigts, notre confrère atteignit et dépassa quatre-vingt-dix ans. Tant d'années n'avaient pourtant pas pu passer sur sa tête sans lui faire, à la longue, sentir leur poids. Son dos se voûtait. Son pas ralentissait et s'alourdissait. Il ne sortait plus seul. C'était appuyé sur un bras ami que nous le rencontrions sur le chemin du Sénat. Ces signes d'affaiblissement physique n'échappaient point à notre sollicitude inquiète. Pourtant nous comptions bien le voir, cette année encore, s'asseoir à sa place accoutumée dans notre séance publique. Quelques jours seulement nous séparaient de cette séance et, dans l'intervalle, nous avions eu l'occasion de témoigner une fois de plus à notre vénéré doyen les sentiments d'affection que nous lui avions voués. Nous nous étions tous associés à la célébration d'une fête de famille qui devait lui donner la dernière joie qu'il ait eue en ce monde. Pendant toute sa vie, Wallon avait été ce que l'on appelle un homme de famille. Il n'était pas mondain. Tout le temps qu'il ne donnait pas à son enseignement, puis, plus tard, aux affaires de l'État, à celles de la Faculté et à celles de l'Académie, il le partageait entre son cabinet de travail et la société des siens, auxquels venaient s'adjoindre, certains soirs, des parents, des alliés et quelques anciens camarades d'École, quelques amis intimes. Wallon avait perdu son père en 1849; mais il avait gardé sa mère jusqu'en 1874. Elle était venue habiter avec lui à Paris et tous ceux qui fréquentaient alors sa maison se souviennent des prévenances et du tendre respect dont il l'entourait. C'est en 1878 qu'il était redevenu veuf, mais cette perte, toute cruelle qu'elle fût, n'avait pourtant pas fait la solitude au foyer domestique. Il avait eu six enfants de son premier mariage et trois du second. Tous s'étaient mariés, sauf la fille aînée qui était entrée en religion. Toutes ces unions, à une seule près, avaient été fécondes. Trois générations, nées de son sang, faisaient cortège à cet aïeul. Au moment de sa mort, sa famille, à prendre ce mot dans le sens le plus étroit, comprenait quatre-vingts personnes, fils et filles, gendres et brus, petits-enfants et arrière-petits-enfants. C'eût été plus de convives que n'en aurait pu rassembler autour d'elle la table même la plus hospitalière, et la salle à manger de son appartement, au palais de l'Institut, était très petite. On ne pouvait donc s'y succéder que par groupes, ou, comme on dit dans la langue des cours, par séries; mais, plus spacieux, le salon, auquel était attenant le cabinet d'étude, permettait des réunions un peu plus nombreuses qu'il présidait avec une douce gravité. On se pressait autour de lui pour l'écouter; tantôt, devant des compatriotes, il évoquait les souvenirs lointains des années de jeunesse et de sa vieille ville flamande ; tantôt, à des nouveaux venus dans la vie, il parlait des hommes d'autrefois, des professeurs illustres, des grands écrivains, des orateurs célèbres qu'il avait approchés de très près ou intimement connus les entretenait de ces luttes politiques auxquelles il s'était mêlé avec tant de désintéressement et une si fière dignité. Il ne cherchait pas le trait; mais il avait beaucoup vu, beaucoup observé, beaucoup réfléchi. Son expérience et la fermeté de son bon sens très averti ne laissaient pas de donner à ses jugements sur les hommes et sur les choses une forme qui, dans sa simplicité, avait l'agrément d'une mesure et d'une justesse parfaites. Nous nous souvenons tous de cette après-midi du 8 novembre où notre Secrétaire perpétuel nous avait donné rendez-vous à l'église Saint-Thomas d'Aquin. Il avait, la semaine précédente, marié une de ses petites-filles, Mlle Rivière, à M. René Giard, neveu de notre confrère de l'Académie des Sciences, M. Alfred Giard; là, il unissait sa petite-fille, Louise Wallon, à un de mes anciens élèves de l'École, à un jeune professeur d'avenir, Albert Demangeon, camarade et ami de son petit-fils Henri. Ce mariage répondait à tous ses désirs et lui inspirait toute confiance. Non content de conduire la mariée à l'autel, il avait voulu l'accompagner à la sacristie et tout ce que l'on avait pu obtenir de lui, c'était qu'il prît une chaise pour assister au défilé. Celui-ci fut long; mais notre confrère ne semblait pas connaître la fatigue. Jamais nous ne l'avions vu plus souriant et plus épanoui. « Le soir même de ce second mariage, le patriarche voulut dire quelques mots à ceux qui l'entouraient et il trouva encore assez de force pour faire entendre à une nombreuse assistance, composée surtout de ses descendants, des paroles de paix et d'union qui furent comme son testament spirituel (Alfred CROISET, Notice sur M. Wallon dans l'Annuaire de l'Association des anciens élèves de l'École normale). » Dès le surlendemain, ses forces commencèrent abaisser. Sans souffrance physique, dans une sérénité parfaite, il s'éteignit doucement. Il mourut, comme il avait vécu, en chrétien. Depuis longtemps, il attendait sans impatience et sans inquiétude l'appel qui lui serait bientôt adressé; il se tenait prêt à y répondre au premier signe. Il s'éteignit dans la nuit du 12 au 13 novembre. Comme il l'avait ordonné, ses obsèques furent simples. Il n'avait voulu ni fleurs, ni discours; mais nous ne pouvions taire les sentiments que nous avions éprouvés en conduisant à son dernier repos ce grand travailleur. Nous fûmes heureux d'en trouver l'expression sincère dans les paroles que prononça notre président, M. Louis Havet, en ouvrant notre séance publique du 18 novembre. Dans cette séance, le confrère que nous pleurions était encore comme présent ; il nous parlait lui-même, par la bouche de M. Cagnat. Celui-ci s'était chargé de lire l'éloge que notre secrétaire perpétuel avait voulu consacrer, pour s'acquitter d'une dette déjà très ancienne, au savant helléniste Brunet de Presle, qui, en 1850, lui avait disputé le fauteuil académique. En écoutant cette lecture, nous avions quelque peine à fixer notre attention sur la biographie de ce confrère depuis longtemps disparu, que seuls ont connu les plus âgés d'entre nous. Ce que nous y cherchions surtout, c'était l'image et l'âme même de celui qui avait écrit pour nous ces lignes, les dernières que sa plume ait tracées. Nous l'y retrouvions tout entier, avec son amour du travail et son culte de la science, avec la sympathie émue qu'il savait témoigner aux honnêtes gens chez lesquels il rencontrait tout à la fois la noblesse native du cœur et les hautes curiosités de l'esprit. Nous repassions en nous-mêmes, au hasard des caprices de notre mémoire, les souvenirs que je viens de rappeler, et, quelle que fût, sur bien des matières, la diversité de nos opinions, il était un point sur lequel, dans le secret de nos pensées, nous étions tous d'accord. Cette longue vie a été une belle vie. Elle a honoré la ville qui a donné naissance à Wallon et qui lui a ouvert la porte des assemblées politiques, la famille où l'on restera fier de porter son nom, la France dont il a bien mérité dans une des crises les plus graves qu'elle ait traversées, notre Compagnie enfin à laquelle il a appartenu pendant plus d'un demi-siècle et où sa mémoire restera, pendant bien des années encore, chérie et comme populaire. Jusqu'à ce que disparaissent les derniers de ceux qui le connurent et qui l'aimèrent, les anciens entretiendront les nouveaux des exemples qu'il nous a donnés, par la dignité de sa conduite publique et privée, par son assiduité consciencieuse à remplir tous ses devoirs d'académicien et de secrétaire perpétuel, par la bonne grâce avec laquelle il pratiquait cette confraternité académique, faite de respect mutuel et d'indulgente amitié, dont la tradition ne se perdra jamais, je l'espère, dans notre Compagnie. M. Élie Berger a été élu membre ordinaire de l'Académie, le 27 janvier 1905, en remplacement de M. Wallon. |